— Et Langlois a avalé tout ça ?

— Non. Bien sûr que non, mais il est obligé de tenir compte d’une déposition faite par un prince souverain étranger. Le ministère a été formel à cet égard : on ne peut pas renvoyer le maharadjah à ses petits plaisirs comme n’importe quel pékin.

— Est-ce qu’il a aussi expliqué ce qu’il a fait de Morosini à l’aube de cette grande nuit ? Il ne l’a pas fait reconduire dans sa Rolls ?

— Non. Aldo paraît-il éprouvait le besoin de marcher un peu dans la fraîcheur du matin. De sa fenêtre, le maharadjah l’a vu descendre les Champs-Elysées en direction de la Concorde…

— … dans la gloire d’une aurore qui l’habillait de rayons roses ! s’écria Adalbert saisi par la colère. Mais quel incroyable tissu d’âneries ! Si on lit entre les lignes, Aldo a le choix entre un meurtre sordide suivi d’une fuite qui ne l’est pas moins, ou être convaincu d’avoir passé la nuit dans le lit d’Alwar. Parce que les illuminations, les âmes sœurs, la méditation transcendantale, à d’autres ! Tout le monde optera pour ma version et Aldo passera soit pour un assassin, soit pour le mignon du maharadjah ! Autrement dit, il sera de toute façon déshonoré !

— À condition qu’il soit encore vivant ! émit une pauvre voix enrouée et la vieille dame éclata soudain en en sanglots dont la violence donna la mesure de son angoisse et de sa douleur.

Adalbert, lui, se calma net.

— Pardonnez-moi ! murmura-t-il en se penchant sur elle. J’ai laissé parler ma colère, ma peur aussi ! Mais je ne voulais pas vous blesser. Vous semblez toujours si forte que l’on finit par oublier votre fragilité de femme, votre…

— Ajoutez « votre âge » et je ne vous revoie de ma vie ! Et retirez cette saleté, Plan-Crépin, ajouta-t-elle en repoussant le flacon de sels que Marie-Angéline approchait de son nez. Je ne suis pas en train de m’évanouir. Je pleure, vous comprenez, je pleure !

— C’est que… c’est tellement inhabituel ! fit la pauvre fille affolée. Je crois bien que je ne vous ai jamais vue pleurer !

— Eh bien, voilà qui est fait ! C’est d’un ridicule !

Mais elle se remit à pleurer de plus belle tandis que Marie-Angéline s’asseyait précautionneusement sur le lit en se demandant visiblement ce qu’elle devait faire : prendre la marquise dans ses bras ou la laisser à son chagrin…

— Laissez-la ! conseilla tout bas Adalbert, mais restez près d’elle. Je vais rentrer et voir, au matin le commissaire Langlois sans attendre qu’il m’appelle.

Il avait hâte à présent de rentrer chez lui pour essayer de voir un peu clair dans cette histoire qui semblait s’embrouiller à plaisir. Mais il n’était qu’à mi-chemin du vestibule quand Marie-Angéline le rejoignit dans l’escalier.

— Est-ce que vraiment je ne peux rien faire pour vous aider ? demanda-t-elle. C’est terrible de rester là à tourner en rond sans savoir quoi faire.

— Je n’en doute pas, ma pauvre amie, mais je suis à peu près dans le même cas que vous. L’histoire d’Alwar n’arrange rien et, tant que Martin Walker n’aura pas reparu, ceux qui ont fait disparaître Aldo auront la vie belle. Lui seul peut confirmer ce que nous avons vécu, lui et moi, la fameuse nuit…

— Et la servante russe de la comtesse ? Elle s’obstine à accuser le prince du meurtre ? Je ne peux pas essayer de lui parler ?

— En quelle langue ? Vous parlez russe ?

— Non, hélas !

— De toute façon, elle ne quitte pas l’appartement du drame où la police la surveille. Rien à faire de ce côté…

Et soudain une idée traversa l’esprit d’Adalbert :

— Mais peut-être pourriez-vous réussir là où moi je n’arrive à rien. Mme de Sommières a-t-elle des relations dans la colonie russe de Paris ?

— Je… ne crois pas. Au fait, je n’en sais rien.

— Il faut savoir ! Venez, on remonte ! ajouta-t-il en la prenant par la main pour regrimper l’escalier pour réintégrer la chambre de la marquise où celle-ci était levée et buvait tristement une tasse de café froid.

Il expliqua son idée : envoyer Marie-Angéline chez Marie Raspoutine sous l’étiquette de secrétaire d’une dame russe membre de l’Assistance aux réfugiés, venue s’enquérir charitablement de son état.

