Batz qui était demeuré caché sous les arbres entre le mur et le pavillon attendit qu'ils eussent franchi les grilles de la barrière où l'on avait allumé les lanternes. Puis il escalada le mur - pas trop bien entretenu ! - et retomba de l'autre côté sur la terre meuble sans le moindre bruit. De toute façon, le grincement des roues et les encouragements des charretiers à leurs attelages ne leur permettaient pas d'entendre autre chose. Il n'y avait pas de lune mais la nuit de juin, d'un joli bleu plein d'étoiles, permettait de se diriger sans peine et de ne pas perdre de vue le lugubre convoi. Pour plus de discrétion, on avait éteint les lanternes. Où allait-on ainsi dans ce quartier désert que l'on appelait Pic-pus et dont le bon air était célèbre? Où donc la Convention voulait-elle cacher les preuves de ses crimes ?

Après environ quatre cents mètres, les tombereaux tournèrent à droite dans l'avenue de Saint-Mandé où ils parcoururent une centaine de mètres avant d'obliquer à gauche à travers champs vers le haut mur délimitant une propriété que Batz n'eut aucune peine à identifier. Il connaissait trop bien ce quartier pour hésiter : on allait droit sur l'extrémité du long jardin des anciennes Chanoinesses de Saint-Augustin dont la maison bordait la grande rue de Picpus avec d'autres propriétés.

De chanoinesses, il n'y avait plus. Depuis deux ans, leur couvent était racheté par un affairiste pour y ouvrir une " maison de santé ", mais aucune entrée n'était possible par ce bout du jardin; or, il semblait bien que ce fût là le but de l'expédition. La réponse à cette question fut rapide : une porte charretière, tout récemment pratiquée sans doute, s'ouvrit dans le mur. Il y avait là des hommes qui attendaient. Les chariots entrèrent et les battants se refermèrent.

Quelque chose s'anima dans le cour glacé du baron : sa chère Marie allait-elle reposer en terre d'Église, puisqu'il s'agissait du jardin d'un couvent ? Il voulut en savoir davantage.

Ce mur-là était haut mais quelques arbres poussaient tout auprès et il en choisit un sur lequel il grimpa sans trop de difficulté. Et ce qu'il vit l'épouvanta : on avait isolé au moyen d'une palissade une assez grande partie du jardin dont on avait même enlevé les arbres et toute végétation, laissant seulement contre le mur une petite grotte artificielle servant jadis d'oratoire. Et là, deux grandes fosses profondes avaient été ouvertes que des feux de fagots éclairaient. Les tombereaux étaient alignés près de l'une d'elles et Batz pensa qu'on allait y précipiter le lugubre chargement, mais ce qu'il vit lui dressa les cheveux sur la tête : on ne se contentait pas de jeter corps et têtes, on les dépouillait entièrement de leurs habits souillés de sang qu'une sorte de greffier, assis à une petite table, comptabilisait... Le travail se faisait avec méthode : certains de ces tâcherons de l'enfer enlevaient les corps des tombereaux, d'autres les déshabillaient, retirant les souliers, les bas dont on faisait des tas distincts. Une troisième équipe traînait les pauvres restes vers la fosse - une seule était en service -pour les passer à des camarades qui, au fond, se chargeaient de les ranger... On n'avait pas prévu le moindre sac de chaux et l'odeur était épouvantable, parce que l'on avait déjà jeté là d'autres corps mutilés à peine couverts de quelques pelletées de terre-Sur son arbre, Batz fut incapable d'en voir davantage et se laissa glisser à terre où il vomit. Il avait espéré pouvoir repérer la tombe de Marie afin de lui rendre quelques devoirs par la suite, mais ce qu'il venait de voir était capable de rendre un homme fou...

Il resta là longtemps, à genoux, replié sur lui-même, et pleura, pleura l'être charmant qui s'était donné à lui sans jamais rien reprendre, sans jamais un reproche, et qui venait de mourir de ne l'avoir jamais trahi... Il pleura aussi ses compagnons perdus, des hommes si vaillants, si gais, ses plus proches amis, ses frères, qui ne se tiendraient plus à ses côtés... A présent, il se sentait seul, nu, et dans sa poitrine son cour lui pesait comme une pierre... Ce fut l'approche de l'aube qui le chassa...

