En dépit de l’heure tardive, Adalbert n’était pas couché. Vêtu d’une vieille veste d’intérieur en velours à brandebourgs, les pieds dans des charentaises, il arpentait son cabinet de travail en déclamant :


Corrige-toi devant tes propres yeux et

Prends garde de te faire corriger par un autre.

Si tu es un homme vertueux,

Fonde un foyer,

Épouse une femme forte,

Il te naîtra un fils.

Construis une maison pour ton fils


— Merci, grogna Morosini, c’est déjà fait. Qu’est-ce qui te prend ? Tu fais ton testament ou tu prends à retardement les bonnes résolutions que l’on décide au début de l’année ?

Arrêté dans son élan lyrique, l’œil accusateur sous sa mèche en désordre, Adalbert proféra :

— Barbare ! Comment peux-tu traiter avec cette désinvolture un superbe texte qui vient du fond des âges et que je viens d’avoir le bonheur de traduire !

— Du fond des âges ?

— La IVe dynastie, ignorant ! Il s’agit d’une partie de l’enseignement d’Hergedel, le fils du grand Khéops ! Un sage s’il en fut et dont chaque homme devrait s’inspirer…

— Mais c’est qu’il a l’air d’y croire ! Adalbert, mon bon, redescends sur terre et considère avec magnanimité les pauvres mortels qui la peuplent ! Et si cet « enseignement » te paraît tellement sublime, que ne t’en inspires-tu ? Marie-toi à… une femme forte et…

— Je les préfère fines et délicates. Je déteste les viragos ! Mais, au fait, d’où sors-tu à pareille heure ? Il est près de trois heures…

— Aussi n’ai-je qu’une envie, c’est d’aller dormir… si toutefois tu consens à mettre la pédale douce à ton lyrisme !

— Je crois que je vais t’imiter, fit l’archéologue en rejetant sur son bureau le papyrus qu’il avait à la main.

Mais ce fut pour y prendre un grand bristol superbement armorié :

— Tiens, je viens de recevoir des invitations pour nous deux…

— Pour nous deux ? Il faudrait que l’on sache que je suis chez toi. De qui ces invitations ?

— Du prince Karam, le plus jeune fils du maharadjah de Kapurthala. Son père donne une fête le 15 avril prochain dans son château du bois de Boulogne. J’y suis invité et le prince ajoute que son père et lui-même seraient infiniment honorés si tu consentais à m’accompagner. Ils croient savoir en effet que tu séjournes chez moi en ce moment. Il y a d’ailleurs un carton pour toi…

— Comment savent-ils que je suis ici ?

— Cela, le prince Karam ne le dit pas. Une sorte de mystère… et tu adores les mystères.

— Sauf ceux me concernant directement. Et puis le 15 avril j’espère bien être rentré chez moi.

— On ne peut jurer de rien et il faut répondre. Si j’étais toi j’accepterais. Une fête chez le maharadjah est toujours un grand plaisir et pour un homme comme toi c’est intéressant. Enfin, si d’aventure Lisa s’attardait à Salzbourg…

— Ah, je t’en prie ! Pas de pensées négatives ! Tu sais quelle hâte j’ai de la retrouver…

— Et superstitieux avec ça ! Écoute, tu peux toujours accepter, quitte à te décommander avec force lamentations si tu es déjà parti. À moins que tu ne reviennes ? Crois-moi, cela vaut le voyage !

— On verra ça !



 CHAPITRE V


UNE VENTE MOUVEMENTÉE

Comme toujours lorsque la vente était d’importance, la grande salle de l’hôtel Drouot faisait le plein. Il n’avait fallu que peu de jours à la presse pour s’emparer de la « Régente » et lui tisser, à grands fracas d’articles à sensation, une histoire – au plutôt des histoires – qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité. L’étude de Maître Lair-Dubreuil s’était contentée de signaler l’achat par Napoléon pour Marie-Louise, le passage chez l’Impératrice Eugénie et, lors de la vente des joyaux de la Couronne, l’achat par un joaillier qui l’avait revendue à un membre de la famille impériale russe sans autres précisions. Comme il le souhaitait le nom du prince Youssoupoff ne fut pas évoqué… jusqu’à la veille de la vacation cependant où, renseigné on ne sait comment, un journaliste du Matin, Martin Walker, avait titré sur quatre colonnes : « La Perle sanglante » avec, en sous-titre « Raspoutine venait la chercher chez Youssoupoff : il a trouvé la mort. » Suivait un article, pas mal fait d’ailleurs, où Morosini put lire avec une stupeur incrédule ce que lui avait raconté le prince Félix avec, naturellement, les « enjolivures » rituelles. Entre autres celle-ci : il était convenu entre Youssoupoff et Raspoutine que la princesse Irina – que le staretz brûlait d’approcher enfin ! – lui ferait elle-même l’hommage de la perle qu’elle porterait sur sa gorge, d’où il aurait le droit de la détacher…

— Seigneur ! s’écria-t-il en froissant le journal qu’il envoya rouler à terre, où diable ce type est-il allé chercher cela ?

