Le citoyen Goguet n'irait pas plus loin. Celui qui prendrait la route de Dreux, ce serait un brave paysan normand de la région d'Avranches, le père Morel, dont la fille unique venait de mourir à Poissy et qui ramenait au pays sa petite-fille, atteinte d'une " maladie de la peau " comme l'attestaient les plaques rouges dont elle était décorée et qui avaient pour but d'écarter les curieux. A ceux qu'il rencontrait - et qui ne se sauvaient pas à toutes jambes ! - le grand-père désolé expliquerait en pleurant qu'il n'avait plus guère d'espoir que dans la Pierre guérisseuse du village de Saint-James, près d'Avranches. Et, connaissant la nature humaine comme il la connaissait, Batz pensait qu'il y avait une bonne chance de réussite...
Ainsi, par ce chemin gris du bord de l'eau, le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette s'enfonçait lentement dans les brumes du matin dont il n'imaginait pas qu'elles seraient aussi celles de l'Histoire. On était le 21 janvier 1794. Un an plus tôt, jour pour jour, son père se dirigeait vers l'écha-faud...
Au soir de ce jour, Robespierre faisait arrêter de nouveau Cortey mais aussi Devaux et Roussel. Sans oublier Marie Grandmaison, tirée de sa semi-réclusion de la rue Ménars pour être conduite à la prison des Anglaises. L'Incorruptible était décidé à employer les grands moyens pour s'emparer enfin de celui qu'il appelait l'Invisible ! Mais, pour la paix de son âme, Batz ne le savait pas...
CHAPITRE XIV
LES VICTIMES
Dans sa prison du Luxembourg, Chabot avait fini par se rassurer. Sûrement, on l'avait enfermé là pour le soustraire à la vengeance de ceux qu'il avait mis en cause et dont l'arrestation ne saurait tarder! Après quelques jours au secret, on l'avait transféré dans une pièce qui n'avait rien à voir avec sa belle chambre de la rue d'Anjou, mais somme toute supportable. En outre il pouvait faire venir sa nourriture de chez Coste, le traiteur de la rue de Tournon et, comme il ne manquait pas d'argent, il engraissait doucement. Presque chaque jour il mangeait une poularde de six à huit livres, plus de la soupe, du " bouilli ", un dessert, quand ce n'étaient pas des côtelettes, un poulet aux truffes ou des perdreaux. Le tout évidemment arrosé d'autre chose que de l'eau. En outre, on lui fournissait toute l'encre et tout le papier qu'il voulait et, persuadé que l'on attendait toujours de lui des révélations nouvelles, que sa vie serait préservée tant qu'il parlerait, Chabot écrivait à longueur de journée, dénonçant encore et toujours, non seulement Hébert, Fabre d'Eglantine, Danton, Lacroix et même David, sans compter Batz, bien entendu, mais encore il fouillait sa mémoire pour trouver d'autres noms, d'autres accusations plus ou moins vraisemblables. Quand il apprit l'arrestation de ses deux beaux-frères, il écrivit cette lettre incroyable : " Je remercie la Providence de vous avoir enfin déterminés à mettre mes deux beaux-frères en état d'arrestation. Je les crois purs comme le soleil et francs Jacobins mais s'ils ne l'étaient pas, ce seraient les plus grands hypocrites de l'univers [xxxvi]. " Même l'arrestation de Léopoldine ne parut pas lui causer une douleur excessive : Chabot n'avait plus de tendresse - en admettant qu'il en eût jamais ! - que pour lui-même et, quand il ne dénonçait pas, il écrivait des vers à sa propre gloire
La prison n'est un triste asile Qu'au crime qui ronge le cour On goûte partout le bonheur Quand la conscience est tranquille...
