La question était posée sur un ton négligent mais le regard attentif de Langlois démentait l’apparente désinvolture. Aldo en eut conscience et choisit la même attitude :

— Difficile à croire : il n’y a pas un Espagnol qui ne haïsse l’Empereur…

— Il n’y a pas non plus beaucoup de Russes qui l’aiment. J’admets qu’il n’a pas vraiment le type pour un descendant d’une marchande de Moscou mais comme il n’y a pas de limites à la folie humaine… C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Agalar ?

Morosini, bien sûr, aurait pu dire bien des choses. Parler de Tania et de la terreur que le beau marquis lui inspirait, mais il répugnait à mettre la jeune femme en contact direct avec la police même au travers de l’homme courtois qu’il avait en face de lui. En outre ce serait révéler une cachette dont le secret subsistait peut-être encore. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules :

— À l’exception d’un souper chez Maxim’s où je l’ai aperçu en compagnie des Van Kippert, je ne l’ait jamais tant vu qu’hier soir.

C’était l’exacte vérité ; pourtant Aldo eut l’impression de mentir effrontément. Le commissaire, grâce à Dieu, n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il était en train de s’extraire de son confortable fauteuil et de remercier Adalbert de son hospitalité. Celui-ci, cordial à souhait, l’invita à y recourir quand il le souhaiterait. Cet échange de politesse n’empêcha pas Langlois de poser, au moment où il allait sortir, une dernière question à Morosini :

— Vous qui êtes un spécialiste des joyaux, vous n’êtes pas surpris du choix étrange fait par le voleur de la princesse ? Pourquoi deux bracelets seulement alors que nombre d’autres bijoux s’offraient à sa convoitise ?

— Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ses motivations me sont complètement étrangères…

— Sans doute, sans doute ! Pourtant la princesse Brinda a bien voulu me confier que ces pièces étaient les seules à ne pas être de provenance indienne, ou commandées à des joailliers de la rue de la Paix ou de la place Vendôme. Son époux, sachant sa passion pour les rubis, les a achetés pour elle à une vente russe. Étrange, non ?

Le ton des dernières paroles s’était fait curieusement sévère et, quand le policier eut disparu, Aldo se tourna vers son ami :

— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Que c’est moi qui les ai volés ?

— Non, mais je me demande si tu ne devrais pas lui dire ce que tu sais à propos de la belle comtesse. Il est de ceux qui savent se renseigner…

— Et moi, je me demande si je ne devrais pas prendre le premier train pour Venise ! J’en ai par dessus la tête de ces histoires !

— Ce ne serait pas une bonne idée !… Crois-moi ajouta Adalbert en se servant un autre verre, tu devrais mettre un peu de côté tes sentiments chevaleresques et lui toucher deux mots de Tania. Après tout elle s’en trouverait peut-être plus heureuse ?

— Peut-être, en effet !… J’irai la voir demain matin et nous déciderons ensuite. Allons dîner, je meurs de faim !

Théobald venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger pour annoncer que le dîner était servi, mais il était écrit sur les tablettes d’un espion particulièrement contrariant que Morosini aurait toutes les peines du monde à le digérer car, lorsqu’il rentra dans sa chambre avec l’intention de s’offrir une longue nuit de repos, il vit soudain accroché au bras de la Fortune de bronze doré demi étendue sur le cadran de la pendule, placée sur la cheminée, quelque chose qui lui coupa le souffle : les deux bracelets de rubis de la princesse Brinda !

Sans oser y toucher, il contempla d’un œil incrédule les larges cercles d’or pavés de magnifiques pierres calibrées qui devaient peser chacune entre deux et trois carats. Elles étaient superbes et leur couleur « sang de pigeon » admirable ; mais ce fut pourtant avec une horreur rétrospective qu’il les contempla. Si d’aventure Langlois avait émis l’intention de visiter sa chambre… La seconde pensée fut d’ordre plus pratique : comment ces sacrés bijoux étaient-ils arrivés chez lui ? Il ouvrit la porte pour appeler Théobald qui ne devait pas encore être couché quand un léger courant d’air fit battre la fenêtre derrière son dos, attirant son attention. Or, quand il faisait chaque soir les couvertures, Théobald avait l’habitude de fermer soigneusement les fenêtres et de tirer les rideaux. Ceux-ci étaient en place mais la croisée était bel et bien ouverte.

