Ainsi équipé, Batz s'enfonça d'un bon pas dans les rues enneigées en essayant d'éviter le caniveau central où la blancheur était devenue boue noire. Le chemin était long mais les jarrets d'acier de cet homme de trente-deux ans lui permettaient de couvrir de grandes distances avant d'éprouver une vraie fatigue. La nuit était close, cependant, et sous de rares lanternes apparaissaient des flaques de clarté entourées d'ombres denses quand il tira la cloche de l'hôtel qui avait jadis appartenu à Lulli. Une femme vint lui ouvrir, sans doute une servante. Batz lui demanda le " citoyen Jarjayes de la part du citoyen Toulan... ". Sans dire un mot, la femme l'enveloppa d'un coup d'oil critique puis disparut, le laissant seul dans un vestibule glacial. Au bout d'un instant, un battant de la double porte du fond s'ouvrit, laissant passer un homme vêtu de noir dont l'allure était bien celle d'un militaire et le visage, un peu sévère, celui d'un être intelligent et réfléchi. Après avoir examiné un instant son visiteur, il le fit entrer dans un petit salon où, par la grâce d'un bon feu et de grands rideaux de lampas bleu soigneusement tirés, régnait une agréable chaleur.
- Que se passe-t-il ? demanda le chevalier. Pourquoi Toulan ne vient-il pas lui-même ? Et d'abord qui êtes-vous ? On m'a dit " Mùller " ? C'est bien ça?
- C'est bien ce que j'ai dit, mais ce n'est qu'un pseudonyme. Je suis le baron de Batz.
- Vous ne lui ressemblez guère.
- Cest ça le charme! fit Jean en riant. Est-ce qu'ainsi vous me reconnaîtrez ? ajouta-t-il en ôtant sa perruque et ses lunettes fumées. Je n'aimerais pas cracher devant vous les balles qui m'arrondissent les joues...
Mais déjà, le général se détendait :
- C'est mieux ainsi. Veuillez vous asseoir... et remettre tout ceci : c'est plus prudent. Ainsi, vous avez vu Toulan ?
- Non. J'ai vu, aujourd'hui même, Lepitre qui est venu chez moi à tout hasard, dans l'espoir que je serais rentré.
- Mais c'est vrai, on vous a dit émigré. Ce qui était prudent après votre folle tentative d'arracher le Roi à son sort. Tentative pour laquelle j'aurais aimé que vous rissiez appel à moi.
- Pourquoi donc ? Pour que le traître qui nous a dénoncés ajoute un nom à sa liste ?
- Peut-être aurais-je su le démasquer? Je m'y entends à juger mes contemporains.
- Je croyais m'y entendre aussi mais l'homme est faillible comme vous le savez sans doute... et je ne viens pas ici discuter de ce que vous appelez ma " folle tentative " qui aurait sans doute droit à l'étiquette héroïque si elle avait réussi. J'ajoute que je n'ai pas émigré : je suis seulement passé en Angleterre afin d'y régler une affaire d'argent. Cet argent dont vous avez grand besoin si j'en crois Lepitre. A ce propos, savez-vous que celui-ci pourrait être le maillon faible de votre ouvrage ? Il meurt de peur.
- Je crois que vous exagérez. Certes, il n'est pas Bayard, mais il a tellement à cour de se dévouer pour la Reine et ses enfants qu'il lutte de son mieux contre une faiblesse bien humaine, et je demeure persuadé qu'il y parviendra. Au surplus, il nous est indispensable...
- Pour les passeports ?
- En effet. Ceux qu'il peut nous procurer résisteront à tout examen sérieux, ce que l'on ne saurait attendre de faux papiers, si bien exécutés qu'ils soient.
Batz se garda de dire qu'il avait pris soin de conforter les sentiments royalistes du professeur en découvrant devant lui de bien sympathiques horizons. De toute évidence, M. de Jarjayes n'était pas facile à manier. Il était de ces hommes qui, leur décision arrêtée, ne se laissent retenir par aucun obstacle et n'acceptent aucune critique. Ceux qu'il admettait à travailler avec lui devaient être inattaquables. Batz choisit de passer à un autre sujet :
- Lepitre m'a appris que votre plan est achevé mais que le point faible en est l'argent. Je suis prêt, moi, à vous donner tout ce dont vous avez besoin. Je dispose de fonds importants, destinés d'ailleurs au salut du Roi et des siens... Encore dois-je être persuadé qu'ils seront employés à bon escient. Et d'abord, d'où vient cette grande confiance que vous avez accordée à ce Toulan que je ne connais que comme l'un des plus irréductibles républicains attachés au Temple... Il vous aurait donné un billet?
