Elle réfléchit un instant, rougit, puis, le regardant au fond des yeux :

— Si. Gardez-vous bien ! J’ai déjà vu pleurer Lisa. Je ne veux pas la voir sous des voiles de deuil. Cela la détruirait. Pensez-y !

Et, sans se donner le temps de respirer, Mary Winfield changea de sujet : ayant déjà voyagé dans le pays, elle entreprit de démontrer à ses deux amis qu’entre les trains indiens et l’Orient-Express il y avait des années-lumière…

Ce dont ils ne doutaient guère grâce à un ami d’Adalbert en poste à l’ambassade britannique de Paris. À l’exception des wagons spéciaux appartenant aux divers maharadjahs, nababs et autres illustrations, les trains indiens offraient à peu près autant de confort qu’une cellule de prisonnier au siècle précédent. Aussi convenait-il de les meubler si l’on ne voulait pas dormir sur une simple planche couverte de moleskine servant assez souvent de terrain d’entraînement aux puces et autres bestioles. En foi de quoi Aldo et Adalbert passèrent la plus grande partie de la matinée du lendemain dans un grand magasin spécialisé qui leur fournit matelas, oreillers, couvertures, draps, insecticide, plus un matériel de camping allant du verre à dents au réchaud pour faire bouillir de l’eau. De son côté l’hôtel leur fournit les indispensables «  boys » indigènes chargés de les servir et de simplifier pour eux les complications du voyage : par exemple de les faire descendre aux stations indiquées pour se rendre au wagon-restaurant, asperger les locaux d’insecticide et servir le thé du matin. L’un s’appelait Ramesh, l’autre Chandra, et on aurait pu les croire jumeaux bien qu’ils fussent des cousins éloignés : même sourire lunaire, mêmes yeux noirs et globuleux, même maigreur ascétique dans des pantalons bouffants blancs serrés au mollet, surmontés d’une vieille veste européenne et d’un turban, mais surtout même inlassable gentillesse qui en quelques heures donna aux deux voyageurs l’impression de les avoir à leur service depuis vingt ans…

Vers minuit, Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Bombay sans l’avoir visitée. Sans doute n’en avaient-ils guère le temps, mais surtout ils n’en avaient pas envie. Humide, grouillante, étouffante, la grande cité portuaire ne leur plaisait pas. Peut-être à cause des vautours, trop présents dans le principal centre de la religion parsie dont ils étaient en quelque sorte les fossoyeurs. On leur avait montré, surgissant des palmes d’un jardin sur les hauteurs de Malabar Hill, les Tours du Silence, ces tours de la mort où, deux fois par jour les cadavres des zélateurs de Zoroastre servaient de pâture à ces affreux oiseaux. Le principe en était hideusement simple : afin que la Terre-Mère ne soit pas souillée, les corps dénudés étaient exposés sur les terrasses concentriques et déclives de ces tours trapues, puis poussés dans un puits central quand il ne restait plus que des os… Cela avait suffi à les en dégoûter.

— Moi qui ne supporte déjà pas le crématorium du Père-Lachaise, avait soupiré Adalbert, je n’y tiendrais pas cinq minutes. Comment peut-on être parsi ?

Ce fut donc avec un certain soulagement que l’on prit possession des deux compartiments voisins mais sans communication dans lesquels on allait passer au moins deux jours, les horaires étant toujours assez incertains. La nuit était presque fraîche et, en dépit des protestations indignées de Ramesh, Aldo en s’installant tint à laisser ouverte, au moins pendant quelque temps, la triple défense de sa portière : vitre, treillage contre les insectes et volet de bois. Ce soir, le ventilateur du plafond lui semblait inutile et, tandis que le train commençait sa longue remontée vers le nord où il allait tracer son chemin jusqu’à Delhi, il resta accoudé à sa fenêtre, respirant l’air complexe de ce pays fascinant où, tel le père du Petit Poucet, il espérait perdre sans esprit de retour l’admirable mais encombrante merveille qui reposait dans sa valise à l’abri d’une de ses paires de chaussettes roulées en boule. Cette seule idée le ravissait. Tout au long de la traversée, en effet, il avait dû lutter contre son vieux fond de superstition qui le poussait à appréhender on ne savait quelle catastrophe et, quand la queue du typhon leur était tombée dessus, il n’avait pu s’empêcher de recommander son âme à Dieu. Ridicule mais combien révélateur !

