— Les fleurs aussi je suppose ? Elles s’épanouissent rarement dans les locaux de la police…
— Pourtant dans cette pièce il y en a toujours eu et je ne fais que suivre les habitudes de mon prédécesseur qui fut aussi mon maître : le commissaire principal Langevin dont vous voyez ici un portrait. Un grand policier maintenant à la retraite.
— Oh, je connais M. Langevin !
Et comme les sourcils de Langlois se relevaient, il expliqua :
— C’est un vieil ami de ma grand-tante, la marquise de Sommières. Je lui dois même quelques bons conseils dans une affaire difficile. Si vous le voyez, voulez-vous le saluer pour moi ?
— Je n’y manquerai pas, soyez-en certain. À présent me direz-vous ce qui me vaut votre visite ?
— Ceci !
Aldo venait de tirer de sa poche l’écrin de cuir vert dans lequel, chez le commissaire-priseur, on avait logé la « Régente ». Il l’ouvrit et le posa sur le bureau.
— Je vous l’apporte, soupira-t-il. Faites-en ce que vous voulez !
Posant sa pipe, Langlois prit l’écrin pour l’approcher de la lumière froide dispensée par la lampe qui éclairait sa table de travail. Puis il saisit doucement la perle par son chapeau de diamants :
— Quelques grammes de splendeur et tant de sang versé ! C’est à peine croyable.
— Dans la profession que j’exerce c’est plus fréquent que vous ne le croyez, mais on dirait que cet objet est particulièrement redoutable. Ce matin j’ai été éveillé aux aurores par Maître Lair-Dubreuil…
— … qui a été victime cette nuit d’une tentative de cambriolage. Si on peut appeler ça comme ça ! Il s’agissait surtout de lui faire peur en lui laissant un message du fou qui ose signer Napoléon VI. S’il veut éviter d’en répondre sur sa vie, il doit remettre la perle à son propriétaire ou à celui qui l’a mise en vente. Alors il vous a appelé ?
— C’est exact et moi, maintenant, je viens vous voir parce que j’en ai assez de cette histoire, commissaire ! Mes affaires me réclament et je voudrais bien revoir Venise.
— Vous auriez pu le faire plus tôt. Il suffisait de me dire la vérité au lieu de jouer à cache-cache avec moi. Mais, pour la bonne règle, revenons un peu en arrière : c’est bien cela que les assassins de Piotr Vassilievich cherchaient chez lui ?
— En effet. Sa sœur voulait me la confier pour que je la vende. Nous l’avons trouvée ensemble et vous connaissez la suite. Sachant que son dernier propriétaire légal était le prince Youssoupoff, je suis allé chez lui pour la lui rendre mais il n’en a pas voulu. C’est un homme… extrêmement séduisant et un peu étrange…
— Je l’ai rencontré et je suis pleinement d’accord avec vous. Je sais aussi qu’il a vendu certains des joyaux emportés par lui de Russie et, si je vous suis bien, il a refusé celui-ci ? Mais pourquoi ?
— Il n’a pas voulu y toucher. Superstition ou prémonition, toujours est-il qu’il m’a dit de m’en charger et de le vendre au plus vite, l’argent récolté devant servir à alléger la misère de ses compatriotes et assurer le sort du petit Le Bret, le jeune garçon qui a osé suivre les ravisseurs du tzigane. Je suis donc reparti avec et je l’ai confiée à Maître Lair-Dubreuil. Et voilà où nous en sommes…
— Pourquoi n’achetez-vous pas vous-même on ne faites-vous pas acheter par votre beau-père ! Vous êtes tous deux collectionneurs et plutôt riches ?
— Parce que moi non plus je n’en veux pas. Traitez-moi de Vénitien superstitieux si vous voulez, mais je ne veux pas faire entrer la « Régente » dans la maison où vivent ma femme et mes enfants. Pas davantage chez Moritz Kledermann mon beau-père. Sa passion des joyaux historiques lui a coûté suffisamment cher et ce qui s’est passé hier me renforce dans ma conviction : quiconque possédera la « Régente » sera en danger. Tout au moins tant que vous n’aurez pas mis la main sur ce maniaque de la couronne !
— Soyez sûr que je m’y efforce. En attendant vous souhaitez que je la garde ?
— Exactement. Au fond c’est une pièce à conviction et je ne pense pas que l’assassin oserait s’en prendre à votre forteresse. Quant au petit Le Bret, je vais dès à présent me charger de son avenir. Les réfugiés, eux, attendront qu’il soit possible de monnayer ce damné bijou…
— Oh, je vous comprends. Cependant je ne peux le garder.