Le Comité de salut public, pour sa part, regardait grossir jour après jour, et non sans quelque effarement, le flot de papiers en provenance du Luxembourg. Sans trop y attacher d'importance dans les débuts - on savait ce que valait Chabot ! -mais en finissant par penser qu'il n'y a pas de fumée sans feu et qu'après tout, ce fatras contenait peut-être des vérités. Et l'on se mit à les étudier d'autant plus près que Robespierre et son accusateur public Fouquier-Tinville voyaient là une bonne occasion de se débarrasser de tous ceux qui pouvaient les gêner dans leur marche à la dictature. Petit à petit, la boue que ne cessait de cracher Chabot allait souiller la Commune et la Convention. En attendant, d'innocentes victimes s'y enlisaient. Et, en premier lieu, Marie Grandmaison... La jeune femme qui se morfondait rue Ménars sans nouvelles de quiconque, sans aucun moyen de correspondre avec l'extérieur à cause de la surveillance étroite dont elle était l'objet, fut presque contente d'être emmenée en prison parce que là, au moins, elle pouvait espérer apprendre ce qui se passait au-dehors. Mais, cette fois, on ne la ramena pas à Sainte-Pélagie où elle aurait aimé retrouver la Raucourt. En dépit des charretées de victimes que l'on menait chaque jour place de la Révolution comme à l'abattoir, les prisons étaient pleines. Plus de six mille personnes y étaient alors incarcérées [xxxvii] et l'on en fabriquait d'autres à partir de couvents désertés. Ce fut le cas de celui des Filles-Anglaises, des Bénédictines dont la mission sur terre était de prier pour le retour de l'Angleterre à la foi catholique. Fraîchement expulsées de leur maison, on les avait entassées au second étage du donjon de Vincennes [xxxviii]. Les prisonnières - on n'y avait encore envoyé que des femmes - occupaient les cellules des religieuses.
Marie y vint donc, avec Nicole, fort inquiètes toutes deux du sort de Biret-Tissot que l'on conduisait à la Force mais un peu soulagées d'être délivrées des visites presque quotidiennes du policier Armand dont les conversations se réduisaient à peu de chose, mais combien lancinant : " Dites-nous où est Batz et vous serez libérée dans l'instant ! "
Elle avait commencé par lui rire au nez : comment pouvait-elle savoir où se trouvait Batz, l'homme-Protée, le courant d'air, alors qu'elle était enfermée chez elle et presque gardée à vue ? Puis la lassitude était venue et Marie finissait par ne plus lui répondre, même quand il la brutalisait, ce qui n'était pas rare. Mais le dégoût qu'il lui inspirait était encore le plus difficile à supporter : cet homme avait été jadis l'hôte de Charonne - Batz ignorant jusqu'à quel point il pouvait être infâme le traitait en ami - et même il avait osé lui parler d'amour. Le pire étant qu'il en parlait encore ! Aux Anglaises, Marie pouvait au moins espérer qu'il ne l'y suivrait pas. Elle allait vite découvrir qu'une autre épreuve l'y attendait.
Récemment libérée par les religieuses qui, un temps, étaient restées mêlées aux nouvelles pensionnaires, la maison bien tenue était plus supportable que les autres prisons. Outre qu'elle était belle, elle possédait des jardins, un potager, et aussi un cimetière aussi soigné que les parterres où les détenues avaient la permission de se promener. Ce fut là que Marie fit la connaissance d'une femme encore très belle, âgée d'une quarantaine d'années, qui se promenait mélancoliquement entre les tombes désormais à l'abandon. Et cette femme, après l'avoir regardée avec attention, vint à elle:
- Vous êtes mademoiselle Grandmaison, n'est-ce pas ?
- Pour vous servir, madame. D'où vient que vous me connaissiez?
- Vous êtes célèbre, ou plutôt vous l'étiez puisque vous avez choisi de quitter la scène, mais nous avons un... ami commun. Jean de Batz ne vous a-t-il jamais parlé de nous? Je suis Mme d'Epremesnil.
Un frisson où le froid humide de ce jour n'entrait pour rien glissa le long du dos de Marie et elle scruta avec une sorte d'avidité le beau visage encore lisse et pur sous le casque de cheveux bruns à peine argenté, cherchant une ressemblance.
- En effet, admit-elle sans se compromettre. Le conseiller d'Epremesnil est fort connu pour son talent oratoire et ses attaques contre les abus de la royauté...
- ... qui lui ont valu un désagréable séjour à l'île Sainte-Marguerite au temps de l'affaire du Collier, parce qu'il avait pris position contre la Reine ? fit Françoise d'Epremesnil en souriant. Mais c'est une vieille histoire et nous ne sommes mariés que depuis peu. Batz, je crois bien, n'a même pas su notre mariage, bien qu'ils eussent toujours été très proches. Mon époux est, ou plutôt était, administrateur de la Compagnie des Indes et Jean l'un des principaux actionnaires.
- Vous dites " était " ? J'espère qu'il n'est pas...
- Mort ? Non, arrêté seulement, dit la dame avec tristesse, et je crains beaucoup pour lui. Le peuple qu'il savait si bien charmer jadis le hait à présent.