Il fallut bien en venir à fermer la fenêtre : la locomotive crachait des nuages d’escarbilles. Sous l’œil sévère de son boy, Morosini consentit enfin à se coucher et découvrit qu’il se trouvait très bien sur ce lit un peu dur mais assez large pour deux personnes. Après avoir accepté avec un sourire la bonne nuit que lui souhaitait Ramesh – lequel occupait une sorte de niche dans la cloison du compartiment –, il s’endormit presque aussitôt et dormit comme un bébé jusqu’à ce qu’on le réveille avec une tasse de thé brûlant pour lui apprendre qu’il devait se préparer à rejoindre le wagon-restaurant pour le breakfast. Il y retrouva Adalbert qui, lui, n’avait pas dormi de la nuit. D’où l’humeur grisâtre…

— Est-ce que tu te rends compte que ce train s’est arrêté plus de dix fois ? C’est un omnibus, ma parole ! Comment dormir dans ces conditions, vociféra-t-il en attaquant son œuf à la coque comme s’il lui en voulait personnellement.

— Tu devrais peut-être demander à ton boy de te raconter des histoires ou de te chanter une berceuse ! Ici le train couvre de longues distances et dessert tous les points un peu importants du parcours. Tu t’y feras.

— Quel heureux caractère ! Et la poussière ? Tu t’y fais ?

Les ventilateurs l’écartaient des tables mais elle n’en volait pas moins d’un air innocent dans la belle lumière du matin.

— Lorsque l’on ne peut pas faire autrement ! Tu devrais essayer de dormir dans la journée. D’autant que, si j’en crois « l’horaire », on devrait arriver à Jaipur pour changer de train à trois heures du matin… Là, il faudra attendre deux heures celui pour Alwar…

— Où on arrivera en pleine nuit, j’imagine ? grogna l’archéologue. On dirait que dans ce pays départ et arrivée des trains ont toujours lieu entre minuit et l’aube. Peuvent pas faire comme tout le monde ?

— Quand on sait les températures que peuvent atteindre les journées à la saison chaude, ce n’est peut-être pas idiot.

— Ben voyons ! Surtout si on sait que la nuit il fait un froid de canard !

Décidément Adalbert se cramponnait à ses positions. Son déjeuner achevé, Aldo alluma une cigarette pour attendre le prochain arrêt. L’avantage des compartiments séparés, c’est que l’on pouvait profiter en toute tranquillité du voyage sans essuyer les récriminations de son voisin…

Étrange voyage en vérité, où le battement monotone des roues du train rythmait les séquences d’un film au ralenti où il ne se passait jamais rien. Assis derrière sa vitre Aldo regardait défiler un paysage morne où l’on ne retrouvait plus rien des luxuriances des environs de Bombay ni de leur touffeur de serre. Ici c’était une sorte de savane d’herbe sèche coupée parfois d’un bouquet d’arbres poudreux ou de buissons rabougris sur lesquels volaient des bandes d’oiseaux paresseux. Parfois, tout de même, un groupe de gazelles donnait une signification à l’image. La seule distraction c’étaient les haltes dans les petites gares où l’on pouvait voir des familles entières qui campaient là, dans leurs cotonnades poussiéreuses, attendant, assises à même le sol, le train qui leur conviendrait. Des vaches aussi s’aventuraient sur le quai, mâchonnant une poignée d’herbe d’un air blasé. De temps à autre une sorte d’oasis autour d’un étang immobile donnait envie de descendre pour aller s’y rafraîchir et de voir de plus près cette charrue attelée de bœufs aux cornes peintes, ou encore, surgi de la terre jaune, un piton rocheux ou s’accrochaient les murailles arrogantes d’un fort ressemblant à quelque guerrier solitaire figé dans une garde millénaire et dérisoire. Il suffisait alors de l’apparition de quelques turbans et d’un sari dans la gare la plus proche pour que Morosini imagine une histoire d’amour et de guerre, de princesses captives, de poètes amoureux et de conquérants sauvages ne trouvant plus, les portes forcées, que les cendres du bûcher où la belle s’était jetée pour leur échapper…

À la vérité son imagination n’avait pas grand chose à faire car il avait trouvé en Ramesh un guide, pas très loquace sans doute mais toujours capable de lui dire le nom de l’endroit et ce qui s’y était passé. Ainsi, entre les haltes des repas Aldo, fasciné malgré lui, ne bougea-t-il pas de sa fenêtre et atteignit-il Jaipur sans avoir seulement ouvert l’un des livres ou des journaux qu’il avait emportés.

