Le second événement - la seconde histoire de fous plutôt - eut lieu dans la journée même du 4 prairial. Vers six heures du soir, une jeune fille de vingt ans, Cécile Renault, fille d'un papetier aisé de l'île de la Cité, quittait son domicile de la rue de la Lanterne sans prévenir personne -elle vit avec son père et ses trois frères dont deux sont aux armées -et, pendant trois heures, personne ne saura ce qu'elle a pu devenir. A neuf heures, Cécile qui est une jolie fille un peu coquette se présente chez Robespierre. On lui dit qu'il n'est pas encore rentré, ce qui la fâche :
- Étant fonctionnaire public, dit-elle, il est fait pour recevoir tous ceux qui se présentent !
Le ton est raide, hautain même, et déplaît à deux amis de Robespierre qui se trouvent dans la cour. Ils menacent Cécile de la conduire au Comité de sûreté générale et l'un d'eux la prend par le bras pour la ramener dans la rue.
- Dans l'Ancien Régime, crie alors la jeune fille, on entrait tout de suite lorsqu'on se présentait chez le Roi...
- Tu regrettes donc le temps des rois ?
- Ah, je verserais tout mon sang pour en avoir un ! Vous, vous n'êtes que des tyrans !
Devant le Comité de sûreté générale où on la conduisit aussitôt, elle maintint ses propos, ajoutant que si elle avait voulu être reçue par Robespierre, c'était pour voir comment était fait un tyran ! Quant au petit paquet qu'elle tenait sous le bras, il contenait une robe de mousseline blanche et du linge de corps pour " avoir une provision, de rechange, là où on la mènerait ". Et comme on lui demandait où elle pensait aller, elle répondit sereinement :
- En prison donc! Et de là à la guillotine... Ces deux affaires simultanées firent un bruit énorme : on conclut à ce que, par deux fois le même jour, on avait voulu assassiner l'Incorruptible! La fameuse conspiration prenait corps, visages, et Robespierre n'en attacha que plus de soin à la préparation de la fête dont il serait l'unique héros, lui, le grand prêtre de l'Être suprême. Ensuite, on offrirait au peuple le spectacle de la punition exemplaire des membres de cette infâme conspiration : les amis de Batz. D'ici là, on réussirait peut-être à mettre la main sur le baron fantôme.
Quatre jours avant la fête, le 16 prairial (4 juin) Robespierre fut élu président de la Convention à l'unanimité mais - et ce mais pèserait d'un certain poids dans la suite des événements - quarante-huit heures plus tard, le citoyen Fouché devenait président des Jacobins. Et Fouché haïssait Robespierre...
En dépit des objurgations de Julie, de Talma et de David qui voudrait qu'elle vienne contempler son ouvre, Laura a refusé farouchement de se rendre à la fête. Ses amis américains n'y vont pas et, de toute façon, elle a horreur de la foule en général et celle qui va se rassembler lui ferait plutôt peur : elle sait trop de quoi elle est capable.
- Allez-y sans moi, leur dit-elle. Vous me raconterez.
En revanche, elle a volontiers accordé à Jaouen la permission de s'y rendre : avec lui, elle est sûre d'avoir une relation fidèle, dépourvue de toute autosatisfaction comme de louange obligatoire. Mais, en vérité, Robespierre, David, et les milliers d'ouvriers qui, durant un mois, ont travaillé comme des esclaves construisant des pyramides ont bien fait les choses : un immense cortège doit conduire le char de la Liberté des Tuileries, où se fait le rassemblement, au Champ-de-Mars choisi pour le plus important de la cérémonie. David a donné libre cours à son goût du gigantesque. Sur la terrasse des Tuileries, il a bâti un amphithéâtre dont le plancher recouvre jusqu'au grand bassin. Autour sont plantées d'immenses statues de l'Athéisme (?), de l'Ambition, de la Discorde et de l'Égoïsme que la magie des frères Ruggieri, les maîtres artificiers, fera sauter plus tard.
A neuf heures du matin, l'amphithéâtre est plein et la foule s'écrase autour. Il est garni de tous les députés de la Convention vêtus de bleu sombre avec chapeaux empanachés de tricolore et portant un petit bouquet d'épis de blé mêlés de bleuets et de coquelicots artificiels. Les jeunes gens forment des carrés autour du drapeau de leur section, cependant que les mères nanties de bouquets de rosés, tiennent par la main leurs filles en tuniques blanches. Et puis voici Robespierre !