— Raspoutine n’est guère en odeur de sainteté chez, ces gens-là, remarqua Mme de Sommières. Et puis en quoi cette femme est-elle mêlée à notre affaire ?

Il le lui dit sans oublier d’expliquer ce qu’il avait tenté au début de la nuit ni comment la jeune femme était surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Un homme n’a aucune chance de l’aborder, mais une femme… surtout aussi… habile que Marie-Angéline pourrait…

— Pas de flagorneries ! bougonna l’intéressée. Si vous me pensez aussi terne, aussi visiblement éloignée du style des grandes aventurières, vous n’avez qu’à le dire tout net ! J’ai le type idéal pour ce rôle. Reste à savoir de qui je peux être la secrétaire parce que, si ces gens sont aussi méfiants que vous le dites, ils voudront savoir si je suis vraiment ce que je prétends être.

— Aucun doute là-dessus ! Alors, marquise, connaissez-vous quelqu’un ?

— Ouuuui ! Seulement je ne sais pas si elle est encore vivante. Il s’agit de la vieille princesse Lopoukhine avec qui, avant la guerre, j’allais prendre les eaux à Marienbad. Je l’ai revue à Paris mais il y a un bout de temps. Elle avait un fichu caractère et, si je me présente chez elle, elle risque de me recevoir à coups de pierres… Cependant il y a peut-être un moyen. Plan-Crépin et moi irons tout à l’heure à l’office de l’église russe. Si elle vit encore, elle y sera…

— Magnifique ! s’écria Adalbert. Je vais vous apprendre ce que je sais de Marie Raspoutine. À commencer par son adresse…

Un moment plus tard, soulagé d’un poids appréciable et confiant dans les talents de Plan-Crépin, Adalbert regagnait enfin son logis et son lit. Où il put d’ailleurs dormir tout son soûl car, au contraire de ce que pensait Mme de Sommières, le commissaire ne se manifesta pas.

Adalbert le regretta presque. La journée, en effet, parut s’étirer indéfiniment dans la morosité en dépit d’une visite au Matin où l’on était toujours sans nouvelles du journaliste, et d’une autre au quai des Orfèvres où, vers la fin de l’après-midi Adalbert décida d’aller voir ce qui se passait, mais ne trouva qu’un planton : Langlois n’y était pas et ne rentrerait certainement pas avant plusieurs heures…

La nuit ne fut pas plus réconfortante. Comme convenu, le taxi du colonel Karloff conduisit Adalbert à Saint-Cloud où l’on se dissimula au mieux pour attendre le passage de la Renault mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle parût. En rentrant à Paris au petit jour, Adalbert avait le moral au plus bas…

Moins cependant que celui d’Aldo Morosini qui, lui, vivait l’enfer…


Quand il ouvrit péniblement les yeux après un temps indéterminé, ce fut pour les refermer aussitôt avec l’horrible impression d’être devenu aveugle. Devant ses paupières il ne trouvait qu’une obscurité totale. En même temps il ressentit les élancements d’un furieux mal de tête joint à une forte nausée provoquée par l’odeur du chloroforme attachée à ses habits. Il rouvrit les yeux, y porta les mains et s’aperçut qu’elles étaient enchaînées : à chacune d’elles un bracelet de fer relié à une double chaîne lui laissait une certaine liberté de mouvements mais, en suivant les anneaux, il découvrit qu’elle était scellée dans la muraille. Et certainement depuis longtemps parce qu’elle était rouillée.

Il crut d’abord à un cauchemar : le temps n’était plus des forteresses médiévales où l’on enchaînait les prisonniers dans des culs-de-basse-fosse. Pourtant la réalité s’imposa à lui degré par degré. L’endroit où il se trouvait était froid et humide, et en se redressant il sentit sous lui une paillasse posée à même un sol en terre battue. Comment avait-il pu en arriver là ?

Au prix d’un pénible effort, il rassembla quelques souvenirs. Le coup de téléphone… la voix terrifiée de Tania… l’échange de vêtements avec Adalbert… le parcours jusqu’à la rue Greuze, une violente douleur… et puis plus rien ! Mais vraiment rien. Aucun souvenir de ce qui avait pu se passer depuis qu’on l’avait frappé et anesthésié ensuite. Aucune idée non plus du temps écoulé.

