— Non. Je souhaite qu’elle soit vendue le plus vite possible. Voilà plus d’une semaine que j’ai quitté Venise et j’ai hâte d’y rentrer…
— Alors nous allons faire en sorte de ne pas vous retenir trop longtemps. Je vais vous demander quelques signatures et ensuite je m’occuperai d’organiser une publicité discrète auprès de quelques collectionneurs…
En quittant l’étude de Maître Lair-Dubreuil, Morosini se sentait plus léger. La « Régente » reposait à présent dans le coffre-fort ultra-perfectionné du célèbre commissaire-priseur et il ne lui restait plus, à lui, qu’à rentrer tranquillement chez Adalbert… et à téléphoner à Vienne. Entendre la voix de Lisa et peut-être les piaillements joyeux de ses poussins était ce dont il avait le plus besoin ! Après il anticipait avec plaisir un bon dîner, une soirée paisible au coin du feu à évoquer des souvenirs ou à parler archéologie et ensuite une bonne nuit… sans soucis, sans musique tzigane, sans policiers et même sans rêves ! Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé une telle sensation de fatigue…
Peut-être était-ce trop demander ? Quand, après une attente de trois heures, il obtint enfin sa communication, ce fut pour entendre au bout du fil la voix compassée de Joachim le maître d’hôtel qui lui déversa les nouvelles du jour : non, Madame la princesse n’était pas là, ni d’ailleurs Madame la comtesse ! Non, elles ne rentreraient pas ce soir ! Ni demain ou après-demain… Ces dames s’étaient rendues à Salzbourg chez des amis qui donnaient une série de concerts Mozart terminée par un grand bal.
— Et quand doivent-elles rentrer ?
— Je ne sais pas, Excellence ! Ces dames ont emporté des bagages assez… importants.
— Et les jumeaux ? Elles les ont emportés aussi ?
La voix déjà crispante se chargea de réprobation :
— Bien entendu ! Madame la princesse est une mère admirable et…
— Je le sais aussi bien que vous ! Puis-je vous prier de mettre un comble à vos bontés en me confiant chez qui elles sont ?
Il y eut un temps de silence coupé d’une petite toux sèche qui agaça prodigieusement Aldo :
— À quoi réfléchissez-vous ? S’agirait-il d’un secret d’État ?
— N… on ! Non… mais on ne peut pas leur téléphoner.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Il n’y a pas de téléphone dans un palais voué entièrement à la musique où ces sonneries énervantes seraient malvenues.
— On peut quand même y recevoir du courrier ou bien les lettres font-elles aussi trop de bruits discordants ? Alors où sont-elles ?
— Chez S. A. S. le prince Colloredo-Mansfeld, ce qui dit tout ! annonça le maître d’hôtel avec l’emphase qui convenait à tant d’illustration. On ne saurait déranger inconsidérément une si haute maison !
— Dites-moi, mon bon Joachim, je suis quoi moi ?
— Je… Évidemment ! Et je prie Votre Excellence de pardonner un regrettable oubli. Je voulais seulement dire…
— Vous avez très bien dit ce que vous vouliez dire !
Aldo raccrocha avec tant d’énergie que le téléphone faillit rendre l’âme. Il était furieux. Pas parce que Lisa s’offrait quelques jours de villégiature en compagnie de Mozart – encore qu’il n’aimât guère les Colloredo, auxquels il reprochait d’en faire un peu trop pour un génie de la musique à qui leur ancêtre avait fait mener une vie impossible ! – mais elle aurait pu l’en avertir au lieu de laisser à l’insupportable Joachim la délectation de le lui annoncer.
— Tu lui en veux ? dit Adalbert qui venait d’entrer porteur d’une pile de livres qu’il déposa sur le bureau.
— À qui ?
— À mon téléphone. Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu le malmènes ?
— Il m’a mis en communication avec cet imbécile de Joachim. Lisa, sa grand-mère et les jumeaux sont à Salzbourg, chez les Colloredo et ce pompeux crétin m’en a fait tout un plat parce que sont des princes médiatisés…
— Alors que tu n’es, toi, qu’un pauvre petit prince vénitien pas médiatisé du tout et boutiquier par-dessus le marché… Tiens ! On vient d’apporter pour toi ce poulet – et il pécha sur le tas de livres une longue et étroite enveloppe bleutée ! Une dame sans doute : il sent diablement bon !
Il embaumait, en effet, et le nez d’Aldo identifia celle qui lui écrivait avant même d’avoir jeté un œil sur la signature.