Elle donnait comme celles des autres chambres de l’immeuble déjà ancien sur un petit jardin intérieur dont le centre était un jet d’eau qui apportait en été une agréable fraîcheur. Et, comme l’appartement d’Adalbert était au premier étage sur entresol il n’était pas difficile de deviner par quel chemin on avait apporté le cadeau empoisonné : les architectes du baron Haussmann s’étaient parfois donné du mal pour ornementer à profusion ces constructions « modernes ». Cela offrait de vrais boulevards à un cambrioleur un peu agile ! L’instant suivant, Aldo déboulait chez Adalbert qui se disposait lui aussi à se coucher.

— Viens voir ! fit-il sobrement.

— Voir quoi ?

— Viens toujours !

Mis en face de la Fortune si somptueusement parée, Adalbert émit un « ah ! » consterné ; puis tirant de sa poche un crayon, il s’en servit pour ôter les bracelets sans y mettre les mains, alla jusqu’au qu’au secrétaire Empire qui était l’un des plus beaux meubles de la chambre, y prit deux enveloppes, glissa les bracelets dedans et colla les rabats du mieux qu’il put, puis exhala un soupir de satisfaction :

— Voilà !… Au fait, tu n’y avais pas touché ?

— Je ne suis pas fou.

— Dans ce cas il ne restera plus qu’à porter ceci dès demain, à notre ami Langlois qui n’aura qu’à les rendre à leur propriétaire, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on s’est donné la peine de te les apporter ?

— Justement pour accréditer un peu plus les soupçons dudit Langlois contre moi. J’ai mis du temps à lui avouer que je détenais la « Régente » Il supposera que je lui rapporte ces bracelets parce que j’ai pris peur après son passage. Je n’ai pas aimé ses dernières paroles ce soir…

— Peut-être, mais par pitié ne dramatise pas ! Encore un peu et tu vas me dire qu’il te prend pour Napoléon ?

— Va savoir !… J’en viens à me demander s’il n’aurait pas l’idée de me faire surveiller ?

Adalbert considéra un instant son ami sans rien dire, le sourcil soucieux. Puis, tournant les talons il rejoignit les pièces de façade où les lumières étaient éteintes, s’arrêta dans son cabinet de travail, sans rien allumer, et souleva l’un des rideaux en prenant bien soin de rester en retrait. La rue était vide, silencieuse. Pas une âme ! Pas même un chat sur la chaussée ou sur les trottoirs mouillés par une petite pluie en fin de journée. Mais Vidal-Pellicorne possédait cet œil d’archéologue capable de déceler dans un amas de décombres le fragment de bronze ou de poterie annonçant quelque chose de plus important. À regarder attentivement il devina une forme plus sombre dans le renfoncement d’une porte cochère presque en face de lui…

— Je crois que tu as raison, dit-il. Il y a là quelqu’un…

Pour s’en assurer, il ouvrit doucement la fenêtre puis la claqua violemment comme sous l’effet d’un coup de vent et au risque de faire tomber les vitres, mais le résultat fut intéressant : un mouvement involontaire permit de distinguer un peu mieux un homme emballé dans un imperméable et coiffé d’un chapeau mou au bord rabattu. Adalbert alors alluma son bureau et vint refermer ostensiblement la croisée du geste agacé de quelqu’un que l’on vient de déranger. À cet instant, le téléphone sonna…

Aldo qui était le plus proche de l’appareil décrocha. Aussitôt une voix de femme se fit entendre. Une voix affolée :

— Allô !… Allô ! Monsieur Morosini, s’il vous plaît ! Vite !

— C’est moi, voyons ! Qui est là ?…

Mais il le savait avant même qu’elle l’eût dit :

— C’est Tania ! Venez, je vous en supplie ! Venez vite !… Il va arriver dans un instant et j’ai peur. Oh, j’ai tellement peur !

— Que se passe-t-il ? Expliquez-moi !

— Je ne peux pas ! Je n’ai pas le temps ! Vous seul pouvez me sauver ! Il va arriver, vous dis-je ! Il vient de me l’annoncer au téléphone…

— Enfermez-vous bien et dites à votre Tamar de n’ouvrir à personne !

— Elle n’est pas là ! C’est la nuit de Pâques. Rien ne peut l’empêcher d’aller à l’église cette nuit là !