Précédé de roulements de tambour et salué par les éclats des orchestres, il apparaît soudain tout en haut de l'amphithéâtre, silhouette grêle sanglée dans un frac de soie bleu azur avec culotte et bas blancs, coiffé de son habituelle perruque à catogan : presque un élégant de l'Ancien Régime. Il tient dans les bras une gerbe de blé, et c'est dans cet appareil qu'il entame un discours : " II est enfin arrivé le jour fortuné que le peuple consacre à l'Être suprême... " Un discours que tous n'entendront pas, car il a toujours eu la voix un peu faible. Puis il se met en marche vers le Champ-de-Mars tandis que flambent les statues que remplace aussitôt celle de la Sagesse. Un peu trop tôt, d'ailleurs, car elle sent le brûlé et manque de perdre la tête. Ce qui fait rire franchement les conventionnels visiblement agacés par une cérémonie qu'ils jugent ridicule.
Sur le chemin de celui qui se veut le grand prêtre d'un culte nouveau, éclatent les acclamations, les vivats, les chants mais, de temps en temps tout de même son oreille - qu'il a fine s'il ne voit pas très clair -perçoit des cris moins aimables : " Dictateur! " ou " Charlatan! ". Et, sous l'impact de la colère, il devient encore plus pâle que d'habitude. Enfin, voici le Champ-de-Mars, et là, David s'est surpassé. S'il n'a pas encore réussi à construire une montagne sur le Pont-Neuf avec les pierres de Notre-Dame, il en a élevé une ici : la " Sainte-Montagne " où prendront place les représentants du peuple, les chours, les orchestres et les porte-drapeaux [xli]. Sur son faîte, une colonne de cinquante pieds surveille l'entrée d'une grotte profonde éclairée par des candélabres géants. Une rivière en sourd qui serpente entre des tombeaux étrusques ombragés d'un chêne. Un autel antique, une pyramide, un sarcophage et un temple soutenu de vingt colonnes, complètent cette mythologie.
Lorsque la Convention eut pris place au sommet de la montagne, un chour de deux mille cinq cents voix entonna un hymne au Père de l'Univers composé par Marie-Joseph Chénier tandis que les jeunes filles jetaient des fleurs sur la foule répandue tout autour, que les mères élevaient leurs enfants au-dessus de leurs têtes et que les jeunes hommes brandissaient des sabres en jurant de s'en servir jusqu'à la victoire. Après quoi, bien sûr, les assistants se livrèrent à une sorte d'énorme pique-nique copieusement arrosé : il faisait si chaud !
Parmi les députés, deux hommes avaient suivi le délirant événement avec des yeux froids, un sourire glacé. L'un d'eux dit :
- Ce n'est pas assez d'être le maître, ce bougre-là voudrait aussi être un dieu?
- Il faudrait peut-être songer à y mettre un frein?
L'un s'appelait Barras et l'autre Fouché...
Robespierre lui-même était-il satisfait? Plein d'exaltation le matin en quittant la maison Duplay, il y revint le soir, toujours calme, toujours impénétrable mais à cette seconde famille qu'il s'était donnée et qui le félicitait en pleurant de joie, il déclara :
- Vous ne me verrez plus longtemps...
Ils pensèrent qu'il était fatigué, mais lui songeait déjà à compléter la cérémonie de ce jour en offrant à sa nouvelle divinité un sacrifice propitiatoire susceptible de frapper de terreur ceux qui devaient comploter sa ruine. D'abord, il fallait accorder une grâce aux habitants de sa rue dont certains ne cachaient pas leur écourement de voir passer jour après jour, sous leurs fenêtres, les sinistres charrettes de la mort dans lesquelles, parfois, ils reconnaissaient des amis. Une semaine plus tard, le bourreau Sanson démontait la guillotine pour la transporter au bout du faubourg Saint-Antoine, sur la vaste place du Trône-renversé [xlii]. On avait d'abord pensé à la Bastille, mais les habitants s'y opposèrent fermement.
- Ils vont mourir! Ils vont tous mourir!... Elleviou, les yeux fous, le masque torturé, venait de se ruer dans le jardin où Laura lisait, assise sous un arbre. Le livre s'échappa des mains de la jeune femme qui se dressa aussitôt :
- Qui va mourir ? Parlez, voyons !
- Emilie... sa mère... son frère... son époux... et Marie... Marie Grandmaison! Et une foule d'autres! Ils sont sortis du tribunal il y a vingt minutes. Maintenant... on les prépare. Venez! Venez vite !
- Marie ? Marie va mourir? Oh mon Dieu ! non ! Mais comment est-ce possible ?
- Je ne sais pas. Venez ! J'ai un cheval !
