Un homme qui la regardait avec complaisance depuis un moment s'approcha d'elle et lui tendit un journal :

- Mets ça au-dessus de tes yeux, citoyenne ! Ça protégera ton visage ! Le soleil tape dur : ça serait dommage qu'il le brûle.

Elle remercia d'un pâle sourire sans que son regard fixé sur l'entrée du Palais se détourne un instant sur lui. Elle ne saurait jamais à quoi il ressemblait car, à cet instant, une énorme clameur éclata, saluant l'ouverture des grilles. Elleviou se retourna. Laura se laissa glisser à terre et, accrochés l'un à l'autre comme des naufragés sur un rocher, ils regardèrent apparaître l'une après l'autre les huit charrettes de la mort.

A la vue des condamnés, la foule exhala un soupir qui était presque un râle de plaisir : tous étaient affublés d'une sorte de long sarrau écarlate, en fait une longue bande de tissu percée d'un trou pour passer la tête et ressemblant à la chasuble d'un prêtre célébrant la messe d'un martyr.

Encadré de gendarmes à cheval et à pied qui repoussaient brutalement les curieux, le sinistre cortège s'avança et Laura se cramponna de toutes ses forces à l'épaule de son compagnon : Marie était dans la première, où il n'y avait d'ailleurs que des femmes...

Elles étaient debout, attachées aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs bras jusqu'à la hauteur des coudes. Six femmes qui, à l'exception d'une seule, une malheureuse nommée Catherine Vincent qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle était là, faisaient preuve du plus grand courage. Il y avait, vis-à-vis de Marie et au premier plan, la petite Cécile Renault accusée d'avoir voulu " assassiner Robespierre ". Elle allait mourir en même temps que son père, son frère et aussi sa tante, une vieille religieuse, tous innocents condamnés pour cause de liens de famille. Il y avait Mme d'Epremesnil, Nicole Bouchard la carriériste de Marie et enfin une femme, qui était la maîtresse d'Admiral, le pseudo-meurtrier de Collot d'Herbois, mais Laura ne vit que Marie...

Ses jolis cheveux bruns tranchés à la hauteur de la nuque mais encadrant encore son visage pâle de quelques boucles, elle se tenait très droite, regardant le ciel si bleu, et sur elle l'infâme tunique rouge prenait l'allure d'un costume de théâtre. De temps en temps, une larme glissait sur sa joue. Dans la foule certains la reconnaissaient : la Grandmaison! Une si belle et si grande artiste, mais surtout la maîtresse de Batz, l'homme invisible dont on savait qu'elle n'avait jamais accepté de révéler la trace même au prix de sa vie! On savait qu'elle allait mourir pour lui, et il y eut même des applaudissements qu'elle n'entendit pas...

Laura voulut se mettre en marche près de cette charrette pour accompagner son amie du mieux qu'elle le pourrait, mais c'était impossible : la presse était trop grande et il fallait attendre que toutes les charrettes fussent passées. Force fut à Laura d'attendre, et ce qu'elle vit acheva de la désespérer.

Dans la deuxième charrette étaient les dames de Sainte-Amaranthe et de Sartine, avec le petit Louis dont les seize ans n'avaient pas trouvé grâce devant Fouquier-Tinville, une autre femme et M. de Sartine. Là aussi le courage était grand, surtout celui d'Emilie. Presque souriante, elle s'efforçait de réconforter sa mère désespérée de voir mourir son fils si jeune, et sa beauté rayonnait, justifiant le cri de douleur qu'Elleviou ne put retenir avant d'éclater en sanglots. Mais ce n'est pas l'épilogue tragique de cet amour qui fendit le cour de Laura. Dans les autres véhicules il y avait tous les amis de Batz qui étaient aussi les siens, à l'exception de Pitou. Elle vit Biret-Tissot, le fidèle serviteur, le charmant Devaux, le joyeux Roussel et aussi Cortey, et Jauge le banquier de la rue du Mont-Blanc, et Michonis, et le prince de Saint-Mauris qu'elle avait rencontré plusieurs fois à Charonne, et d'autres encore dont le visage, à défaut du nom, lui rappelait un souvenir de ce temps heureux vécu dans la maison de Marie. Tous, ils étaient tous là ! Et ils allaient périr, sans un cri, sans une plainte, certains même en riant comme Roussel ou Devaux qui plaisantaient ensemble... C'était un vrai cauchemar dont Laura savait bien qu'il n'aurait pas de réveil.

A la sortie du pont, un escadron de cavalerie prit la tête du cortège derrière lequel, d'un même mouvement, s'élancèrent Laura et Elleviou. Et la marche au supplice continua. Pendant trois heures !