CHAPITRE XV

UN COUP DE PISTOLET

La Conciergerie, c'était l'antichambre de la mort et Laura le savait, pourtant la peur n'était pas son sentiment profond quand on lui fit franchir la courette en contrebas de la cour de Mai, à droite du grand escalier du Palais, par où l'on pénétrait dans la prison. Plutôt la colère, le dégoût, la rage envers le Destin qui venait de permettre à un mauvais génie de la frapper une nouvelle fois à un moment de moindre résistance, dû à la douleur d'avoir vu mourir Marie et quelques bons amis. Pourquoi fallait-il que Pontallec fût là, encore là, toujours là, toute honte bue, tout honneur bafoué, acoquiné avec le bourreau de Robespierre et ce David qui n'avait pas prononcé un mot, un seul, pour la soustraire à ce qui l'attendait? Après tant d'essais infructueux, Pontallec allait enfin atteindre le but fixé depuis si longtemps : la tuer sans mettre la main à la pâte ! Elle ne se posait pas la question de savoir s'il l'avait reconnue ou non et peut-être envoyait-il seulement Laura à l'échafaud pour se débarrasser de l'image un peu trop fidèle d'Anne-Laure de Laudren... Il avait suffi de mentionner sa présence au château de Hans et aux côtés de Batz pour assurer sa condamnation prochaine...

Il était près de dix heures du soir et la vie tumultueuse de la Conciergerie durant la journée s'était calmée avec le retour des détenus dans leurs cellules. Introduite au greffe, Laura dut décliner son " identité " à un préposé d'autant plus grognon qu'il devait transcrire un nom étranger dont l'orthographe, cependant simple, dépassait apparemment ses facultés. Après quoi, on la remit au porte-clefs chargé de la conduire à un logis sans doute provisoire...

- En dépit de c'qu'on enlève tous les jours, on manque de place, grogna cet homme. J'vais t'mettre avec deux autres gredines : une qu'est déjà là d'puis un moment, l'autre qu'est arrivée tout à l'heure.

- J'ai soif, dit Laura. Puis-je avoir à boire ?

- Elles ont dTeau. P't-être qu'elles t'en donneront. Pour l'service il est trop tard, et t'auras rien à manger avant d'main.

- Je n'ai pas faim.

- Ça tombe bien mais demain ça s'ra plus pareil. On t'apportera c'que tu veux, si tu peux payer.

Sinon...

Montrant sa simple robe de jaconas blanc et ses mains nues, elle lui répondit qu'elle n'avait pas d'argent.

- Ben, c'est dommage parce que la vie qui t'reste à vivre, elle s'ra pas bien belle. Tu mangeras ce qu'y aura et t'auras pas droit à un lit parc'qu'un lit c'est quinze francs pour un mois payable d'avance... et si tu restes qu'une nuit, on te rend rien bien sûr! conclut-il avec le rire qui passa sur les nerfs de Laura comme une râpe...

A la suite de la lanterne qu'il balançait à bout de bras, Laura dont on avait délié les mains au greffe emprunta le long couloir central voûté en ogive auquel on accédait en franchissant une grille mais que d'autres grilles compartimentaient de loin en loin. Il délimitait le quartier des hommes au nord, desservi par une autre artère qu'on appelait la " rue de Paris ", et celui des femmes réparti autour de la cour du même nom. Une cour en partie couverte par un préau qui n'était plus qu'une sorte de puits lugubre. Difficile de croire qu'au Moyen Age il était un joli jardin!... Après avoir traîné ses sabots dans d'autres couloirs plus étroits, le geôlier ouvrit enfin une porte donnant accès à une petite cellule où deux femmes, assises chacune sur un lit de sangle, se faisaient face de part et d'autre d'un tabouret où brûlait une bougie. Dans un coin il y avait de la paille.

- Salut la compagnie ! fit le geôlier jovial. J'vous amène une copine mais vous dérangez pas pour elle ! La paille s'ra assez bonne !

D'un même mouvement, les deux femmes se levèrent sans plus se soucier du geôlier qui sortit en grommelant. Laura vit alors que l'une de celles-ci était la jeune femme qu'elle avait vue s'enfuir de l'atelier de David, mais ce fut la plus âgée qui s'avança la première :

- Il est difficile de souhaiter la bienvenue dans un pareil endroit, madame, dit-elle, mais soyez assurée que Mme Chalgrin et moi-même ferons de notre mieux pour vous le rendre supportable. Je suis la comtesse Eulalie de Sainte-Alferine.

- Mon nom est Laura Adams. Je suis américaine, répondit Laura un peu gênée tout à coup par sa personnalité d'emprunt.