— Comme tu dis : le diable seul le sait ! soupira Vidal-Pellicorne en ramassant le quotidien, mais ce genre de truc marche d’autant mieux que c’est mélangé à la vérité…

— En tout cas, si je peux mettre la main sur ce Martin Walker, il faudra bien qu’il me crache ses sources !

C’est donc animé des intentions les plus belliqueuses qu’Aldo se rendit à la salle des ventes, flanqué d’un Adalbert qui n’eût manqué le spectacle pour rien au monde.

Ils eurent quelque peine à atteindre le saint des saints et c’eût été impossible sans l’aide d’un des commissionnaires savoyards et musclés qui assuraient l’ordre et s’efforçaient de canaliser la ruée des amateurs de sensations fortes. Il y avait tellement de monde que ce n’était pas une mince affaire d’extraire de la foule les porteurs de cartes d’invitation, et la direction de l’hôtel Drouot dut faire appel à la police pour éviter l’émeute…

Elle était cependant déjà sur place et, en émergeant dans les premiers rangs des chaises disposées pour les acheteurs éventuels, Aldo se retrouva nez à nez avec le commissaire Langlois, toujours tiré à quatre épingles selon son habitude et qui feuilletait tranquillement le catalogue de la vente où l’on avait, en hâte, ajouté un feuillet pour la « Régente ». Les deux hommes se saluèrent avec, chez le policier, un rien d’ironie :

— Je constate avec plaisir que vous êtes toujours notre hôte, prince…

— Ce n’est pas une surprise, j’espère ? Ou bien n’ai-je pas reçu votre autorisation de rentrer chez moi ? À moins que vous ne m’ayez simplement oublié ?

— On ne vous oublie pas facilement mais il se pourrait que votre… quarantaine prenne fin aujourd’hui.

Puis sur un ton plus sec :

— C’est la curiosité qui vous amène ici ?

— Non, fit Aldo rendant sécheresse pour sécheresse. « Mon métier ».

— Vous venez acheter la fameuse perle ?

— Je n’aime pas beaucoup les perles et n’ai d’ailleurs aucun client pour celle-ci.

— Un joyau historique ? Vous le dédaignez ? C’est surprenant ! N’est-ce pas plutôt parce qu’il s’agit là de ce que les receleurs et les gens de la profession appellent un « bijou rouge » ?

— Oh, vous savez ! Presque toutes les pièces historiques en font partie. Serait-ce le cas de la « Régente » ?

— Comme si vous ne le saviez pas ! Allez-vous me faire regretter mes bonnes dispositions ?

— Vos bonnes dispositions ?

Le visage de Morosini était à cet instant un poème de candide indifférence. Langlois eut même droit à un beau sourire qu’il n’eut pas tellement l’air d’apprécier :

— Celles qui m’incitaient à vous laisser reprendre dès ce soir l’Orient-Express à destination de Venise. Voyez-vous, prince, je suis persuadé que c’est la « Régente » que le pauvre Piotr Vassilievich cachait dans sa cheminée et que vous le savez parfaitement, parce que c’est vous qui l’avez trouvée…

— D’où le prenez-vous ?

— Dans mes convictions et aussi dans certaines figures que j’aperçois parmi le public. Tenez ! Voyez-vous là-bas votre amie Masha Vassilievich accompagnée de deux de ses frères ? Cela m’étonnerait qu’elle vienne acheter. Alors pourquoi est-elle là ?

— Parce que l’on ne vend aujourd’hui que des bijoux russes. Une façon comme une autre de reprendre l’air du pays ! Du moins je suppose…

— Vous avez réponse à tout, n’est-ce pas ? fit le policier avec un petit rire. Mais, au fond, je ne comprends pas pourquoi vous me refusez si obstinément la vérité. Ce n’est pas vous l’assassin du tzigane. Vos raisons m’échappent, je l’avoue.