Par la place de Grève, l'ancienne rue Saint-Antoine, l'endroit où s'était élevée la Bastille et le faubourg ex-Saint-Antoine, on atteignit enfin, à sept heures, la place du Trône - renversé où allait avoir lieu le grand sacrifice.

Le lieu où s'était dressé jadis le trône élevé pour la joyeuse entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse au retour de leur mariage à Saint-Jean-de-Luz était alors un vaste espace rond adossé au mur des Fermiers généraux, peu habité et gardant la route de Vincennes au moyen de deux pavillons carrés, ouvre de Ledoux, et de deux hautes colonnes qui formaient la barrière du Trône. L'appareil du supplice était dressé de ce côté-là, proche du pavillon le plus au sud et des arbres qui l'environnaient. Des bancs étaient placés devant l'échafaud pour y asseoir les condamnés, le dos à l'affreuse machine. Elle n'était là que depuis trois jours mais déjà le trou que l'on avait creusé pour recueillir le sang et que l'on fermait ensuite par une tôle répandait, avec la chaleur, une odeur pénible qui deviendrait vite nauséabonde... Rangés en ligne, les onze aides du bourreau - Sanson avait demandé du renfort étant donné le nombre des victimes - attendaient, bras croisés, l'arrivée des charrettes. Le grand autel était prêt pour ce que le conventionnel Voulland appelait " la messe rouge ". Et il était là lui-même, avec Fouquier-Tinville qui voulait voir si la belle Emilie conserverait jusqu'au bout son courage et sa dignité.

II y avait déjà beaucoup de monde mais le Faubourg parut exploser quand les condamnés et leur escorte pénétrèrent sur la place. Tous ceux qui les accompagnaient se mirent à courir pour être mieux placés.

Emportés par le flot, Laura et Elleviou se trouvèrent séparés. La jeune femme faillit être foulée aux pieds par le cheval du gendarme le plus proche de Marie. Une poigne vigoureuse la releva mais elle vit, à ce moment, une femme qui se ruait sur la seconde voiture, celle où était Emilie de Sainte-Amaranthe et qui criait, le visage convulsé par une joie mauvaise :

- C'est moi qui t'ai dénoncée, catin ! Et maintenant je vais te voir mourir ! Mourir pendant que je vivrai, moi, avec mon amant !

Clothilde Mafleuroy venait jouir de son triomphe. Emilie ferma les yeux pour ne plus voir ce visage que la haine faisait affreux et que d'ailleurs elle ne revit plus : indignée de ce qu'elle venait d'entendre, une femme du peuple avait attrapé la danseuse par les cheveux et la traînait jusqu'au mur d'une maison pour la rouer de coups. L'humeur de la foule changeait peu à peu et quand on eut descendu les victimes, qu'on les eut alignées sur les bancs dans leurs oripeaux couleur de sang, des murmures se firent entendre. Quelqu'un dit :

- Quoi? Tant de victimes pour venger Robespierre ? Et que ferait-on de plus s'il était roi ?

Laura, qui s'efforçait d'être aussi proche de Marie qu'elle le pouvait, entendit des bruits et un peu d'espoir s'éveilla en elle : ces gens allaient-ils faire quelque chose ? Se lever en masse pour arracher au bourreau ces soixante malheureux? Mais non, les soldats d'escorte prenaient position autour de l'échafaud près duquel nulle tricoteuse n'osa prendre place. Leur attitude était menaçante et la peur reprit ses droits. Ce fut dans le silence que la petite Cécile Renault monta les marches fatales sans faiblir, la mine fière. Puis ce fut le tour de Marie. A ce moment, Laura vit Batz.

Il se tenait appuyé à un arbre dans ses vêtements de voyage poussiéreux et son visage était aussi gris qu'eux. Les mains crispées sur ses bras croisés, il regardait intensément celle qui allait mourir. Et ce regard attira celui de Marie comme un aimant. On venait de lui arracher l'absurde tunique rouge et jamais elle n'avait été si belle avec ses épaules nues, son long cou gracieux portant haut sa jolie tête où les larmes coulaient en silence. Marie allait périr désespérée quand elle vit Jean et une expression de bonheur passa sur son visage. Elle fit un mouvement pour aller vers lui, mais les aides du bourreau qui avaient offert à la foule le plaisir de l'admirer un instant s'emparèrent d'elle, la jetèrent sur la planche. Un éclair et tout fut fini...

Le cri de Laura fit écho au bruit lourd du couperet. Elle éclata en sanglots, vira sur elle-même pour fuir, percer cette foule qui l'entourait, atteindre Batz et, au lieu de la retenir, la foule s'entrouvrit devant elle mais, quand elle fut à l'arbre où elle avait vu Jean, il n'y avait plus personne. Il lui sembla apercevoir une silhouette familière qui s'éloignait et elle voulut s'élancer à sa suite, mais quelqu'un la saisit par le bras et la retint rudement :

- Que faites-vous là ? gronda la voix de David. Je croyais que vous n'aimiez pas la foule ?