— Eh bien ! Quelle gardienne ! Écoutez…

Un véritable hurlement lui répondit et, presque aussitôt, un timbre masculin remplaça la voix terrifiée de Tania, un timbre dont l’accent léger désignait le propriétaire :

— J’espère, cher monsieur – et le ton était curieusement aimable –, que vous ne prenez pas au sérieux les braillements de cette jeune folle ! Je n’ai rien fait d’autre qu’entrer chez elle sans avoir pris la peine de sonner. C’était inutile puisque j’avais annoncé ma visite.

— On ne crie pas comme cela pour rien. Que lui avez-vous fait ? Je l’entends pleurer…

— Rien, je vous assure… sinon lui avoir un peu tordu le bras pour lui ôter le téléphone. Elle va on ne peut mieux, mais…

— Mais ?

— Mais il se pourrait que ça tourne mal pour elle si vous n’exécutez pas les ordres que je vais vous donner.

— Des ordres ? À moi ?

— Pourquoi pas ?… Évidemment, si le sort de cette pauvre sotte vous est indifférent, vous n’avez qu’à raccrocher et nous n’en parlerons plus ; mais si vous avez d’elle quelque souci vous viendrez nous rejoindre… sans oublier la perle de Napoléon. Elle est très importante pour moi…

— Un souvenir de famille peut-être ?

— Qui peut savoir ?… Alors je vous conseille de me l’apporter et le plus vite sera le mieux. Pour Tania, s’entend !

— Sinon ?

Aldo entendit au bout du fil un éclat de rire métallique incroyablement cruel qui lui fit froid dans le dos puis sa conclusion logique :

— Je la tuerai mais je peux vous assurer qu’elle mettra très longtemps à mourir… Voyez-vous, elle m’a trahi en s’acoquinant avec vous et cela mérite une punition…

— Elle ne vous a pas trahi. Nous sommes amis… et encore !

— Ce n’est pas beau de renier ainsi ses amours. Elle ne m’a rien laissé ignorer de vos… ébats ! J’avoue que vous avez des excuses. Elle est vraiment belle, n’est-ce pas, et moi je suis un artiste. De cette beauté je peux tirer quelque chose. Une œuvre toute différente. Il faut vous dire que j’ai fait jadis quelques études de chirurgie et que je manie le scalpel comme un maître. Elle le sait d’ailleurs. Écoutez !

Il dut déplacer l’appareil pour qu’Aldo ne perde rien du long gémissement que la menace arrachait à la malheureuse, mais elle n’articula aucune parole :

— Je l’ai bâillonnée, expliqua le marquis. Ses cris auraient pu alerter toute la maison. Aldo écoutez, mon cher ! Je vous donne… hum !… trois quarts d’heure pour arriver ici. Au-delà de ce délai je me mettrai au travail. Et, bien entendu, pas question de prévenir la police. Je ne suis pas un homme seul et si l’on s’aperçoit que vous êtes suivi je pourrais précipiter les choses. De toute façon on ne pourrait pas me prendre. Alors dépêchez-vous mon petit bonhomme, si vous voulez que votre belle amie soit encore… appétissante !… Ah, j’allais oublier ! Rapportez-moi donc les bracelets de rubis et l’émeraude d’Ivan le Terrible ! Il n’y aucune raison que je vous en fasse cadeau…

— Pourquoi les avoir mis chez moi alors ?

— Pour que vous sachiez qu’il n’y a pas un lieu où je ne puisse entrer et que, d’une manière où d’une autre, vous êtes dans ma main. Alors que décidez-vous ?

— Je viens !

Et il raccrocha le téléphone tandis qu’Adalbert reposait l’écouteur dont il s’était emparé.

— C’est un fou ! fit-il d’une voix blanche.

— J’ai surtout peur que ce soit un piège, dit Adalbert. Je ne te demande pas si tu vas y aller ?

— Je n’ai pas le choix. Tu hésiterais, toi ?

— Non. Va te préparer, je vais chercher cette damnée perle. Mais j’y pense : qu’allons-nous faire de l’ange gardien qui se trempe les pieds de l’autre côté de la rue ?

— Il y a une solution. Nous sommes à peu près la même taille. Tu vas mettre mes vêtements et sortir pour me débarrasser du policier.

— Et je l’emmène où ? Au quai des Orfèvres ?

— Non, fit Aldo traversé par une idée soudaine. Tu vas aller au Matin. Tu demanderas Martin Walker… et tu lui raconteras l’histoire. Je ne dois pas prévenir la police, mais un journaliste ça peut être aussi efficace qu’un policier et celui-là rêve de rencontrer le fameux Napoléon VI…

— Entendu ! Je vais chercher ta perle !