— Je ne demande pas mieux, mais peux tu encore m’expliquer pourquoi mon ami doit loger chez ce Diwan et non ici ? Ce n’est pas la place qui manque, pourtant ?

— Ce n’est pas cela, mais l’astrologue du palais a fait savoir que tu arriverais avec un personnage impur qu’il serait dangereux de loger… Cela n’empêche qu’il pourra venir dîner, mais, comme il n’y fera ni sa toilette ni… autre chose, ce sera beaucoup moins grave.

— Et le Diwan, lui, ne craint pas les impuretés ?

— Lui, ce n’est pas pareil il est musulman ! Il ne craint pas les mêmes.

Et sur ce, Amu s’en alla veiller à ravitailler son nouveau maître avant qu’il ne prenne le repos rendu nécessaire par le voyage.

Resté seul, Aldo pensa que ce séjour s’annonçait épineux et que, plus il serait bref, mieux cela vaudrait : il restait quinze jours avant de gagner Kapurthala, qui n’était d’ailleurs pas la porte à côté. Pas question de les passer ici !

« Deux jours ! décida-t-il. Je lui accorde deux jours, à ce malade. Ensuite départ pour Delhi. Cela nous donnera le temps de visiter la ville avant d’aller aux fêtes du Jubilé… »

Réconforté par cette décision, il passa une journée somme toute assez agréable avant que ne vienne le moment de se préparer pour la soirée…

À huit heures et demie, Amu vint le chercher pour le guider à travers le labyrinthe de galeries, d’escaliers et de cours jusqu’au salon de réception précédant la salle des festins, où les invités se réunissaient pour prendre un cocktail ou une autre boisson de leur choix.

C’était, comme les autres, une pièce immense, entièrement en marbre blanc sous un haut plafond voûté et ciselé avec un art consommé. Un bassin fleuri rafraîchi par une fontaine en marquait le milieu et le point de jonction de deux vastes tapis pour lesquels les fleurs du bassin semblaient avoir servi de modèle. À travers les larges fenêtres on pouvait apercevoir le parc illuminé à l’orée duquel l’orchestre du maharadjah faisait entendre de la musique anglaise. Sans doute en l’honneur du botaniste, dont les énormes lustres à cristaux faisaient briller doucement le crâne chauve au milieu des turbans variés des autres personnages présents. Il n’y avait là que des hommes, une vingtaine tout au plus, sur le fond chatoyant desquels le maharadjah se détachait comme un grand lys rose au milieu d’un champ de primevères : il irradiait les feux des diamants et des rubis qui constellaient les roses brodées sur sa tunique de velours et le diadème qui partait comme une auréole de fusées au-dessus de son visage hautain. Des serviteurs blanc et or circulaient parmi les invités, portant sur des plateaux d’argent des verres contenant des boissons aux couleurs variées.

L’entrée de Morosini arrêta net les conversations. Plantant là son botaniste, Alwar s’avança vers son invité d’honneur, les deux mains – gantées ! – tendues et le visage illuminé d’un sourire qui découvrait toutes ses dents. Très belles un demeurant.

— Mon ami !… Mon très cher ami ! Quelle joie me donne votre présence ! Voilà des semaines que j’attends cet instant. Avez-vous fait bon voyage ?

— Excellent, Altesse, mais je…

— Venez, venez que je vous présente ces gens qui vont avoir le privilège de dîner avec vous !

Il l’avait pris par le bras et l’entraînait vers ses autres invités, qui étaient en majorité de hauts fonctionnaires de l’État ou des militaires. Aldo salua d’abord le botaniste, sir Joshua Keating, occupé à décrire à un barbu enturbanné les étonnantes propriétés d’une nouvelle variété de la Prosopopis cineraria, plus connue sous le nom de Khejra aux Indes où elle jouissait d’un statut quasi sacré, mais dont il venait de découvrir, dans la réserve de chasse, une espèce inconnue jusque-là et dont les vertus devaient être étonnantes. Aldo n’eut de lui qu’une poignée de main distraite et un regard qui, faute de passer au-dessus de lui – question de taille ! –, se posa un bref instant sur sa cravate. Ensuite ce fut le tour du Diwan – sir Akbar Gohind – et instantanément Aldo sut que cet homme possédait une forte personnalité et qu’il allait lui plaire. Sous un étroit turban sans ornements, son visage mince, aux trais fins, aux yeux intelligents et méditatifs, s’encadrait d’une courte barbe grise. Pas très grand, il n’en portait pas moins avec élégance une tunique de soie noire fermée par des boutons de diamant. Ses mains étaient admirables et son sourire chaleureux.