Il l'entraînait déjà et, frappée d'un effroi, d'une douleur qu'elle ne contrôlait pas, Laura le laissa l'emmener, traverser la maison en courant pour atterrir dans la cour où Jaouen essaya de se dresser entre eux et le cheval.
- Où l'emmenez-vous ? cria-t-il prêt à la bataille, mais ce fut Laura qui l'écarta :
- Ils vont tuer Marie, vous comprenez? Marie... Alors place !
Elleviou enfourchait déjà son cheval; elle sauta en croupe en passant ses bras autour de lui et ils partirent au galop, mais ralentirent bientôt jusqu'à un trot plus sage et surtout moins dangereux. Il y avait assez peu de monde dans les rues, les gens étant encore à table. Et puis le soleil de ce 29 prairial (17 juin) était chaud comme celui d'un plein été. Mais, quand on déboucha rue de la Barillerie qui prolongeait le pont au Change, il y avait déjà beaucoup de monde : le bruit que l'on allait exécuter les auteurs de la conspiration de l'Étranger s'était propagé comme une traînée de poudre et l'habituel public de sans-culottes armés de piques et de mégères braillantes était à son poste. Tout cela d'ailleurs parfaitement immobile et, aux abords du Palais, rien ne bougeait :
- Ils ne sont pas encore sortis et il va être deux heures, dit Elleviou en consultant sa montre. C'est surprenant...
Le maréchal-ferrant du quai de Gesvres auquel il confia son cheval le renseigna :
- Paraît qu'y sont beaucoup à préparer. Et puis d'après ma femme qu'est r'venue manger un morceau, paraîtrait qu'au moment où ils allaient sortir, on les a fait rentrer...
- Y aurait-il du nouveau ? murmura Laura prête à accueillir le moindre espoir. Une... grâce peut-être?
- Tu rêves, citoyenne ! Une grâce ? Et puis quoi encore ? Tu sais donc pas qu'c'est des ennemis du peuple tout ça? Non, la Julienne a attendu pour savoir et elle a vu arriver des grands rouleaux d'tissu rouge. Paraît qu'c'est pour leur faire des ch'mises !
- Des chemises? souffla Elleviou. Mais pourquoi?
- Ça s'rait parce qu'y sont les assassins des représentants du Peuple. Comme qui dirait d'ieur père!
Laura ne put en entendre davantage et s'enfuit de l'atelier pour s'appuyer au mur. La femme du maréchal-ferrant qui sortit à ce moment en mangeant une pomme ne la vit pas et se précipita dans la foule de plus en plus dense qui se pressait sur le pont et les abords immédiats de la Conciergerie et du palais attenant. Une foule estivale en vêtements légers, clairs le plus souvent et où même, par endroits, on voyait surnager des ombrelles. Une foule qui aurait pu être là pour une fête...
- Allons au pont Notre-Dame, soupira Elleviou. Les... condamnés doivent le franchir avant de traverser la Grève. Ils passeront devant nous et nous saurons alors si ceux que nous aimons y sont vraiment...
Arrivés là, il fit asseoir Laura sur le parapet du pont et s'y adossa auprès d'elle. De l'autre côté de la Seine, les tours pointues de la Conciergerie luisaient dans le soleil comme des pointes de glaive. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre le monde des vivants et celui des morts. De temps en temps, le chanteur se retournait pour regarder couler le fleuve. Il se prenait alors la tête dans les mains, et Laura pouvait l'entendre pleurer, mais elle n'avait aucune consolation à lui offrir. Son angoisse à elle lui suffisait, et aussi sa déception où sourdait une colère. Où était Batz à cette heure où l'on disait que Marie allait mourir? Ne savait-il pas que l'enlèvement du petit roi augmenterait sans aucun doute les dangers qu'elle pouvait courir? Pourquoi avant de disparaître ne l'avait-il pas arrachée de force à ses gardiens quand elle était encore rue Ménars pour la cacher... au besoin dans les carrières de Montmartre comme Rougeville? Ensuite, il aurait pu l'emmener avec lui dans cette folle expédition où peut-être il avait déjà laissé sa vie? Au fond d'elle-même, Laura savait bien que s'il ne l'avait pas fait c'est parce que c'était impossible, qu'il avait une mission à remplir et qu'il s'y devait tout entier; elle ne raisonnait plus qu'avec un chagrin qu'elle n'aurait jamais cru aussi profond. Et puis elle avait chaud sur ce pont sans ombre ! Partie sans chapeau, elle s'efforçait de préserver sa tête au moyen de son grand fichu d'organdi relevé sur ses cheveux...
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