Jarjayes alla jusqu'à un secrétaire, fit jouer un tiroir caché et y prit un petit papier qui avait dû être étroitement plié et défroissé avec peine.
- Le voici. Connaissez-vous l'écriture de la Reine ?
- Oui... c'est bien la sienne, confirma Batz, pris d'une soudaine émotion en lisant ce mince fragment sur lequel Marie-Antoinette avait écrit :
"Vous pouvez prendre confiance en l'homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Nous l'appelons Fidèle. Ses sentiments me sont connus : depuis cinq mois il n'a pas varié. Mais ne vous fiez pas trop à la femme de l'homme qui est enfermé ici avec nous. Je ne me fie ni à elle, ni à son mari... "
- Je crois que Sa Majesté a tenu, dès cette entrée en matière, à vous prévenir contre les Tison, ce couple hypocrite et haineux prétendument attaché à son service. Ils représentent l'obstacle le plus difficile à franchir... et le principal sujet d'épouvanté de Lepitre. Vous lui auriez confié la tâche de les " éliminer "? Il n'y parviendra jamais...
- Je sais, c'est le gros problème. D'autant que la Reine refuse que l'on s'en débarrasse de façon radicale...
- Vous avez réussi, m'a-t-on dit, à vous entretenir avec elle durant quelques instants ?
- Oui, je l'avais exigé avant de donner ma confiance entière à Toulan. Ah, baron, comment vous dire ce que j'ai éprouvé en la retrouvant dans cette chambre mal carrelée, aux murs recouverts d'un mauvais papier vert à grands dessins! Les meubles ne valent guère mieux et l'on a jugé plaisant de placer sur la cheminée une pendule repré-sant la Roue de la Fortune ! Quelle dérision !
Sous l'influence d'une émotion soudaine, la carapace glacée du chevalier venait de craquer, pour la plus grande satisfaction de Batz qui se sentit tout à coup plus à l'aise.
- A-t-elle changé ? demanda-t-il avec douceur.
- Oui et non. Elle est toujours très belle, très digne, très fière mais ses cheveux sont blancs et son visage porte les traces de ses chagrins.
- Il faut faire en sorte que d'autres douleurs ne s'ajoutent pas à ce qu'elle a déjà subi. Je vous suis acquis, général. Me confierez-vous le détail de votre plan?
- Merci... du fond du cour! A présent, voici ce que nous avons décidé à ce jour. Lepitre vous a-t-il parlé des uniformes de municipaux ?
- Oui. Je peux vous en procurer si vous ne savez comment y parvenir.
- J'avais pensé les faire confectionner par ma femme et Mme Lepitre mais la difficulté vient des chapeaux...
- Il vous en faut deux : le plus simple serait que Toulan et Lepitre oublient les leurs chez les prisonnières à quelques jours d'intervalle. Vous aurez vos uniformes dans trois jours...
- On les emportera là-bas pièce par pièce. La Reine et Madame Elisabeth les revêtiront. Sa Majesté sortira la première, en compagnie de Lepitre. La garde du Temple n'est pas à craindre : il suffit de montrer sa carte pour que les sentinelles ne se dérangent point. En outre, les municipaux portent une écharpe tricolore qui ôte tout soupçon. Quelques minutes plus tard, Ricard...
- Qui est celui-là ?
- Le cousin de Toulan, tout acquis lui aussi. Il jouera le rôle de l'allumeur de quinquets venu rechercher son gamin qu'il aurait oublié dans la tour en faisant sa tournée. Ce gamin, ce sera
Madame Royale déguisée avec des vêtements sales : pantalon, carmagnole, vieux chapeau avec perruque :
- Madame Elisabeth?
- Elle partira la dernière sous l'habit d'uniforme en compagnie de Toulan. Quant au petit roi, il nous pose un problème parce qu'il est trop jeune, trop curieux, trop bavard aussi pour tenir bien son rôle dans notre affaire, mais Toulan a eu une idée : comme il est plutôt fluet et léger, c'est Turgy qui l'emporterait dans un panier de linge sale. Vous connaissez Turgy?
- Oh oui! Et je me demandais pour quelle raison je ne voyais pas paraître ce fidèle serviteur qui a tenu à se faire enfermer au Temple pour continuer à veiller à la nourriture de Leurs Majestés et éviter d'éventuelles tentatives d'empoisonnement. L'idée me paraît bonne mais il faudra endormir l'enfant. Et, à ce propos, pourquoi ne pas endormir tout simplement les Tison eux aussi ?