— La comtesse Abrasimoff ! commenta-t-il à mi-voix. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Ou plutôt la tienne ?
— D’où la connais-tu ?
— Je l’ai rencontrée cet après-midi chez Youssoupoff.
— C’est simple : il la lui a donnée.
— Alors il est voyant parce que je ne me souviens pas de la lui avoir confiée. Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Il n’a aucune envie de nous revoir moi et la « Régente ».
— Alors c’est elle qui est voyante… Que te veut-elle, si je ne suis pas indiscret ?
— Elle m’invite à prendre le thé demain parce qu’elle déplore la trop grande brièveté de notre entrevue de tout à l’heure. Elle dit aussi qu’elle me connaît de réputation et qu’elle a grand besoin de conseils…
— C’est vague. Que vas-tu répondre ?
Aldo replia la lettre et la mit dans sa poche :
— Il n’y a pas de réponse. Apparemment cette belle dame ne doute pas de mon acceptation. Elle m’attend, un point c’est tout.
— Ah, ah !… Et elle est belle ?
— Insolemment. Elle doit être géorgienne, circassienne ou quelque chose comme ça…
— Et bien sûr, tu vas y aller ?
— Tu n’irais pas, toi ? Ne fût-ce que par curiosité ?
Adalbert haussa les épaules et entreprit de ranger ses bouquins dans la bibliothèque :
— Poser la question, c’est y répondre…
CHAPITRE IV
UN SOUPER CHEZ MAXIM’S
La belle Circassienne – en fait c’en était une ! – habitait près du Trocadéro(6) dans une rue tranquille, un petit appartement au troisième étage d’un immeuble haussmannien pourvu d’un ascenseur aux vitres gravées et d’escaliers réchauffés d’un chemin de tapis rouge sombre fixé aux creux des marches par des tringles de cuivre brillant. La porte en fut ouverte devant Aldo par une créature hybride qui aurait pu être la fille de Gengis Khan et de Bécassine. Il vit une figure lunaire, enserrée dans un châle de soie noire agrafé d’une épingle d’or sous le menton. Un petit nez rond y voisinait avec de cruels yeux mongols, noirs comme des pépins de pomme. Quant à la bouche elle semblait inexistante, on ne s’apercevait de sa présence que lorsque la femme parlait : une simple fente dans une boule de suif. Et qui ne s’ouvrait pas souvent.
— Je suis le prince Morosini, annonça Aldo.
— Madame la Comtesse attend Monsieur le Prince…
Elle l’introduisit dans un salon dont la banalité le surprit : un ensemble de chaises et de fauteuils couverts de soie bouton d’or entourant un canapé du même Louis XVI de grand magasin, des rideaux de velours assortis, une copie de tapis persan, un lustre à cristaux que l’on retrouvait sous forme de chandeliers de chaque côté de la cheminée sur laquelle trônait une pendule en marbre blanc. Deux tableaux de paysages sans intérêt aux murs et, tout de même, sur un guéridon, un grand vase de cristal contenant des roses à longues tiges d’un beau pourpre foncé.
C’était la seule note vivante dans cette pièce où rien n’indiquait la présence d’une jeune et jolie femme. Et encore ! Dans les salons de n’importe quel palace on en aurait trouvé autant. Il pensa que la belle Tania avait dû louer cet appartement meublé. Mais, quand elle apparut le décor sembla s’éclairer par la magie de son extrême beauté.
Comme la veille elle était vêtue de noir – Aldo devait découvrir qu’elle ne portait jamais de couleurs –, ce qui était une gageure pour une brune aussi profonde mais l’éclat de ses yeux bleus, son teint de camélia, diffusaient leur propre lumière. Elle portait une robe en crêpe de Chine qui devait venir de chez Jean Patou. Grâce à Lisa, qui faisait autorité en la matière bien qu’elle s’habillât de préférence chez Jeanne Lanvin, Aldo connaissait les caractéristiques de presque tous les couturiers parisiens. Le drapé d’une robe en apparence simple, était pour lui révélateur mais il s’intéressa aussi à la broche de saphirs clairs et de diamants qui semblait fixer ce drapé à l’épaule. Cependant, la jeune femme s’avançait vivement vers lui les mains tendues :
— Félix ne nous a même pas laissé le temps de faire connaissance ! dit-elle avec un éclatant sourire. Pourtant, vous êtes peut-être l’homme au monde que je souhaite le plus rencontrer !