Une colère folle s'empara d'elle. Lui arrachant son bras, elle cria :

- Et vous, que faites-vous? Vous venez vous repaître de toute cette horreur que vous ordonnez, vous et vos semblables ? Quoi, pas de fusain, pas de papier? On n'essaie pas d'immortaliser ce massacre?...

Elle n'avait pas vu deux hommes qui se tenaient en retrait, mais l'un d'eux s'approcha :

- On dirait que la citoyenne n'apprécie pas ce grand moment à sa juste valeur?... Est-ce qu'elle ne sait pas que tous ces gens ont conspiré contre la Nation, qu'ils sont les suppôts des tyrans étrangers?

Si Laura n'avait été hors d'elle, elle se fût peut-être retenue parce que, comme toute la ville, elle connaissait la figure jaune de Fouquier-Tinville, mais elle eût dit son fait à Robespierre lui-même s'il s'était trouvé devant elle.

- Non, la citoyenne n'apprécie pas ce que vous appelez ce grand moment et qui n'est qu'une infâme boucherie offerte à votre cruauté et à celle de celui que vous vous êtes donné pour maître! Mais le sang que vous répandez aujourd'hui, vous allez tous glisser dedans... tous tant que vous êtes parce que les braves gens finiront bien par comprendre que vous êtes seulement des monstres! Vous entendez? Des monstres, et un jour viendra où vous paierez tout cela ! Dieu fasse qu'il soit proche !

Le maigre visage au menton en galoche, aux lourdes paupières tombantes sous l'arc épais et noir des sourcils parut s'infiltrer de fiel, mais la voix qui se fit entendre fut d'une inquiétante douceur :

- Dis-moi, citoyenne ? Tu sais à qui tu parles ?

- Bien sûr que je le sais. Vous êtes l'accusateur public, celui qui a réclamé tout ce sang et sur qui un jour il retombera !

David voulut s'interposer :

- Ne fais pas attention, citoyen ! C'est une étrangère, une Américaine, et elle n'a pas l'habitude de notre rude justice... Elle se laisse emporter par l'émotion. Il faut avouer que c'est assez... impressionnant, ajouta-t-il avec un regard à l'échafaud couvert de sang où les victimes se succédaient toujours devant des spectateurs muets.

- Une Américaine, hé ? Elle parle bien français... et sans accent !

En effet, bouleversée au point où elle l'était, Laura avait oublié la légère - très légère même car avec le temps l'habitude était venue -contrainte qu'elle imposait à son langage. La froide remarque la calma soudain et elle se reprit vite.

- Depuis que je vis en France, j'ai tendance à le perdre, fit-elle avec insolence en reteintant cependant légèrement ses paroles. J'ajoute que je suis une amie du colonel Swan et que nous sommes même un peu cousins...

Le nom parut faire effet sur l'accusateur public : son oil se fit moins menaçant mais à ce moment, un troisième homme qui se tenait encore dans l'ombre des arbres s'approcha :

- Ne l'écoute pas, citoyen ! Cette femme est une espionne anglaise, une amie de Batz. Je les ai vus à l'ouvre tous les deux chez le duc de Brunswick à Valmy.

Au son de cette voix, Laura sursauta, se retourna pour voir Josse de Pontallec qui la regardait avec un mauvais sourire. La surprise coinça la protestation dans sa gorge.

- Vraiment? dit Fouquier-Tinville. En ce cas, nous allons nous en occuper. Et, en attendant, nous allons la mettre au frais.

Deux heures plus tard, Laura immédiatement appréhendée par des policiers et des municipaux était incarcérée à la Conciergerie.

Sur la place, le drame était accompli. Les curieux se dispersaient dans la douceur d'un crépuscule d'été. Chacun rentrait chez soi. Les aides de Sanson faisaient leur ménage en vue de la " fournée [xliii] " du lendemain. Un peu plus loin, on achevait de jeter dans les tombereaux les corps et les têtes des suppliciés, sous l'oil des gens de l'octroi et des gardes de la barrière du Trône. Des pipes s'allumaient, car l'odeur du sang était écourante. Puis les charretiers grimpèrent sur leurs sièges et firent partir les gros chevaux qu'ils dirigèrent vers la campagne. C'est-à-dire que l'on tourna l'angle du mur des Fermiers généraux entourant le pavillon sud et que l'on suivit le sentier étroit, sablonneux, qui, à travers vignes et petits champs se dirigeait vers l'avenue de Saint-Mandé [xliv]. Trop lourdement chargés, les tombereaux aux roues basses peinaient dans ce chemin où ils enfonçaient, obligeant les chevaux à de gros efforts. Ils n'étaient pas difficiles à suivre.