- Parce qu'ils prennent leurs repas à tour de rôle en bas, avec les municipaux...
- Diable ! Et ils n'ont pas... un faible quelconque pour un vin ou quelque autre produit un peu particulier?
- Si. Le tabac d'Espagne. Ils en raffolent et pour les amadouer si peu que ce soit, Toulan leur en apporte de temps en temps...
- Voilà ce qu'il nous faut ! Je vous en procurerai... de ma façon, et je peux vous assurer qu'ils dormiront bien. Ainsi, la Reine sera satisfaite et le sang ne sera pas versé. Mais revenons à la sortie de la Reine. Pourquoi la confier à Lepitre qui peut craquer ?
- Justement ! Il ne " craquera " pas s'il est en sa compagnie car il lui voue une sorte de culte et la force d'âme de Sa Majesté l'empêchera de faiblir.
- Oui, fit Batz sans autre commentaire. La suite, maintenant ?
- Une fois sortis du Temple, tout le monde me rejoindra dans la rue de la Corderie où j'attendrai avec une voiture.
- Une seule pour tout ce monde ? Vous voulez rééditer Varennes ?
Pour la première fois, Batz vit sourire Jarjayes :
- La Reine a dit exactement la même chose que vous. Cela m'ennuie de diviser la famille, mais je pense qu'il faudra s'y résoudre. Peut-être trois cabriolets : un pour la Reine, le Roi et moi-même, le deuxième pour la petite Madame et Lepitre, le troisième pour Toulan et Madame Elisabeth. Turgy et Ricard rentreront au Temple le lendemain matin comme si de rien n'était...
- Et où irez-vous en cet équipage ?
- Ce n'est pas encore décidé. Peut-être Le Havre où l'un de mes amis pourrait me procurer un bateau. C'est là que le manque d'argent...
Batz se leva et alla vers la glace de la cheminée pour recoiffer sa perruque, ses lunettes, et s'assurer que son déguisement était de nouveau parfait :
- Je vois qu'il me reste de l'ouvrage. Occupez-vous uniquement de la sortie du Temple, je me charge de tout le reste : voitures, route, relais, bateau... Le Havre ne me dit rien : les ports les plus proches de Paris seront surveillés dès que la fuite sera connue. Je préfère les chemins creux du Cotentin et l'embarquement pour Jersey où le prince de Bouillon se prépare déjà.
- C'est plus long, donc plus dangereux...
- ... et c'est bien pour cette raison que je le trouve préférable.
- Je ne suis pas d'accord! Il faut que nous en reparlions. De toute façon nous devrons en discuter avec nos associés. Des réunions sont prévues rue de l'Observatoire, chez Lepitre...
- Encore ? Il sera mort de peur avant la date prévue ! Et à ce propos, y a-t-il déjà une date prévue ?
- Dans les premiers jours de mars. Il faut faire vite ! Le Roi mort, les haines se tournent vers la Reine... Où puis-je vous atteindre?
- A quelques maisons d'ici habite mon ami Balthazar Roussel. Il saura toujours où me trouver. Je vais d'ailleurs passer la nuit chez lui.
- Est-il prudent de mettre d'autres personnes dans la confidence ?
Le regard du baron devint glacial :
- Roussel était de ceux qui ont risqué leur vie le 21 janvier. Il devait escorter le faux Louis XVI en sachant parfaitement qu'il serait repris, ce qui permettait au Roi de fuir en paix. Si vous le refusez, vous me refusez aussi.
- Je n'ai pas le choix. Vous m'apportez ce dont j'ai besoin.
- Voilà qui est franc au moins ! A vous revoir, monsieur de Jarjayes !
Les inquiétudes du citoyen Lepitre
Lorsqu'il rejoignit la rue obscure, Batz emportait un sentiment de malaise qu'il n'expliquait pas, ou pas tout à fait. Ce n'était pas un manque de confiance en Jarjayes. Il le savait droit comme une lame d'épée, un vrai chevalier dans l'esprit du Moyen Age, un homme d'une absolue bravoure servie par un total mépris du danger. Son point faible, c'était de croire peut-être un peu trop facilement les autres taillés sur le même patron que lui. Et Batz regrettait que l'on eût attribué à Lepitre un rôle beaucoup plus important que celui primitivement annoncé : les habits, les passeports, les réunions chez lui et, par-dessus le marché, la responsabilité de l'évasion de la Reine! Cela faisait vraiment beaucoup, ainsi qu'il l'expliquait à son ami Roussel.
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