Suivit une longue évocation d'un époux qu'elle semblait aimer fort. Elle parla même de son enfance à Pondichéry dont son oncle, Duval de Leyrit, était gouverneur alors que son père, Duval d'Epremesnil, gendre du grand Dupleix, régnait sur Madras. Marie l'écouta patiemment : elle avait l'impression que cette femme, en faisant resurgir de sa mémoire ces gloires passées et le charme exotique des terres lointaines, cherchait à repousser la grisaille et la mesquinerie d'un présent aux perspectives affreuses.
- Il a été arrêté avant moi, soupira-t-elle en conclusion. Il revenait de Normandie où nous avons un château près du Havre, Maréfosse. Son fils, qui a d'ailleurs épousé ma fille aînée, y demeure de façon continue. Jean de Batz y est venu souvent...
Il fut impossible à Marie de ne pas saisir la balle au bond en jouant l'ignorance :
- Votre fille aînée ? En auriez-vous d'autres ? Si, pourtant, vous êtes mariée depuis peu...
- Il s'agit d'un remariage. J'ai, en effet, deux filles d'une première union avec l'avocat au Parlement Jacques Thilorier. Il nous a quittés il y a quelques mois.
- Et... votre seconde fille est mariée?
- Michèle? Non, bien sûr, mais vous devriez savoir tout cela. Il est vrai que Batz a peut-être préféré se montrer discret ?
- Discret? Mais pourquoi?
- Le mot est impropre. Pourquoi donc aurait-il révélé le secret du cour d'une jeune fille à...
Marie se raidit :
- A sa maîtresse? Ainsi, votre fille serait... sa fiancée ?
- Pas vraiment. Elle se considère comme telle parce qu'elle l'aime depuis longtemps et elle est persuadée qu'il devra un jour ou l'autre lui rendre cet amour. Peut-être a-t-elle raison : il a toujours été si charmant avec elle !
- Il est charmant avec toutes les femmes, murmura Marie.
- C'est vrai! Et si séduisant!... Mais je n'aurais pas dû vous parler comme je viens de le faire. Vous l'aimez vous aussi ?
- Oui, madame, je l'aime autant qu'il est possible d'aimer.
Elle le dit avec, dans sa voix, une sorte d'allégresse. Ce qu'elle venait d'entendre lui enlevait une grande partie du poids intolérable sous lequel elle étouffait : Michèle aimait Jean mais rien, dans les propos de sa mère, ne laissait entendre que cet amour fût payé de retour. Quant à cette future maternité, il n'était guère difficile de s'en prévaloir et Marie, à présent, regrettait passionnément d'avoir gardé tout cela pour elle, de ne s'en être pas expliquée avec Jean. Il aurait si bien su apaiser son chagrin ! Il savait si bien l'aimer et donner à sa vie le goût merveilleux, irremplaçable de l'amour comble-Pendant quelques jours, Marie vécut presque heureuse. Mme d'Epremesnil occupait une cellule voisine de celle qu'elle partageait avec Nicole et une sorte d'entente s'établissait entre les deux femmes, heureuses de pouvoir parler d'un homme qui leur était cher à toutes deux quoique à des degrés différents. Et puis, un matin, des prisonniers furent amenés aux Anglaises, et parmi eux il y avait Louis-Guillaume Armand.
- C'est votre faute si j'ai été arrêté, dit-il à Marie de sa voix mauvaise. Je devais livrer Batz et j'ai échoué. Cela peut me mener à l'échafaud. Alors je vous jure que vous allez parler, parce que ma vie en dépend...
En fait, il ne jouait là que son rôle habituel et combien sordide de " mouton ". Et l'enfer recommença pour Marie, harcelée comme par une mouche malsaine par ce misérable qui savait bien, et pour cause, que les gardiens n'interviendraient pas. Celle qui le fit, ce fut Françoise d'Epremesnil, indignée de voir ce personnage s'attacher aux pas de Marie dès qu'elle sortait de sa cellule et qui souvent, la nuit, se faisait ouvrir sa chambre d'où partaient alors les cris désespérés d'une femme qui n'en pouvait plus :
- Je ne sais pas quelle sorte de monstre vous êtes, lui dit-elle, mais je vais vous dénoncer.
- J'y suis déjà ! Qu'est-ce que vous ferez de plus ? répondit-il avec insolence.
- C'est juste. Alors nous emploierons d'autres moyens.
Le lendemain, Armand se trouva coincé contre le mur du cimetière par une véritable horde furieuse où les femmes jouaient un rôle au moins aussi actif que les hommes. Roué de coups, à moitié mort, l'espion ne dut la vie qu'à l'intervention des gardiens. Le soir même, il avait disparu. Marie retrouva un peu de paix...
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