Savoir Adalbert chez un tel homme avait quelque chose de réconfortant. Mais, au fait, où était-il, Adalbert ? Il ne le voyait nulle part.

Comme il le cherchait des yeux, le Diwan saisit son regard.

— Vous cherchez votre ami ?

— En effet, sir Akbar. Il m’est revenu qu’on vous l’avait envoyé et je vous remercie de l’avoir accueilli, mais j’avoue ne pas avoir bien compris…

— J’aurais préféré vous l’apprendre moi-même, mon ami, coupa Alwar visiblement contrarié. Mais dans nos palais les cancans vont si vite…

— Ils sont si vastes et si peuplés, il est normal que le vent les porte rapidement. J’ai souhaité, dans la journée, rejoindre M. Vidal-Pellicorne et l’on m’a dit qu’il… rendait visite au Diwan sahib…

— Ce qui m’enchante ! fit celui-ci avec un sourire et un petit salut. C’est un homme d’une grande culture avec qui je vais avoir plaisir à m’entretenir longuement…

Mais le maharadjah entendait terminer la question lui-même. Glissant son bras sous celui d’Aldo, il l’entraîna vers l’une des hautes fenêtres après avoir écarté d’un geste impatient un serviteur et son plateau.

— N’en veuillez pas à mon amitié de l’avoir éloigné momentanément de vous. J’aurais eu plaisir à le garder au palais en… d’autres temps, d’autres circonstances, mais je tenais beaucoup à ce que personne ne se glisse en tiers entre nous. Les astres d’ailleurs l’ont conseillé. Nous avons à parler de tant de choses touchant aux plus hautes aspirations de l’homme !

— Monseigneur, dit Morosini, je suis venu vous admirer dans votre cadre ancestral, contempler vos collections et, si vous ne l’avez pas oublié achever la conclusion d’une affaire, mais je crains que les plus hautes aspirations de l’homme me soient un peu étrangères. En d’autres termes, j’espère seulement passer quelques heures sous le toit d’un ami. Des vacances, en quelque sorte, dans le cadre enchanteur d’un véritable magicien.

La petite flatterie finale effaça le pli de contrariété qui était en train de se former entre les sourcils de Jay Singh. Après une légère hésitation, il éclata de rire :

— Des vacances ! Le terme est excellent et je l’approuve ! Vous aurez vos vacances, mon cher prince… et plus encore. Mais allons dîner !

Précédant Morosini, le botaniste un peu désorienté par l’arrivée de ce concurrent inattendu et le vieux Diwan qui se frottait doucement les mains, le maharadjah gagna la salle des festins où le couvert était dressé sur une interminable table en acajou verni, ce qui laissait une place considérable entre les invités. Somptueuse, bien entendu, la table, avec ses chandeliers de cristal alternant avec des plats d’or chargés de fruits et des buissons de fleurs. La vaisselle était aussi en or, ce qui fit se relever délicatement les sourcils de Morosini. C’était bien la première fois qu’il allait manger dans une vaisselle aussi précieuse. Le coup d’œil en était impressionnant mais, pour sa part, il eut préféré une belle porcelaine. Tout cela faisait un peu nouveau riche !

Jay Singh prit place au bout de la table, sur une sorte de trône garni de coussins de brocart qui lui mettait les pieds à hauteur de la table. Auprès de lui était placé un énorme plat d’or fermé par un couvercle cadenassé : son propre dîner, qu’il absorberait quand bon lui semblerait, car il n’était pas question qu’il mange la même chose que ses invités. Morosini et sir Joshua étaient placés de chaque côté de ce monument. Aldo avait le Diwan comme voisin de droite et le botaniste, l’un des commandants de l’armée d’Alwar. Derrière chaque invité un domestique en blanc se tenait, droit comme une colonne, prêt à répondre à son moindre désir.

Le ballet des grands plats chargés d’une multitude de hors-d’œuvre, dont la plupart étaient ignorés d’Aldo, commença. On avait décidé en effet qu’en l’honneur des hôtes étrangers le dîner serait servi à l’occidentale. Après avoir parcouru du regard l’assemblée des turbans multicolores qui composaient à la table une bordure quasi florale, Morosini se pencha vers le Diwan :

— Pouvez-vous me dire, sir Akbar, pourquoi, recevant un savant anglais, le maharadjah n’a pas invité d’autres Britanniques ? Il doit bien y avoir ici un Résident comme dans les autres États indiens ?

— Oh, nous en avons un, soupira le vieil homme en grignotant délicatement une cuillerée de caviar. Seulement il n’est jamais là. En ce moment, par exemple, il est à Delhi. Il y va souvent, ne laissant à la Résidence, un peu éloignée de la ville d’ailleurs, qu’une poignée de subalternes.

