Pendant ce temps, celle de Laura, assez précaire depuis le départ de Batz, achevait de s'effriter. L'atmosphère de Paris devenait étouffante, faite de peur, de rage et de méfiance. Depuis que le public avait eu connaissance de la prétendue conspiration de l'Étranger, il se persuadait que le danger guettait la nation tout entière, que ladite conspiration avait pour but de détruire la Convention et de rétablir la monarchie, avec tout ce que ce retour comporterait de vengeances globales ou particulières. On disait qu'une armée d'aristocrates s'apprêtait à donner l'assaut à la République, mais on ignorait leurs noms et cela permettait de soupçonner tout le monde. Les dénonciations affluaient dans les deux Comités et les mouchards de la police en profitaient pour régler leurs comptes et rapporter les sons de cloche aberrants qu'ils pouvaient récolter, tel celui-ci : " L'affaire Chabot ne serait qu'une fable inventée par Hébert et Chau-mette pour faire retomber sur une seule tête tout le poids de l'indignation publique... "
Batz n'eût pas fait mieux pour semer le trouble et la zizanie à la Convention ou aux Jacobins. Parfois, une véritable atmosphère de folie y régnait. En mars, on découvrit que, sur une affiche du Comité de salut public, on avait écrit " Anthropophage " sous le nom de Robespierre et, sous ceux de Prieur, de Barère et de Lindet : " Trompeurs du peuple toujours bête et stupide " puis, plus loin : " Voleurs et assassins ". Enfin, sur une autre placardée sur la Trésorerie nationale : " Crève la République ! Vive Louis XVII ! " En même temps d'autres encore à en-tête du club des Cordeliers appelaient le peuple à la levée en masse pour assurer les subsistances et délivrer les patriotes prisonniers. Robespierre et son ami Saint-Just pensèrent qu'il était temps d'intervenir et, attribuant tout cela à Hébert et ses compagnons, l'ordre d'arrestation fut lancé. Dans la nuit du 13 au 14 mars, le Père Duchesne était envoyé à la Conciergerie où sa femme le rejoignit le lendemain. D'autres allaient suivre pour des raisons plus ou moins obscures. Mais, pour Laura, le sort des hébertistes n'était pas d'une grande importance : ils n'avaient pas place dans ses affections et elle savait le rôle infâme que le Père Duchesne avait joué dans le procès de Marie-Antoinette. Ceux pour qui elle tremblait, c'étaient ses amis prisonniers et, en tout premier lieu, Marie mais aussi Devaux, Roussel, Biret dont les nouvelles, apportées par Pitou, se faisaient rares. Le coup le plus rude, elle le reçut le jour où Jaouen, qui passait beaucoup de temps dehors pour prendre le vent et faire le marché, rentra décomposé : Pitou, à son tour, venait d'être arrêté et conduit à la Force, ce qui ne présageait rien de bon.
- Sait-on comment c'est arrivé ? demanda Laura quand s'apaisa sa crise de larmes. C'est à cause de ce journal auquel il continuait à collaborer ?
- Comment voulez-vous que je le sache ? Tout ce que j'ai pu apprendre, en allant chez lui, c'est qu'on est venu le chercher hier soir. Si vous voulez en savoir plus, demandez-le à votre peintre, ajouta Jaouen sur le ton qu'il employait toujours lorsqu'il était question de David.
Laura se gardait bien d'ailleurs de le reprendre à ce sujet : si Joël Jaouen n'existait pas, jamais elle n'aurait accordé à David la permission d'installer son chevalet dans son salon pour un portrait singulièrement long à exécuter. Maintenant que Pitou n'était plus libre de ses mouvements, l'artiste serait sans doute le seul visiteur à franchir le seuil de sa maison.
En effet, sans parler de Batz dont on ne savait rien depuis plus de deux mois, ni de Swan toujours absent, les amis américains ne s'aventuraient plus guère en ville. Les Barlow, par exemple, avaient rejoint leur ambassadeur à Seine-Port. Ils avaient d'ailleurs apporté à Laura une invitation à les suivre, Gouverneur Morris se souciant paraît-il du sort de sa jolie " compatriote ". Les autres se terraient en dehors de Paris, peu soucieux de partager le sort de Thomas Paine que son statut de député ne protégeait plus et dont l'adresse était actuellement la prison du Luxembourg. Même prudence chez les Talma : Julie ne mettait plus le nez dehors et Talma lui-même rentrait chez lui en toute hâte après chaque représentation. Il ne restait donc que David, le seul que la jeune femme ne souhaitât guère recevoir, mais elle savait que lui défendre sa porte pouvait avoir les plus graves conséquences. Il le lui avait laissé entendre, négligemment, entre deux coups de pinceau et, depuis, il prenait son temps. Tout en se montrant, au demeurant, parfaitement courtois et même charmant sans se permettre le moindre mot ou le moindre geste déplacé. Mais souvent, en le regardant, Laura se sentait l'âme d'une souris guettée par un matou aussi patient que gourmand...