— Mais… pourquoi ? fit Aldo affreusement déçu.
— Je pourrais vous dire que nos coffres ne sont pas assez solides mais surtout la loi ne nous autorise pas à nous charger de ce qui n’est pas vraiment une pièce à conviction puisque l’assassin ne l’a pas eue en main. Vous pourriez la confier à la Banque de France avant de partir ? Parce que, bien sûr, vous souhaitez que je vous rende votre liberté, ajouta Langlois avec un demi-sourire.
— Vous voulez dire que j’en rêve !
— Eh bien partez ! Si j’ai besoin de vous, je saurais toujours où vous trouver ! Je crains même d’avoir un peu abusé de mes pouvoirs…
Emporté par une grande vague de soulagement, Morosini aurait volontiers embrassé le commissaire qu’il remercia avec chaleur. Du coup, il récupéra l’écrin sans se faire prier davantage.
— Vous allez suivre mon conseil ? demanda Langlois.
— Pour la Banque de France ? Peut-être, si je ne parviens pas à m’en débarrasser rapidement. À ce propos, je suis invité demain à une soirée chez le maharadjah de Kapurthala et…
Brusquement, le commissaire partit d’un éclat de rire :
— Hé là ! Doucement ! Je sais bien que vous feriez n’importe quoi pour vous débarrasser de ce sacré bijou mais je vous rappelle que c’est un vieil ami de la France et même un excellent ami. Vous ne voudriez pas qu’on nous l’assassine ici ? Si vous n’avez pas pitié de lui, ayez au moins pitié de moi ajouta-t-il en retrouvant son sérieux. Alors si vous emportez votre joyau maudit à la réception, tâchez que cela ne se termine pas dans un bain de sang. Cela dit, je vous souhaite bon retour dans votre merveilleuse Venise. Si d’aventure j’avais à nouveau besoin de vous je vous téléphonerais…
Langlois raccompagna son visiteur au seuil où ils se serrèrent la main :
— Au fond je suis très content de vous avoir rencontré, dit-il. À bientôt peut-être…
— Personnellement j’en serais ravi mais tout dépend des circonstances…
— Bien entendu. Ah, pendant que j’y pense encore une question si vous voulez bien ?
— Mais… je vous en prie !
— La femme que vous avez suivie jusqu’à Saint-Ouen, vous pourriez la reconnaître ?
— Oui.
— Et… vous n’avez aucune idée de son identité ?
L’espace d’un éclair, Aldo entendit Martin Walker plaider pour la malheureuse chargée d’un nom si pesant. Il revit de même les yeux suppliant de Marie. Si sympathique soit-il, Langlois restait un policier et on ne pouvait ajouter à une liste d’épreuves déjà longue :
— Aucune, dit-il fermement. À son accent je pense qu’elle est russe mais c’est tout ce que je peux en dire.
— Il faudra bien que je m’en contente !
Le maharadjah de Kapurthala habitait au bois de Boulogne un petit château blanc, construit sous le Second Empire près du champ de courses de Longchamp afin de permettre à son propriétaire d’alors de suivre les manifestations hippiques sans bouger de chez lui. Il se nichait dans la verdure, non loin du Moulin, et donnait un cachet d’élégance supplémentaire à cette partie du Bois. Ce soir-là il brillait dans la nuit comme une colonie de lucioles. Le temps, plutôt frais, était serein, le soleil ayant brillé presque toute la journée ce qui avait incité Adalbert à sortir son petit bolide rouge en dépit des réserves d’Aldo qui aurait cent fois préféré un taxi plus adéquat, selon lui, au port de habit de soirée.
— On va sortir de là fripés comme des vieilles pommes et le cheveu en bataille ! prophétisa-t-il en s’introduisant dans le siège de cuir voisin du conducteur.
— Tout le monde ne peut pas se promener en gondole, riposta son ami. Et nous aurons toujours meilleure allure qu’avec tes chers taxis qui font affreusement bourgeois et qu’on aurait du mal à retrouver à la sortie. Si tu ne veux pas refaire tes boucles à l’arrivée, mets ça ! ajouta-t-il en lui tendant un casque de cuir semblable au sien. Tu auras l’air d’un aviateur !
Parvenus à destination, Aldo admira en connaisseur la désinvolture de l’archéologue quand il arrêta son engin entre deux Rolls miroitantes, en sauta en arrachant le casque en question qu’il laissa tomber sur le siège et céda la place à un serviteur vêtu de blanc et enturbanné chargé de garer l’Amilcar. Un autre serviteur ayant ouvert la minuscule portière, Aldo descendit plus calmement et put constater avec satisfaction que sous l’ample cape noire son habit merveilleusement coupé ne présentait pas le plus petit faux pli.