L’arrêt en gare de Jaipur, où il fallait tuer le temps pendant deux heures au moins, l’agaça. Il savait que la ville, capitale du Rajahstan, sans doute le plus important centre de pierres précieuses des Indes, était des plus belles et des plus intéressantes. Pourtant il fallait se contenter d’y passer sans admirer le palais de la Lune, celui des Vents et le prodigieux observatoire en plein air construit par la volonté d’un prince astronome…

— Personne ne nous empêchera de visiter quand nous reviendrons des fêtes du Jubilé, émit Adalbert, philosophe. Nous aurons alors tout le temps.

C’était la sagesse même puisqu’il ne pouvait être question de ne pas suivre l’horaire prévu et risquer de faire attendre l’imprévisible maharadjah. N’avait-il pas pris la peine de minuter – à peu de chose près ! – le voyage de celui qu’il appelait son « frère » ? Ce qui ne laissait pas d’inquiéter quelque peu Adalbert :

— Dans les indications que tu as reçues il n’a jamais été question de moi et je n’ai pas l’impression qu’il m’ait inclus dans sa famille…

— Tu fais partie de la mienne et il le sait. Je lui ai dit que nous ferions ensemble le voyage aux Indes. Donc il doit s’attendre à ta présence…

Cependant, quand sur le coup de quatre heures du matin on descendit du train sous un vent glacial dans la ravissante petite gare en grès rose d’Alwar, on découvrit, plantée sur le quai, la mince silhouette enturbannée d’un aide de camp flanqué de deux ombres martiales, armées jusqu’aux dents, et d’un serviteur portant une tasse de thé fumante. Une seule… que Morosini refusa d’un geste de la main :

— Nous sommes deux, que je sache, capitaine ! Et Sa Grandeur le sait. D’où vient qu’il n’y ait qu’une seule tasse ?

— Cette coutume ne s’attache qu’aux hôtes d’honneur, expliqua l’officier. Votre Excellence peut voir que nous sommes venus attendre un autre invité du maharadjah, ajouta-t-il, désignant du turban un personnage qui, empaqueté d’une pelisse et d’un bonnet d’astrakan, venait de descendre du train et s’avançait vers eux en traînant une valise.

— Qui est-ce ? demanda Morosini en constatant que personne ne faisait mine de le débarrasser de son encombrant bagage.

— Un célèbre astrologue de Bombay, Shandri Patel. Veuillez m’excuser un instant, s’il vous plaît !

Il s’écarta, appela d’un claquement de doigts deux soldats que les voyageurs n’avaient pas remarqués et leur désigna le nouveau venu. Ils allèrent vers lui, prirent la valise puis l’empoignèrent chacun par un bras pour l’entraîner, sans s’occuper de ses protestations, vers une voiture militaire qui stationnait non loin d’une imposante Rolls Royce.

— Où l’emmène-t-on ? demanda Morosini sans cacher sa surprise.

— En prison, voyons ! répondit l’officier comme si c’était la chose la plus naturelle.

— Et il est venu se faire enfermer de son plein gré ? fit Adalbert qui se souvenait d’avoir vu au wagon-restaurant ce petit homme rondelet et olivâtre qui semblait tellement satisfait de lui-même et jouait au grand seigneur.

— Il est venu parce que Son Altesse l’a invité.

— Si c’est ainsi que Son Altesse reçoit, fit Aldo qui tournait déjà les talons pour remonter dans le train.

— Non, Excellence ! Le cas de cet homme est très différent. S’il est venu c’est parce que ce n’est pas un bon astrologue.

— À quoi voyez-vous cela ?

— Moi je ne vois rien. Le maharadjah, lui, pense. Ce n’est pas un bon astrologue parce qu’il aurait dû lire dans les astres qu’on le jetterait en prison à son arrivée. Veuillez me suivre, Messieurs !

— Eh bien, souffla Adalbert tandis qu’on lui emboîtait le pas, je crois que nous pourrions avoir des surprises… Ça commence bien !

— La seule chose à faire, c’est de ne pas traîner ici, fit Aldo même jeu. Je vais essayer de régler l’affaire dans la journée et on repart.

— On aura du mal. Il t’a annoncé une chasse au tigre, ne l’oublie pas !

— Je déteste la chasse quelle qu’elle soit !

On rejoignit la longue voiture dont la carrosserie argentée brillait doucement dans l’obscurité qu’éclairait à peine un mince croissant de lune. Un serviteur en ouvrit la portière armoriée devant Morosini, qui s’effaça aussitôt pour laisser monter son ami. C’était sans doute un accroc au protocole puisque celui-ci apparemment n’était pas classé hôte d’honneur, mais le Vénitien était bien décidé à faire admettre ses propres règles. L’aide de camp ne pipa pas, se contentant de déglutir avec un effort visible. Aldo eut pitié de lui :