— C’est surtout idiot ! Qui a pu lui faire croire va ?

— Le cousin Gaspard d’abord…

— Celui-là, je vais m’en occuper quand…

— Je ne te le conseille pas. Tu penses bien que je suis allé le voir. Il ne t’aime pas mais c’est un homme honnête et il n’a fait que dire ce qu’il a vu. Si tu t’attaques à lui, cela ne fera pas plaisir à Lisa. D’ailleurs le principal coupable, ce n’est pas lui mais toi…

— Moi ?

— Oui, toi. Quand elle est venue ici au lendemain de ton sauvetage, tu l’as appelée Tania. Je sais bien que tu délirais encore, mais le fait n’en est pas moins vrai : j’étais là.

Abasourdi, Morosini resta un moment sans mot dire puis, soudain, reprit :

— C’est insensé ! Je n’ai aucun souvenir de Lisa. En revanche je me souviens très bien d’avoir, à un moment donné, vu Tania dans une espèce de brouillard…

— Alors tu as vu un fantôme : tu sais bien qu’elle a été tuée !

— Je l’ai su ensuite, mais je te jure qu’à ce moment-là elle était pour moi bien vivante. Je la vois encore se penchant sur moi avec son visage pâle dans tout ce noir et ce bleu clair qui sont ses couleurs habituelles…

— Elle… elle portait toujours ces couleurs ?

— Toujours ! Elles convenaient si bien à ses grands yeux bleus.

— Tu as vu des yeux bleus ?

— Pas vraiment, peut-être… J’ai vu un ensemble un peu brumeux mais qui ne pouvait être qu’elle.

— Et qui pourtant n’était pas elle mais Lisa. Lisa qui a teint ses cheveux pour jouer le rôle qu’elle s’était attribué pour venir à ton secours et qui portait ce que lui avait conseillé la maison Lanvin : un ensemble de velours noir et satin bleu pâle avec un ravissant turban assorti qui lui emboîtait la tête. Je comprends tout maintenant : c’est un affreux malentendu…

— Mais bien sûr ! Alors écoute, mon vieux ! Tu vas courir à Ischl… ou plutôt non ! Tu vas lui téléphoner et lui raconter tout ça ! C’est trop bête en vérité !

Adalbert ne discuta pas et alla téléphoner mais la réponse qu’il rapporta le lendemain était conforme à ce qu’il attendait :

— Eh bien ? s’impatienta Aldo. Qu’a-t-elle dit ?

— Que c’est le ton qui fait la chanson… et que tu avais l’air un peu trop heureux. Elle ne change rien à sa décision de ne pas te voir avant l’automne…

Affreusement déçu, Aldo laissa la colère l’emporter :

— Quelle tête de mule !… Qui lui dit qu’à ce moment-là j’aurai encore envie de la voir, moi ? Les femmes sont inouïes : on les aime, on ne sait que faire pour elles, on endure les tourments de l’enfer à leur sujet quand…

— Je peux placer un mot ?

— Lequel ?

Adalbert ouvrit la bouche pour émettre l’idée qui venait de le traverser puis la referma, pensant que ce qu’il allait dire pouvait ressembler à une trahison envers Lisa. L’épisode de la clinique n’avait fait que renforcer la volonté de la jeune femme de ne revoir son époux qu’à l’automne, c’est-à-dire dans six mois. Autrement dit quand ses cheveux repoussés lui auraient rendu son vrai visage… Une raison bien féminine mais tellement compréhensible !

— Eh bien ? aboya Morosini. Il vient, ton mot ?

— Non. Non, tout compte fait, continue donc de vociférer ! Ça te fait le plus grand bien…


Quelques jours plus tard, le Pr Dieulafoy autorisait Morosini à quitter la clinique afin de poursuivre sa convalescence chez Mme de Sommières. Le printemps changeait le parc Monceau, sur lequel donnait la fenêtre de sa chambre, en un énorme bouquet de senteurs et de couleurs. Ce qui fut comme une délivrance : Aldo ne supportait plus les contraintes médicales, le rythme immuable du thermomètre, des soins, des repas, des – rares – visites, du sommeil imposé à huit heures du soir. Et surtout, il s’offrit le luxe délicieux de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Ce n’était sans doute pas ce qu’il y avait de mieux pour qui relevait d’une broncho-pneumonie mais le plaisir en fut si vif qu’Aldo se sentit tout à coup beaucoup mieux. C’était pour lui un premier pas vers la vie normale à laquelle il aspirait.