— Et Sa Grandeur lui autorise cette liberté ?

— Vous voulez dire qu’elle l’y encourage. Quand sir Richard Blount est là, il est en butte à tant de mauvaises plaisanteries qu’il se contente de faire acte de présence de temps en temps…

— Des mauvaises plaisanteries ?

— Oui, Son Altesse a beaucoup d’humour. Sir Richard aussi, entre parenthèses, mais quand il trouve dans sa salle de bains une nichée de scorpions ou quand l’un des bestiaires du palais permet à l’un des tigres de Son Altesse d’aller prendre le frais dans les jardins de la Résidence, sir Richard n’apprécie pas vraiment. Oh, les serviteurs coupables de négligence sont sévèrement châtiés mais c’est comme un fait exprès : dès que le Résident est ici, il se trouve affronté à de petits problèmes de ce genre.

— Vous dites que les serviteurs sont châtiés sévèrement ?

— Son Altesse les fait pendre aux arbres de la Résidence. Et envoie des excuses. Lady Blount, en tout cas, ne veut plus mettre les pieds à Alwar. Cela enchante Son Altesse qui déteste les femmes européennes. Il dit qu’elles sentent mauvais…

— Les femmes européennes ou toutes les femmes ? Je n’en ai pas vu autour de lui ni aucune dans ce palais…

— Il y en a pourtant, et pas loin.

Levant la tête, sir Akbar dirigea le regard d’Aldo vers le haut de la salle, dont une sorte de galerie fermée par des panneaux de marbre finement ajouré faisait le tour.

— Vous voulez dire qu’elles sont là-haut ?

— En effet. Ne vous y trompez pas, il existe bel et bien une maharani en titre et trois autres de moindre rang qui ont donné au prince des enfants. Il y a aussi des sœurs, des tantes. Croyez-moi, le zénana est bien fourni. Seulement le prince observe le purdah(14) avec une grande rigueur. Et ces galeries sont faites pour que ces femmes puissent assister aux cérémonies sans être vues…

Pendant le temps de ce court dialogue, le maharadjah entretenait une conversation avec le botaniste. Morosini en saisit la fin :

— Nous sommes heureux que vous ayez trouvé chez nous ce que vous cherchiez, sir Joshua. Rien ne s’oppose donc plus à ce que vous poursuiviez votre voyage d’études ?…

L’expression béate alors répandue sur le visage du savant s’éclipsa derrière un nuage d’incompréhension :

— Mon départ, Votre Grandeur ? Je n’y songe pas encore. J’ai trouvé certes des spécimens intéressants mais je suis persuadé de ne pas avoir extrait toute la substantifique moelle de cette admirable contrée et je compte dès demain repartir en campagne…

— Tsst, tsst, tsst… Vous n’y connaissez rien. Je vous dis moi que vous trouverez mieux chez mon voisin de Bharatpur. Ses terrains de chasse sont plus étendus que les miens et la végétation en est tout à fait remarquable ! Aussi vais-je donner des ordres pour votre départ… Non, non, ne me remerciez pas ! C’est un plaisir délicat pour moi d’aider la science…

La cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Le maharadjah se désintéressait de l’hôte qu’il venait d’expédier si lestement pour s’apercevoir qu’il avait faim. Tandis que le ballet des plats se poursuivait pour ses convives, il fit déposer devant lui l’énorme plateau d’or dont le cadenas fut ouvert avec la clef qu’offrait un jeune serviteur aux yeux inquiets. Il n’y avait d’ailleurs autour de cet homme étrange que de jeunes serviteurs, relayant les aussi jeunes aides de camp vêtus de soies précieuses, mais tous, sans exception, avaient ce même regard d’animal traqué dont Morosini s’était déjà aperçu lors de son déjeuner au Claridge.

Autour de la table chacun fit silence tandis que l’on découvrait un dôme de riz éclatant de blancheur sur lequel étaient disposées toutes sortes de nourritures, volailles, boulettes de viandes, légumes, œufs, tandis qu’autour de ce dôme une multitude de petits plats offraient des épices et des assaisonnements aux couleurs variées. De sa main dégantée, Jay Singh prit un peu de riz dont il fit une boulette, à laquelle il ajouta un peu de volaille avant de la tremper dans une poudre rougeâtre. Les yeux mi-clos il porta le tout à sa bouche et presque aussitôt recracha en poussant un véritable hurlement suivi d’un déluge de paroles dont le Diwan traduisit le principal à l’attention d’Aldo :