— Eh bien, je vais vous expliquer ma présence : il y a dans cette vente une émeraude dont on dit qu’elle a appartenu à Ivan le Terrible et je souhaite l’acquérir pour un collectionneur…

Un instant Langlois considéra l’homme élégant et désinvolte qui lui faisait face. Difficile de trouver la vérité sous ce beau masque à la fois aimable et impénétrable. Il haussa les épaules :

— Après tout, c’est peut-être vrai ?… Tiens, voilà le responsable de cette cohue !

L’œil inquisiteur, le cheveu blond en bataille, assez grand et solidement bâti sous le costume de tweed de bonne coupe quoiqu’un peu fatigué, un homme d’une trentaine d’années se frayait un chemin à travers la foule sans trop se soucier de ce qu’il bousculait. Mais sa méthode était énergique et il eut bientôt rejoint les deux hommes :

— Toujours à la recherche de votre assassin, commissaire ? Vous espérez le trouver ici ?

— Pourquoi pas ? Il doit aimer les bijoux et il y a ici de quoi flairer ! Je vous présente Martin Walker, prince, et j’espère que vous avez apprécié son article à sa juste valeur.

— « La Perle sanglante » ? Efficace, sans doute… mais pas très nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est la belle imagination dont vous avez fait preuve…

Le journaliste fronça le sourcil :

— À qui ai-je l’honneur… oh non, inutile de me dire qui vous êtes ! Le prince Morosini, je présume ?

— Vous présumez bien. Je fréquente peu la presse cependant.

— Mais elle vous apprécie. Vous êtes de ces gens précieux grâce à qui nous pouvons parfois faire rêver des millions de lecteurs ! L’homme qui connaît le mieux au monde les bijoux historiques ! Vous venez acheter la perle ?

— Non. Rien qu’une émeraude.

— Tout aussi sanglante si, comme le prétend le catalogue, elle a appartenu à Ivan IV ?

Ce fut au tour des sourcils d’Aldo de remonter avec un rien d’insolence :

— Comment ? Vous qui aimez tant les titres à sensation, vous lui donnez platement son matricule !

Walker se mit à rire, ce qui lui enleva une quinzaine d’années.

— Me voilà pris en flagrant délit de culture historique ! Pardonnez-moi !… Ah, on dirait que les choses commencent à s’arranger et nous allons pouvoir démêler les personnalités du menu fretin.

Peu à peu, en effet, le désordre refluait et la salle, si elle restait bruyante, prenait son habituel visage policé. Naturellement et comme ses deux compagnons, Aldo s’intéressa à ceux qui la composaient et parmi lesquels il fallait distinguer les curieux qui n’achèteraient rien mais formeraient le fond du tableau, de jolies femmes actrices de théâtre ou de cinéma qui, elles, venaient se montrer et peut-être se laisser tenter, les représentants de deux ou trois grands joailliers, des membres de la colonie russe venus cultiver leur nostalgie. Parti pour son domaine de Corse le prince Youssoupoff n’y était pas mais Aldo reconnut une de ses proches, la princesse Murat(8) qu’il se promit d’aller saluer tout à l’heure, elle qui ne manquait jamais une vente proposant des souvenirs napoléoniens. Ce qui était le cas de la « Régente ». Des collectionneurs enfin : deux Rothschild, Nubar Gulbenkian et quelques autres de moindre importance mais l’attention de Morosini les oublia vite pour se fixer sur un groupe de trois personnes qu’il n’eut aucune peine à reconnaître : le milliardaire Van Kippert, sa fille et le marquis d’Agalar, sombrement beau à son habitude, qui courtisait de toute évidence la jeune Muriel et son imposante dot. Aldo n’aurait jamais cru que cet arrogant visage put produire autant de sourires. Il est vrai que cela lui permettait de montrer l’éclat neigeux de ses dents. La jeune Américaine semblait fascinée…

Adalbert, qui s’était attardé auprès d’un grave personnage barbu orné d’une énorme rosette de la Légion d’honneur, rejoignit à cet instant la place qu’Aldo lui gardait.

— Je me demandais si tu allais le quitter un jour, murmura celui-ci. C’est un parent ?

— Penses-tu ! C’est un académicien et c’est lui qui m’avait présenté La Tronchère. Je voulais apprendre de lui s’il savait où se trouve actuellement ce sacripant car, bien entendu, il n’y a plus personne rue du Mont-Thabor…