Ce jour-là, cependant, elle fut incapable de garder le silence sur un tourment que ses yeux rougis par les larmes dénonçaient.
- Que voulez vous que je fasse d'un visage pareil ? bougonna David sans même lui demander la raison de son chagrin.
- Je crains de n'en avoir plus d'autre à vous offrir si vos amis continuent à emprisonner les miens ! s'écria-t-elle indignée.
- Changez d'amis! Prenez-en qui pensent comme il faut! Qui vous a mis ainsi la figure à l'envers ?
- Un simple garde national, mon ami Ange Pitou qui est bien le garçon le plus humain qui se puisse trouver. Il n'a jamais fait de mal à personne...
- ... ce qui ne l'empêche pas de se servir d'une plume empoisonnée. Votre Pitou, ma chère, est un journaliste contre-révolutionnaire, et si on l'a arrêté c'est à cause d'une chanson fort insolente qu'il a composée. Il a été dénoncé par une voisine, mais il y a longtemps qu'on aurait dû le mettre à l'ombre. Je ne peux rien pour lui.
- Dites que vous ne voulez rien faire ! En ce cas, il vous faudra attendre pour me peindre que j'aie fini de pleurer.
- Eh bien, j'attendrai ! Au diable les femmes et leur sensiblerie !
Et il partit en claquant la porte, mais deux jours plus tard, Laura recevait de lui le billet suivant :
" Sur un avis discret qu'il a reçu, votre ami s'est trouvé malade. Il a été transféré à Bicêtre et j'espère, en venant demain, pouvoir contempler une image supportable ! "
Pourtant, Laura n'eut pas le temps de se réjouir du changement de régime qu'on allouait à son ami.
- Bicêtre? s'exclama Jaouen mis au courant. C'est l'hôpital le plus affreux qui soit : on y entasse les fiévreux, les ulcéreux, les victimes d'épidémies, les malades les plus atteints. Pitou va respirer un air pestilentiel, côtoyer les pires misères humaines et s'il n'est pas malade il le deviendra ! Jolie grâce qu'on lui accorde là !
- Moi qui étais si contente qu'il ne soit plus à la Force.
- Il est certain qu'il ne risque plus la guillotine, mais ce n'est pas beaucoup mieux...
Laura n'en fut pas moins obligée de remercier David, mais elle le fit du bout des lèvres et il repartit aussi mécontent que la fois précédente, n'ayant pas obtenu le moindre sourire.
Sourire, Laura se demandait si, un jour, elle y parviendrait encore. David ne devait pas avoir atteint le coin de la rue quand elle vit arriver Elle-viou. Un Elleviou comme elle ne l'avait jamais vu : ravagé par le chagrin, inondé de larmes et secoué de sanglots : la veille 1er avril à neuf heures du soir, les dames de Sainte-Amaranthe, le petit Louis âgé de seize ans et M. de Sartine, l'époux de la ravissante Emilie, avaient été appréhendés dans leur propriété de Sucy-en-Brie et ramenés à Paris.
- Comment avez-vous pu être averti si vite? demanda Laura.
Il lui tendit un billet tellement froissé qu'il était difficile à lire, mais expliqua :
- J'ai reçu ceci de M. Aucane qui est leur protecteur depuis de longues années. Il est très malade et c'est la raison pour laquelle on l'a laissé chez lui mais il a pu me faire tenir ce message avec les dernières paroles d'Emilie : " Dites à mon cher Elleviou que ma dernière pensée sera pour lui... " Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi? Ils ne gênaient personne. Leur maison était la plus paisible du village et tout le monde adorait Emilie! Je ne comprends pas...
Laura le regarda pleurer un moment, sachant combien les larmes pouvaient apporter de soulagement, mais elles semblaient inépuisables. Elle alla alors emplir un verre de l'eau-de-vie chère à Batz et lui en fit boire, puis demanda :
- Permettez-moi une question... indiscrète.
- Vous êtes mon amie. Il ne peut pas y avoir d'indiscrétion entre nous. Que voulez-vous savoir?
- Étiez-vous toujours l'amant d'Emilie ?
- Bien sûr ! Vous ne pouvez imaginer l'intensité de notre passion commune ! Je ne peux supporter l'idée d'être séparé d'elle.
- Et la Mafleuroy, dans tout cela ?
- Je faisais tous mes efforts pour lui donner le change. Vous connaissez sa jalousie...