Évidemment l’image que lui renvoyaient les miroirs lui rappelait fâcheusement son retour de la guerre. Les blessures de ses poignets étaient cicatrisées mais il flottait dans ses vêtements et la peau de son visage semblait adhérer à l’ossature, le moindre mouvement un peu vif le fatiguait. Au fond – et même si par instants il étouffait du désir de revoir sa femme – l’espèce de quarantaine imposée par Lisa n’était peut-être pas une mauvaise chose. Affronter son regard dubitatif et sans doute apitoyé avec cette mine de déterré lui serait insupportable. Il lui fallait reprendre des forces, replonger dans la vie avec l’appétit de naguère et retrouver ses passions. Toutes ses passions !

La collection Morosini était repartie pour Venise avec Guy Buteau, discrètement escorté par deux policiers en civil ; le commissaire Langlois vint en personne annoncer à Aldo que, si les bracelets de rubis avaient repris leur place dans les écrins de la princesse Brinda, l’émeraude d’Ivan le Terrible et, bien entendu, la « Régente » avaient été restituées à Adalbert. Ce fut pour Morosini une bonne occasion de se mettre en colère :

— Passe encore pour l’émeraude que j’ai achetée le plus légalement du monde en salle des ventes mais je ne veux pas garder plus longtemps cette maudite perle ! Je vais en faire cadeau au musée du Louvre et voilà tout ! Dans la galerie d’Apollon, elle n’embêtera plus personne ! Ce qui ne saurait manquer d’arriver puisque, malheureusement, Agalar n’était pas Napoléon VI et qu’il n’y a aucune raison pour que le vrai renonce à ses prétentions !

— Vous oubliez que vous n’êtes que le mandataire. En fait, le propriétaire c’est toujours le prince Youssoupoff, si j’ai bonne mémoire.

— Il n’en veut pas ! Il m’a chargé de la vendre…

— Mais pas d’en faire cadeau puisque l’argent doit être employé à des fins charitables. Alors achetez-la !

— Ça jamais ! Elle dégouline de sang versé et elle a failli me tuer. Quant à la vendre, la mort de Van Kippert découragerait n’importe qui. Drouot en tout cas n’en veut plus. Et je ne suis pas certain qu’en Angleterre ça marcherait mieux…

— Essayez l’Amérique ! Van Kippert savait parfaitement ce qu’il achetait.

— Mais certainement pas qu’il allait être tué sur le-champ. Si vous voulez le fond de ma pensée commissaire, la meilleure solution pour moi serait que vous arrêtiez Napoléon VI. Celui-là s’est juré de l’avoir pour rien. Et maintenant que nous savons que ce n’est pas Agalar, il faudrait peut-être reprendre la piste ?

— Et que croyez-vous que je fasse d’autre ? Seulement j’ai peu de chose à me mettre sous la dent.

— Avez-vous retrouvé Marie Raspoutine ?

— Pas encore. On la cherche, bien sûr, mais nous n’avons rien contre elle. En outre, si j’ai bien compris ce que l’on m’a raconté, elle ne connaît de lui qu’une ombre, une voix… Ce qui ne l’empêche pas d’en être tombée amoureuse… Une grande imaginative, en résumé !

— Mais j’ai dans l’idée que lui aussi y tient. Il faut la retrouver et avec une surveillance étroite…

— Merci, je connais mon métier. Mais, j’y pense, ajouta Langlois en louchant sur le grand carton somptueusement armorié et gravé qui reposait sur une petite table auprès de Morosini. N’aviez-vous pas dans l’idée de vendre cette sacrée perle au maharadjah de Kapurthala ? Je vois là une superbe invitation. Vous allez l’accepter ?

— Une occasion pareille ne se refuse pas quand on exerce mon métier mais, pour en revenir à la « Régente », je n’ai aucune chance de ce côté. Ah, si elle avait appartenu aux Louis XIV, XV ou XVI ce serait déjà fait, mais Napoléon ne l’intéresse pas. Et puis, toujours la même rengaine : il y a trop de sang frais sur elle…

— Qu’allez-vous en faire alors ?

— Je ne sais pas. Sans doute la confier au coffre de la Banque de France en attendant des jours meilleurs. Et je ne peux pas m’occuper d’elle en exclusivité : il est plus que temps que je rentre à Venise. Ma maison peut tourner sans moi mais jusqu’à un certain point seulement…

Il n’eut pas le temps de développer davantage ce point de vue : Marie-Angéline, rouge et essoufflée, fit à cet instant irruption dans la chambre :

— Les Mille et Une Nuits débarquent chez nous, Aldo ! Il y a là un… un maharadjah ! Un vrai !… Il brille comme une aurore et sa suite brille presque autant que lui. Ses gens envahissent la maison et moi il m’a écartée de son chemin d’un geste dégoûté… C’est merveilleux !