D’un geste machinal il chercha sa montre, bien qu’il fût incapable d’y lire l’heure, mais de toute façon il ne l’avait plus. On la lui avait ôtée, comme d’ailleurs la sardoine gravée à ses armes qu’il portait toujours à l’auriculaire, comme aussi son alliance !… Pour la première fois depuis bien longtemps il eut peur. Cette geôle qu’il ne pouvait pas voir était aussi noire, aussi sourde qu’un tombeau ! Et si c’en était un, après tout ?… Perdu au bout du monde dans un lieu désert, loin de la vie et des hommes ? Une tombe où il allait pourrir lentement jusqu’à ce que Dieu le prenne en pitié et le délivre. Lorsqu’on l’avait jeté, deux ans plus tôt dans la prison d’Istanbul, même derrière les murs énormes de Yédi Koulé, il pouvait percevoir autour de lui la vie, l’activité des autres, la respiration du monde extérieur. Ici rien ! Jamais il n’aurait imaginé que se trouver captif pût éveiller dans son cœur un sentiment d’abandon aussi total. Jamais le sang n’avait battu dans ses oreilles au rythme désordonné d’une vraie terreur…

Alors quelque chose se déclencha en lui et il pleura. Et les larmes, en relâchant ses nerfs tendus par l’effroi, lui firent du bien, le rendirent à ce qu’il avait toujours été : un homme sachant affronter le pire. Et le pire, il semblait l’avoir atteint, mais ce n’était pas une raison pour accepter ce naufrage au fond de lui-même. En cherchant un mouchoir dans sa poche – cela au moins il l’avait encore ! – il sentait le poids, la gêne des fers à ses poignets et en tira de l’assurance : pourquoi enchaîner quelqu’un, sinon pour l’empêcher de fuir ? Et on ne s’enfuit pas d’une tombe. Donc ceci n’en était pas une et il devait exister un moyen d’en sortir. Il se leva, tâta le mur près de l’attache des chaînes et acquit ainsi la certitude qu’il était fait de grosses pierres et que l’endroit avait une forme ronde qu’il put suivre sur une certaine distance grâce à la longueur de ses entraves. Il sut qu’il était dans une sorte de puits et son cœur manqua un battement : rien ne ressemble plus à un puits qu’une oubliette. Pourtant son pied heurta sans le renverser un seau dans lequel il y avait de l’eau, Cela lui rappela qu’il avait soif et, s’agenouillant près du seau, il y plongea son visage pour y boire. C’était froid, mais un peu revigorant car il ne s’agissait pas d’eau croupie. Il en conclut que, si on lui donnait à boire, on lui donnerait peut-être aussi de quoi manger. En attendant, il trempa son mouchoir pour en tamponner son front douloureux, revint s’asseoir sur sa paillasse et attendit…

Quoi, il n’en savait trop rien, n’ayant plus aucun moyen de compter le temps ; mais petit à petit, il fit moins noir dans sa prison et ce n’était pas seulement parce que ses yeux s’accoutumaient, c’était parce que le jour se levait et glissait un mince rayon de lumière entre deux pierres. Mince en vérité, mais suffisant pour qu’Aldo sût qu’il n’était pas au fond de la terre comme il le craignait, mais peut-être dans une de ces tours féodales comme il en existait encore aux environs de Paris. Malheureusement ses chaînes étaient trop courtes pour lui permettre d’aller coller son œil à cette bienheureuse fissure.

Voyant mieux, il put examiner son logis, qui était rond en effet et d’à peu près trois mètres de diamètre. Seulement il n’y avait pas de porte. Quant au mobilier, il se composait de la paillasse, du seau contenant de l’eau et d’un autre destiné sans doute à l’hygiène ; mais pas la moindre nourriture en vue, hélas ! Et il se sentait affamé…

Cherchant l’issue par laquelle on l’avait fait entrer, il regarda au-dessus de sa tête, mais les ombres étaient épaisses là-haut et ne permettaient pas de distinguer quoi que ce soit. Pourtant, ce fut de là-haut que soudain la lumière lui arriva après qu’un bruit de tôle se fut fait entendre et il sut qu’il était bien au fond d’un puits ou d’une citerne dont il évalua la hauteur à cinq ou six mètres.

Il y avait un homme qui se tenait accroupi au bord du trou, un homme qui portait un masque grimaçant de carnaval :

— Eh bien, mon cher prince, ricana-t-il, que pensez-vous de votre nouveau logis ? Un peu austère peut-être ?

L’oreille d’Aldo était trop sensible aux sons pour qu’il ne reconnût pas cette voix bien timbrée et somme toute agréable :

— Il m’est déjà arrivé d’être prisonnier, répondit il avec une désinvolture qu’il était bien loin d’éprouver mais qui était chez lui une seconde nature. Toutes les prisons se valent. Il est vrai qu’on pourrait attendre mieux de l’hospitalité d’un grand d’Espagne.