Il prit les mains offertes, en baisa une et rendit sourire pour sourire :
— Puis-je savoir ce qui me vaut une attention aussi flatteuse ?
— La modestie ne vous va pas, mon cher prince ! Comme si vous ne saviez pas que pour un grand nombre de femmes, en Europe et aussi ailleurs sans doute, vous représentez toutes les fulgurances des plus beaux diamants, des rubis rares, des émeraudes les plus sublimes, tous ces joyaux qui ont paré des souveraines ou des empereurs. Vous appartenez un peu aux Mille et Une Nuits !
— Je vous jure que je ne possède ni lampe merveilleuse ni tapis magique et, pour celles qui aiment les parures exceptionnelles, un joaillier comme Chaumet ou Boucheron est infiniment plus passionnant que moi. Seuls les joyaux historiques m’attirent…
— Et collectionneur ! Cela se sait aussi. Mais, je vous en prie, asseyez-vous et causons !… Ou plutôt, allons prendre le thé ! Je crois qu’il nous attend…
Dans une salle à manger aussi banale que le salon, le décor n’était réchauffé que par le samovar placé au centre d’une table garnie de pâtisseries et des ingrédients nécessaires à un thé à la russe. La fille de Gengis Khan était là elle aussi mais elle s’esquiva sur un signe de sa maîtresse… Après avoir goûté le thé servi par de fines et expertes mains blanches ornées d’un seul diamant, Morosini demanda :
— Comment avez-vous eu mon adresse actuelle ? Ce n’est pas à cet endroit que j’habite en général lorsque je viens à Paris.
Par-dessus le bord de la tasse elle leva sur lui un regard plein d’innocence :
— Je l’ai demandée à Félix. Un passage chez votre concierge a confirmé.
Un concierge étant fait pour renseigner autant que pour garder, Aldo se résigna à n’exercer quelques représailles que ce soit sur celui d’Adalbert :
— C’est en effet bien naturel, marmotta-t-il en essayant de se souvenir s’il avait vraiment donné cette adresse à Youssoupoff. À présent me direz-vous en quoi je peux vous être utile ?
Elle essuya délicatement ses jolies lèvres avec une minuscule serviette brodée puis enveloppa son visiteur d’un sourire ensorcelant :
— Vous pourriez m’aider à retrouver certains joyaux de famille disparus à la suite de la Révolution. Mon défunt époux était un diplomate qui a senti venir le vent et a eu la prudence d’investir des capitaux en Europe de l’Ouest. Ce qui me permet de vivre convenablement. C’était un homme d’âge mûr et plein d’expérience et je le remercie chaque jour d’avoir ainsi veillé à ma sécurité future mais nous possédions aussi des bijoux de grand prix. Malheureusement ils nous ont été volés quand nous avons fui Saint-Pétersbourg. Aussi je souhaiterais…
— Permettez-moi un instant, comtesse ! fit Aldo en l’interrompant d’un geste de la main. Je dois vous mettre en garde contre une information peut-être un peu sommaire. Je suis avant tout antiquaire et, si je porte aux bijoux un intérêt que j’avoue bien volontiers passionné, c’est pour leur beauté, bien sûr, mais aussi pour leur histoire. Or je sais que la Russie impériale renfermait une fabuleuse collection de joyaux répartis chez de nombreux particuliers en dehors du trésor des tsars mais je n’ai pas vocation à rechercher tel ou tel bijou de famille, infiniment précieux sans doute pour ses possesseurs mais qui me laisserait indifférent.
Le ton était ferme, un peu sec peut-être mais c’était volontaire. Ce n’était pas la première fois qu’une jolie femme le priait de lui rechercher sa rivière de diamants ou son sautoir de perles subtilisé par un valet indélicat ou simplement perdus. Il n’était ni policier ni détective privé et ce genre d’investigations ne le regardait pas. Aussi préférait-il annoncer sans tarder la couleur et couper court à un entretien sans objet. Tant pis si la belle Tania se fâchait !
Or elle n’en fit rien, lui servit une autre tasse de thé et sourit de nouveau tandis que sa voix atteignait d’étranges suavités :
— Mais je ne vous demande pas de courir après n’importe quoi ! Nous possédions quelques pièces historiques. D’abord une paire de bracelets de rubis ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette…
"La Perle de l’Empereur" отзывы
Отзывы читателей о книге "La Perle de l’Empereur". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La Perle de l’Empereur" друзьям в соцсетях.