Mais le policier avait déjà mis un nom sur cette apparition fabuleuse :

— Alwar, à tous les coups !… Est-ce que je peux sortir d’ici sans le rencontrer ?

— Il vous fait peur ?

— Non, mais si je me trouve en face de lui, je devrai sans doute le coffrer pour déclarations mensongères dans une affaire de meurtre et je n’ai pas le droit de déclencher un incident diplomatique. Alors, je sors comment ?

— Par le balcon, fit Marie-Angéline en ouvrant plus largement la porte-fenêtre. Il communique avec la chambre de la marquise.

— Elle va me prendre pour un malotru ?

— Elle va être enchantée, voulez-vous dire ! Je vous conduis…

Ils disparurent juste à temps : déjà Cyprien rouge d’essoufflement et de colère, était propulsé chez Aldo par deux magnifiques jeunes gens aux yeux de gazelle dont les tuniques brodées d’or scintillèrent dans la flaque de soleil qui décolorait le tapis. Le vieil homme ouvrait la bouche pour annoncer l’auguste visiteur mais la fureur étrangla sa voix dans sa gorge et ce fut l’un des deux jeunes gens qui annonça Jay Singh. L’instant suivant celui-ci fit une entrée de prima donna sous sa couronne de rubis. Il était tellement cousu d’or, de rubis et d’énormes topazes qu’il ressemblait à une éruption volcanique.

Ôtant ses gants de satin – sous lesquels il en portait d’autres, en soie si fine qu’elle était presque transparente, afin d’éviter le contact impur de l’infidèle –, il s’avança vers Aldo les mains tendues :

— Mon cher… si cher ami ! ! Quelle joie de vous revoir après cette abominable épreuve ! Mais… dans quel état ! s’écria-t-il sur un ton dont l’enthousiasme semblait décroître à mesure qu’il découvrait Morosini. Êtes-vous contagieux ? ajouta-t-il, se contentant de serrer les mains d’Aldo au lieu de l’accolade primitivement prévue.

— Nullement, Votre Grandeur ! fit celui-ci en se levant pour saluer son visiteur. Je ne l’ai jamais été et, en outre, je suis convalescent…

— J’en suis tellement heureux ! Quelle affreuse histoire ! Tous vos amis ont eu très peur. Et moi plus que quiconque, je pense : je ressentais comme une blessure l’impression que l’on avait enlevé mon frère !

— Votre Grandeur est infiniment bonne et je sais quelle aide généreuse elle s’est efforcée de m’apporter. Je ne saurais dire à quel point je lui en suis reconnaissant…

— En ce cas, fit le maharadjah en fermant à demi les yeux, ce qui ne laissa filtrer qu’un mince éclat de son regard jaune, pourquoi ne pas revenir à nos conventions d’avant cette terrible épreuve : laissons de côté la grandeur et appelez-moi Jay Singh !

— Ce ne sera peut-être pas très facile mais je promets d’essayer…

Ses beaux serviteurs disparus, le prince tira démocratiquement un fauteuil pour s’installer près d’Aldo en prenant soin de récupérer quelques coussins supplémentaires. Ce faisant, son regard, comme précédemment celui de Langlois, effleura le carton armorié et il sourit :

— Ah ! Vous avez reçu, je vois, l’invitation de Kapurthala ?

— En effet. Accompagnée d’une aimable lettre du prince Karam.

— Vous y viendrez, j’espère ? Cela nous permettra de nous retrouver sous le ciel de mon magnifique pays… Mais, j’y pense, pourquoi n’irions nous pas ensemble ?

— Ensemble ?

— Mais oui. Partez un peu plus tôt, venez avec moi à Alwar ! Cela me permettra de faire admirer à l’expert que vous êtes les quelques joyaux rares que je possède. Et Alwar renferme des trésors architecturaux. Ensuite nous irons ensemble chez Jagad Jit Singh. Mon train privé est plus confortable que celui du Vice-Roi…

— Je n’en doute pas mais cette invitation s’adresse aussi à ma femme et elle est habituée à être accueillie avec autant d’égards que moi-même. Je ne saurais imposer cela à…

— Laissez, laissez ! Ce n’est pas un inconvénient ! J’ai moi aussi des épouses qui ne quittent guère le palais. Recevoir la princesse Morosini sera une vraie joie pour elles. Je voyage beaucoup et elles se sentent évidemment un peu seules : une telle visite leur apportera bonheur et lumière… Oh, ne me refusez pas ! Nous passerons quelques jours charmants… En outre, ajouta-t-il après un léger temps d’arrêt, j’avais dans l’idée en venant ici aujourd’hui de conclure avec vous une affaire.