- Nous sommes tous dans la main de Dieu, soupira Lalie, mais je suis sans doute la seule ici à désirer la mort. Même celle-là !
- Pourquoi voulez-vous mourir? demanda Laura. N'avez-vous plus personne à aimer?
- Non. J'avais une fille unique et je l'aimais pardessus tout.
A son tour, elle raconta son histoire que Laura écouta avec une profonde émotion parce qu'elle savait ce qu'éprouvé une mère lorsque meurt son enfant. Elle aussi voulait mourir quand Céline lui avait été enlevée, et elle se sentait attirée par une force étrange vers cette femme encore inconnue quelques heures plus tôt et qui réussit à la faire rire en évoquant la silhouette du citoyen Agricol.
Entraînée par l'exemple, Emilie Chalgrin dit, elle aussi, ce qu'avait été sa vie, une vie heureuse dans le sillage de son père Joseph Vernet, les ateliers du Louvre, les longs voyages du peintre pour réaliser la série des " Ports de France ", son mariage à elle avec Chalgrin. La vie brillante d'une femme d'architecte célèbre mais pas très heureuse, embellie cependant par l'arrivée de sa fille puisque, comme les deux autres, elle aussi n'avait eu qu'une fille, encore vivante, elle au moins, et en de bonnes mains chez Carie et sa femme, mais dont elle ignorait si elle la reverrait un jour. Et puis le harcèlement de David...
- Peut-être suis-je punie de n'avoir pas accepté de suivre mon époux en émigration, mais les idées nouvelles, ce bel air de liberté et de fraternité que l'on chantait partout me séduisaient et je le méprisais d'avoir voulu les fuir... David est la punition que Dieu me réservait.
- Comment croire, remarqua Laura, qu'un tel génie puisse habiter une âme aussi cruelle, aussi égoïste ?
- Sa peinture est admirable mais froide, soupira Emilie. Je ne lui ai vu d'émotion que dans le portrait de Marat assassiné.
Les trois femmes parlèrent ainsi une grande partie de la nuit, et le cour de Laura s'apaisa un peu. Elle réussit ensuite à dormir deux ou trois heures avant que le réveil de la prison, qui ressemblait toujours à une explosion, ne la tire de ce bienfaisant sommeil. Quand les cellules s'ouvraient, on se serait cru aux Halles.
De tous ces gens promis à la mort se dégageait une vie intense, bruyante, une gaieté affamée de jouir, très vite, des derniers plaisirs de la vie. Ceux qui ont de l'argent le dépensent sans compter en vins, repas fins que l'on partage avec ceux qui n'ont rien. On rit, on chante, on défie la mort si proche, ironisant sur les juges, les bourreaux, les gardiens, tout cet appareil féroce prêt à les broyer. C'est un tumulte incessant, une fièvre. Chaque jour, de nouveaux futurs condamnés arrivent des diverses prisons de Paris, on les accueille avec joie car souvent on y retrouve des amis. Tout ce monde se réunissait dans les cours pour y chercher un rayon de soleil, et Laura fut surprise de constater combien les femmes prenaient soin d'elles-mêmes. Dans des conditions de séjour souvent abominables, elles trouvaient le moyen d'être fraîches, bien habillées, coiffées avec élégance. Elles se servaient mutuellement de caméristes et dans toutes leurs geôles, on faisait chaque jour une lessive. Les hommes, eux, étaient moins soignés, ne possédant pas les mêmes vertus ménagères... En dépit du décor sinistre fait de couloirs obscurs, de grandes salles gothiques succédant à des cachots si bas qu'on ne pouvait s'y tenir debout mais où poussaient partout des grilles solides, de voûtes noires et de la puanteur qui régnait partout, on se serait cru par instants à la Cour tant ces futurs condamnés savaient porter avec eux leur atmosphère...
Toute cette agitation s'arrêtait comme par magie lorsque, chaque jour, on procédait à l'appel de ceux qui, le lendemain matin, comparaîtraient devant le Tribunal révolutionnaire pour aller ensuite à l'échafaud car, à de très rares exceptions près, les jugements étaient rendus d'avance et le choix des sentences n'existait pas ou si peu! Alors, quand arrivait avec sa liste l'aboyeur de la Mort escorté de trois ou quatre guichetiers et de chiens hargneux, le silence se faisait. C'est à ce moment seul que les douleurs éclataient, quand un homme allait être séparé de sa femme, une mère de son enfant, un amant de sa maîtresse, mais cela ne durait guère. Aussitôt après la fête reprenait pour réconforter ceux qui allaient partir et fêter ce jour de plus que l'on allait vivre...