Donner le change ? A une femme à ce point possessive et jalouse ? Il n'y avait qu'un homme pour imaginer que c'était possible... Cependant, la dernière question faisait son chemin dans l'esprit du pauvre amoureux :
- Pourquoi me parler d'elle? Vous n'imaginez pas?...
- Une dénonciation ? Je n'en sais rien en vérité, et vous la connaissez mieux que moi.
- Elle en est capable, je crois... Oh, si elle a fait ça!
Tétanisé d'horreur, Elleviou ne pleurait plus. Il se leva et, sans ajouter un mot, se dirigea vers la porte du pas mécanique d'un somnambule.
- Où allez-vous ? Restez encore un peu ! plaida Laura, mais il ne l'entendit même pas et sortit de la maison en laissant toutes les portes ouvertes derrière lui. Découragée, Laura renonça à lui courir après.
Ce même jour, 2 avril (13 germinal), Danton, Camille Desmoulins, leurs amis et ceux que l'on supposait liés à eux, comparaissaient devant le Tribunal révolutionnaire. Ils apparurent libres de tous fers et prirent place sur deux lignes de façon à être vus de tous. Il y avait là, outre les deux principaux accusés, Fabre d'Eglantine, Basire, Delaunay d'Angers, Lullier, Philippeaux, Hérault de Séchelles, l'abbé d'Espagnac, les frères Frey, un certain Guzman, un avocat à la cour du roi de Danemark nommé Deiderischen... et Chabot. Un Chabot malade, verdâtre, car, à la suite de sa signification à comparaître, il avait concocté une tentative de suicide qu'il croyait géniale : après avoir écrit une belle lettre, il avait avalé une bizarre potion en criant " Vive la République " puis s'était hâté d'agiter sa sonnette pour appeler le concierge et être secouru. Malheureusement, ce qu'il avait ingurgité était plus néfaste qu'il ne le croyait et il avait bel et bien failli mourir. Mais enfin, il était là !
Pour le plus grand bonheur de Lalie Briquet. Au premier rang du public, elle le dévorait des yeux, dégustant avec gourmandise les prémices d'une vengeance dont elle avait fait le but de son existence. Elle savait qu'elle ne serait pas déçue, qu'à l'issue du procès elle contemplerait enfin l'image qui hantait ses nuits sans sommeil : l'assassin de sa fille jeté dans la gueule de la guillotine par ceux-là mêmes qui lui avaient permis ses crimes ! Dans la poche de son tablier, il y avait un chapelet sous l'habituelle pelote de laine et, de temps en temps, elle le touchait pour que Dieu ne permette pas que Chabot échappe à l'échafaud. Il avait si mauvaise mine qu'on pouvait se demander s'il tiendrait jusque-là.
Ce procès qui porterait dans l'Histoire le nom de " procès des Indulgents " était en fait un déni de justice car on allait juger ces hommes, ces vrais républicains, non pour les crimes qu'ils avaient déjà commis mais pour ceux qu'ils ne voulaient plus commettre; leur grande faute était d'avoir poussé Hébert et les siens vers le bourreau parce que, à présent, ils se trouvaient eux-mêmes en première ligne face à la froide détermination de Robespierre et de Saint-Just [xxxix]. En fait, ces hommes croyaient profondément qu'il était temps d'en finir avec les tueries, de se réconcilier entre Français pour ramener la paix et la prospérité. Ils n'éprouvaient plus de haine pour leurs anciennes victimes, peut-être parce que les nantis c'étaient eux et qu'ils avaient envie d'en profiter. C'est de cela qu'ils allaient mourir : dans le domaine de Robespierre, il n'y avait plus de place pour eux. Et l'Incorruptible n'avait plus qu'à laisser agir son ami Fouquier-Tinville.
Celui-là s'entendait à merveille à faire place nette. Ses réquisitions avaient force de loi devant un tribunal et des jurés dont le seul rôle était de les approuver. Il n'hésitait pas d'ailleurs à ajouter des accusés en cours de procès. Ainsi, au lendemain de la première audience - les " débats " allaient durer trois jours -, on vit arriver le général Westermann. Le négociateur de Valmy, le bourreau des Vendéens dont les Colonnes infernales avaient ravagé et saigné le pays, se retrouvait avec les "Indulgents ". Le pauvre Lullier fut amené lui aussi. Il n'avait pas grand-chose à voir là-dedans mais il appartenait à la Commune, comme Hébert et son ancien métier de prêteur, son administration de biens d'émigrés lui sautait à présent à la figure. En fait, ce " montage " savant dirigé contre Danton entendait le couvrir de la même boue qu'un Chabot. Au bout des trois jours, la sentence de mort tombait pour tous, mais Lullier réussit à s'ouvrir les veines dans sa prison. Et le 5 avril au soir, ce fut la marche au supplice.
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