Son entrée dans cette geôle lui rappelait celle qu'elle avait effectuée à la Force après le 10 août, alors qu'elle était marquise de Pontallec. Ses compagnes étaient la gouvernante des enfants de France, Mme de Tourzel, sa fille Pauline et la malheureuse princesse de Lamballe.

- Je suis accusée d'être une espionne anglaise et une amie du baron de Batz...

L'ancienne Lalie Briquet tendit spontanément les mains vers elle :

- La plupart des accusations sont stupides. Si vous êtes américaine vous ne pouvez pas être une espionne anglaise... Et si vous êtes une amie du baron, je serai la vôtre. Pour l'instant nous allons faire en sorte que vous vous reposiez...

- Merci de votre accueil! Mais je ne veux pas vous déranger. Simplement... si vous aviez un peu d'eau? J'ai... très soif!

- Nous avons de l'eau de groseille, dit Emilie Chalgrin en allant chercher derrière son lit une bouteille et un verre qu'elle essuya avant de le remplir.

Laura but avec reconnaissance. C'était frais et un peu acidulé, vraiment délicieux! Cependant le regard de Mme Chalgrin ne la quittait pas :

- Il me semble que je vous connais, dit-elle. Je vous ai vue un jour... mais où?

- Au Louvre. J'allais chez Louis David et... vous en sortiez !

- Vous êtes une amie de ce misérable ? gémit la jeune femme dont le regard sombre se chargea de méfiance.

- Non. J'étais allée chez lui pour lui demander d'intercéder en faveur de quelqu'un que l'on venait d'arrêter...

- Et il n'en a rien fait, n'est-ce pas ? s'écria Emilie Chalgrin avec emportement. Si je suis ici c'est à cause de lui et mon pauvre frère Carie Vernet perd sa peine à me faire libérer. Si vous lui avez refusé quoi que ce soit, vous êtes perdue...

- C'est lui qui vous a fait... arrêter?

- Oui... et aussi mon amie Rosalie Filleul et tous ceux qui habitaient les communs du château de la Muette. Après la scène que vous avez surprise, il n'a jamais cessé de me relancer, encore et encore jusqu'à ce que, excédée, je le jette dehors ! Il prétend m'aimer, mais son amour est la pire chose qui puisse arriver à une femme...

Pendant ce temps, " Lalie " avait tiré son matelas de son lit de sangle et l'avait étendu sur un endroit où les dalles étaient à peu près propres.

- Nous aurons tout le temps de faire connaissance demain, dit-elle, et miss Adams semble bien lasse...

Confuse, Laura voulut s'opposer à ce qu'elle dépouille ainsi son propre lit, mais elle ne voulut rien entendre :

- On est très bien sur des sangles, et je garde la couverture parce que je sais que Mme Chalgrin qui en a deux vous en donnera une.

- Bien entendu. Il me reste cette chance que mon frère ne me laisse manquer de rien.

Les trois femmes se couchèrent. Cependant, Laura ne put trouver le sommeil. L'horrible scène dont elle avait été le témoin impuissant la hantait. Elle revoyait Marie sur l'échafaud, et tous ces visages d'amis... et Batz qui regardait avec l'ombre de la mort étendue sur son visage. A la fin, ses nerfs trop tendus cédèrent et elle put pleurer. Aussi doucement que possible, mais la comtesse avait l'oreille fine. Elle ralluma la chandelle et vint s'asseoir par terre à côté de Laura.

- Voulez-vous vous confier à moi? chuchota-t-elle pour ne pas réveiller sa compagne, mais c'était une précaution inutile : déjà redressée sur un coude, Emilie Chalgrin les écoutait. " J'aime Batz comme un fils. Il m'a sauvée du désespoir au moment de mon grand malheur et je voudrais en faire autant pour vous... Parler soulage parfois la douleur. "

Laura alors parla. Et cette fois, elle raconta tout, à commencer par sa véritable identité, parce que cette femme âgée, attentive et grave, lui inspirait une confiance spontanée. Elle dit comment elle avait été sauvée des massacres de Septembre, sa vie chez Batz, son amitié pour Marie - mais sans mentionner cependant son amour pour Jean ! -, la part qu'elle avait prise de ses actions après être devenue Laura Adams, enfin le drame qui s'était joué tout à l'heure à la barrière du Trône et ce qui s'en était suivi pour elle...

- Et David vous a laissé arrêter sans lever le petit doigt, n'est-ce pas ? fit Mme Chalgrin avec mépris. Alors qu'il voulait tant être votre ami ?