Vers six heures du matin, les geôliers rassemblaient ceux qui allaient " monter " au Tribunal qui siégeait au premier étage du Palais dans une vaste salle nue et bien éclairée où la populace se pressait dès l'aube. Et ce furent leurs pas, leurs appels, leurs claquements de portes, qui réveillèrent Laura ce premier jour. Ses compagnes lui expliquèrent ce qui se passait et d'un même mouvement, elles se mirent à genoux afin de prier, sachant bien que, le soir même, leur nom retentirait peut-être. Ensuite seulement, on se prépara pour se mêler tout à l'heure aux autres habitantes de la cour des Femmes.
A son étonnement, Laura se vit apporter un lit et un petit repas de lait, de pain et de confitures semblable à celui que recevaient ses compagnes :
- Un homme est v'nu, expliqua le geôlier, un pas commode avec un crochet de fer qui lui sert de main. Il a donné l'argent et dit qu'il en rapporterait...
Jaouen! Jaouen avait réussi à la retrouver et continuait de loin à veiller sur elle! Laura, sans savoir pourquoi, se sentit moins angoissée, avec la bizarre pensée qu'il ne pouvait rien lui arriver de mal tant qu'il serait là. Et elle voyait dans ce lit, dans ce pain, une sorte de miracle.
Il n'y avait pourtant là rien de miraculeux. La veille, Jaouen avait dû renoncer à suivre le cheval emportant Laura et Elleviou. Il s'était bien lancé à leur suite sans se donner le temps d'en seller un pour lui, et longtemps il les avait eus en point de mire. Mais on aurait dit que tout Paris courait vers la Conciergerie et dans cette foule énorme il lui avait été impossible de les retrouver. La vague l'avait porté vers la place du Trône, trop loin cependant de l'endroit où se trouvait Laura et il n'avait rien vu de son arrestation. Alors il était rentré dans l'espoir qu'elle serait à la maison, mais Bina y était seule et très inquiète. Une inquiétude qu'il partagea vite. Vers une heure du matin, il prit sa décision, courut rue Marivaux où habitait Elleviou, trouva le chanteur à moitié ivre et baigné dans ses larmes; à l'aide d'un seau d'eau et de quelques claques, il réussit à lui faire dire ce qu'il était advenu de Laura. Une chance d'ailleurs qu'il ait pu être témoin de la scène car, foudroyé par la mort de sa ravissante maîtresse, il avait cherché refuge vers les arbres pour y pleurer tout son soûl, mais la violente apostrophe de Laura à Fouquier-Tinville attira son attention. Il put assister à l'altercation et il entendit l'ordre donné de conduire Laura à la Conciergerie. Le malheureux chanteur fit alors les frais de la fureur du Breton :
- Tu avais bien besoin de venir la chercher pour assister à cette boucherie! gronda-t-il en le secouant comme un prunier avant de l'envoyer au tapis d'un maître coup de poing.
Après quoi soulagé, il était rentré rue du Mont-Blanc pour prendre ce qu'il fallait avant de courir à la prison où il passerait désormais le plus clair de son temps, ne rentrant à la maison qu'après avoir vérifié sur la liste affichée chaque soir que le nom de Laura n'y était pas inscrit.
Cette première journée à la Conciergerie ne fut pas trop pénible pour la jeune femme grâce à ses deux compagnes, mais c'était de Mme de Sainte-Alferine qu'elle se sentait proche. Son humanité, son courage et sa foi en Dieu conservée en dépit du calvaire enduré, sa sérénité aussi en faisaient l'appui le plus sûr pour les heures noires. Et puis elle connaissait si bien Batz ! Tandis que ses doigts agiles tricotaient une petite pèlerine de laine bleue pour la fille d'Emilie, elle pouvait parler de lui pendant des heures et c'était incroyablement réconfortant ! Surtout lorsqu'elle se récria avec indignation quand Laura lui parla de Michèle Thilorier et de sa grossesse :
- Il est incapable de ça ! Dites-vous bien qu'il n'a pas passé sa vie à collectionner les maîtresses. Avant Marie Grandmaison, je ne dis pas, mais depuis qu'elle est entrée dans sa vie il lui a été fidèle. J'en gagerais ma part de Paradis !
Mais, quand venait, avec le soir, le moment de la lecture fatale, il n'y avait plus de sérénité possible. La prison retenait son souffle jusqu'à ce que l'homme au chapeau noir replie son papier.