Si Morosini s’attendait à évoluer dans un décor oriental, il put constater qu’il n’en était rien. À l’exception des fabuleux tapis de soie ancienne aux tons assortis qui couvraient le sol un peu partout, le mobilier appartenait tout entier au XVIIIe siècle français, et un XVIIIe siècle de qualité.
— Étonnant, n’est-ce pas ? murmura Adalbert en prenant place avec Aldo dans la file des invités qui attendaient leur tour de saluer le maître de céans. Mais le plus étonnant dans tout cela, c’est encore le maharadjah lui-même. Un personnage vraiment hors du commun ! Tel que tu le vois aujourd’hui, ajouta-t-il en désignant la haute et mince silhouette en habit orné de plusieurs décorations scintillantes et coiffée d’un turban blanc d’où partait une fusée de diamants couronnant une énorme émeraude, on a du mal à imaginer qu’à dix-huit ans il pesait plus de cent kilos et n’était qu’un petit rajah sikh assez obscur mais déjà assis sur son trône depuis l’âge de cinq ans.
— Et il est devenu maharadjah – ça veut dire grand roi, je crois ? – par l’opération du Saint Esprit…
— Le Saint-Esprit en l’occurrence s’appelait Édouard VII. Il faut te dire que Jagad Jit Singh de Kapurthala, ce petit rajah de rien du tout, est habité par une vaste intelligence, une grande ouverture d’esprit et qu’il fait de son État un modèle du genre. Il est venu très tôt en Europe où il a conquis presque tous les souverains, à commencer par la peu commode reine Victoria, et noué une véritable amitié avec le roi Georges de Grèce. Mais c’est en France, où il n’y a plus de rois cependant, qu’il a reçu l’illumination.
— Shiva lui est apparu ?
— Non. Louis XIV. En 1900 il est venu comme tout le monde voir l’Exposition ; il séjournait à Versailles, à l’hôtel des Réservoirs, et il a longuement visité le château. Ce sont d’abord les glaces de la fameuse galerie qui lui ont révélé son obésité mais la splendeur du lieu l’a émerveillé. Rentré chez lui, il a maigri de cinquante kilos en trois ans – c’est un sage ! – et il a entrepris la construction d’un palais à la française qu’il voulait digne du modèle, car il avait l’impression que Louis XIV se réincarnait en lui…
— Notre Roi-Soleil aurait pu plus mal choisir…, chuchota Aldo, car leur tour approchait, en contemplant le fin visage empreint d’une grande noblesse et d’une grande douceur qu’éclairaient un sourire charmant et de magnifiques yeux sombres. Un homme bien séduisant en vérité !
Son impression devint conviction quand les phalanges princières serrèrent les siennes et que Jagad Jit Singh se déclara vraiment très heureux et très honoré de le recevoir :
— M. Vidal-Pellicorne et moi nous connaissons depuis longtemps et je sais quelle belle amitié est la vôtre, et c’est une joie d’accueillir avec lui ce soir celui en qui s’incarnent non seulement la grande histoire mais aussi la splendeur de Venise. J’espère que tout à l’heure nous pourrons parler un peu…
Cela dans un français irréprochable servi par une voix ferme et bien timbrée qui donnait toute sa valeur au compliment auquel Morosini répondit – chose rarissime chez lui car il avait appris à se méfier des mouvements de son cœur – avec la chaleur d’une sympathie spontanée. Il ne savait pas pourquoi mais cet homme lui plaisait.
Un peu plus loin, une très belle jeune femme brune drapée dans un sari couleur d’aurore, un véritable déluge de perles autour du cou et aux oreilles, recevait à son tour les invités de son beau père : la princesse Brinda était en effet l’épouse du prince héritier Karam Jit Singh qui évoluait quelque part dans la foule des invités. Elle reçut l’hommage des deux amis avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison parisienne jointe à la grâce innée des grandes dames indiennes. Aldo apprit ainsi que sa réputation était allée jusqu’aux Indes…
Tandis que le lent défilé se poursuivait – le maharadjah tournait un petit discours courtois à chacun de ses invités – Aldo et Adalbert se réfugièrent près des grandes compositions florales qui formaient le fond des salons. En saluant le maharadjah, le premier avait remarqué sur sa poitrine la plaque de la Légion d’honneur.
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