Ce premier soir, l'appel toucha dix-sept personnes dont une seule femme : l'épouse d'un modeste cordonnier, Pétremont, qui devait mourir uniquement parce qu'elle était son épouse, comme étaient mortes Lucile Desmoulins et Françoise Hébert. Cette liste avait d'ailleurs quelque chose d'invraisemblable et même d'insensé car, autour de l'ancien maire de Perpignan, Vacquié, et de Sézanne, président du département des Pyrénées-Orientales, on ne trouvait guère que deux nobles, des militaires. Les autres étaient laboureur, tapissier, limonadier comme le défunt Michonis, garde-champêtre et même mendiant ! Un pauvre hère qui se nommait Le Maule...
- Quel crime ont bien pu commettre ces malheureux? murmura Laura.
- Et moi, quel crime ai-je commis? s'écria Emilie Chalgrin, et notre amie Eulalie, et vous-même ? Pourtant nous allons toutes mourir !
Ce fut le quatrième jour que l'aboyeur laissa tomber un nom qui fit sursauter Laura :
- La citoyenne Adame, Laure...
- Mon Dieu! gémit la comtesse, c'est vous ma pauvre enfant! Le doute n'est malheureusement pas possible. Ces gens écorchent souvent les noms....
La jeune femme avait pâli, mais elle rassembla son courage pour aller vers l'homme :
- Cela ne peut pas être moi : je m'appelle Laura Adams...
- Ben, c'est ce que j'ai dit, il me semble ?
- Pas tout à fait ! Et de quoi suis-je accusée ?
- D'espionnage ! Tas même de la chance d'aller au Tribunal. Les gens de ta sorte, on les tue sans jugement...
- Eh bien, si je suis une espionne, je veux voir le citoyen Fouquier-Tinville... le plus vite possible, puisqu'il ne me reste plus beaucoup de temps !
- Tu t'imagines qu'il a que ça à faire ?
- Si le bien de la Nation lui est cher, il me recevra : j'ai des révélations à lui faire ! Dis-le-lui ! Et s'il ne veut pas qu'en plein prétoire je crée un scandale, il me recevra.
L'homme ne répondit rien, se contentant de hausser les épaules d'un air sceptique tandis que Laura revenait à sa place. Elle vit cependant l'homme écrire quelque chose sur un bout de papier et le donner à l'un de ses gardes avec un geste qui désignait l'extérieur. Ensuite, il reprit sa sinistre lecture et ce fut presque tranquillement qu'elle rejoignit ses compagnes désolées.
- Pourquoi vous être avancée ? reprocha Eulalie de Sainte-Alférine. Je voulais prendre votre place. Si l'on ne vous avait pas vue...
- Merci, merci de tout mon cour, comtesse, mais c'était irréalisable. Fouquier-Tinville me connaît et soyez sûre qu'il tiendra à me voir monter dans la charrette. Je lui ai d'ailleurs fait demander une entrevue...
- Vous voulez... rencontrer cet assassin?
- Oui. Je vais mourir, soit, mais je veux être certaine que Pontallec ne me survivra pas et qu'il paiera pour ses crimes. Vous devez comprendre cela, vous qui, avec Batz, avez si patiemment préparé la mort de votre ennemi ?
- Certes! Et je ne peux pas vous donner tort, bien au contraire ! Je vais prier pour que Dieu vous aide...
- Priez plutôt pour qu'il détourne les yeux, dit Laura avec l'ombre d'un sourire. Ce que je vais faire ne relève guère de la morale chrétienne. C'est à Lui que la vengeance appartient !
- J'ai toujours pensé qu'en cette matière, Dieu pouvait avoir besoin d'aide, remarqua Eulalie en faisant un signe de croix avant de s'agenouiller devant son lit.
Au-dehors il faisait encore clair mais, dans la prison, la nuit était venue et les trois femmes se disposaient à se coucher quand le geôlier entra, armé de sa lanterne, et fit signe à Laura :
- Tu viens avec moi ! Quelqu'un t'attend !
A sa suite, elle quitta le quartier des femmes pour traverser l'immense salle, voûtée en ogive, qui avait été celle des gardes de Philippe le Bel, et s'engager dans un étroit escalier conduisant directement au premier étage des deux tours jumelles - tour de César et tour d'Argent - qui encadraient jadis ce qui était alors l'entrée du palais. Là étaient les bureaux de l'accusateur public....
Laura fut introduite dans une grande pièce ronde dont les dimensions, cependant respectables, se trouvaient réduites par une accumulation de classeurs visiblement débordés et de dossiers accumulés un peu partout. D'autres encore formaient une belle pile sur le bureau où un homme, éclairé par une lampe-bouillotte, était assis, une plume à la main qu'il venait de tremper dans l'encrier mais qu'à l'entrée de Laura il laissa dégoutter sur le buvard ; cette encre était rouge et la jeune femme ne put retenir un frisson.
"La messe rouge" отзывы
Отзывы читателей о книге "La messe rouge". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La messe rouge" друзьям в соцсетях.