Durant de longues minutes, Aldo examina les lieux, la cour surtout où des marques de pneus apparaissaient pour s’effacer presque aussitôt, faisant place à des empreintes de chaussures variées. Il y avait aussi les fins talons d’un soulier de femme. C’était comme si ces gens avaient uni leurs forces pour soulever la voiture et l’emporter vers une cachette sûre. Ce qui relevait de la pure aberration…

Au fond de la cour, tout de même, Morosini trouva un rideau de fer passablement rouillé en surface mais dont les œuvres vives étaient bien graissées. Mais d’abord il était fermé et ensuite beaucoup trop lourd pour un homme seul. Le prince-antiquaire pensa alors à demander l’aide du colonel Karloff. Celui-là était taillé comme un ours et son passager le voyait très bien suivre les traces du maréchal de Saxe en tordant un fer à cheval entre ses mains.

Il se mit donc à sa recherche mais n’alla pas loin : le taxi était arrêté presque devant la vieille usine. Quant à son conducteur, il le vit assis un peu plus loin près de la Seine, un petit garçon installé à ses côtés. Tous deux regardaient le fleuve couler à leurs pieds. Morosini s’approcha et, l’entendant venir, l’enfant leva sur lui des yeux bleus désolés et des joues rondes où glissaient encore de grosses larmes. C’était un petit garçon d’une dizaine d’années avec des taches de rousseur et des cheveux blonds en désordre bâchés sous une casquette, ressemblant à l’un de ces gamins de Montmartre que dessinait alors Poulbot avec sa longue culotte, ses brodequins et le cache-nez tricoté enroulé autour de son cou ; mais ses vêtements fatigués semblaient de bonne qualité et donnaient une impression de propreté. Il s’adressa au nouveau venu comme s’il le connaissait et trouvait sa présence toute naturelle :

— Ils l’ont jeté à l’eau ici avec une grosse pierre aux pattes ! L’a coulé tout droit…

Et ses larmes recommencèrent à couler tandis que Karloff grognait :

— Ce n’est même plus la peine de chercher votre bonhomme, monsieur. Le petit était là. Il a tout vu…

— C’est justement ce que je voudrais savoir : que faisait-il à cet endroit à une heure pareille ? Dis-moi, ajouta-t-il en pliant les genoux pour être à la hauteur de l’enfant, tu ne t’appellerais pas par hasard Jeannot Le Bret ?

— Si. Qui vous l’a dit ?

— Mon petit doigt. Reste à savoir comment tu es arrivé jusqu’ici ?

— Derrière leur bagnole ! J’les ai entendus monter chez Piotr quand y sont arrivés. Alors je m’suis habillé vite et j’allais monter voir quand j’les ai entendus descendre. Puis j’les ai vus sortir en traînant Piotr après eux. Alors j’ai voulu les suivre et savoir où ils l’emmenaient.

— Ça n’a pas dû être facile ?

— Pas très ! J’étais agrippé à la roue de secours et ils allaient bon train mais ils risquaient pas de me voir parce que le rideau de la glace arrière était baissé. Et puis on est arrivés là-bas et j’ai sauté quand y se sont arrêtés devant l’atelier. Y z’ont emmené Piotr à l’intérieur et j’ai plus rien vu. Mais j’ai entendu, ajouta-t-il avec un ton d’horreur difficile à rendre, en torchant à sa manche son nez où les larmes coulaient de nouveau. Ah, les vaches ! Qu’est-ce qu’y lui en ont fait voir ! Puis j’ai plus bien entendu et une que j’avais pas encore vue est sortie, montée dans la voiture qui est repartie mais sans moi. Je m’étais caché là, derrière le grand bidon d’essence vide. C’est de là que j’ai vu deux hommes sortir. Ils portaient un corps. J’ai tout de suite compris que c’était Piotr et qu’il était mort. Après ils ont attaché la pierre… Moi je suis resté là, des fois que la pierre s’rait mal attachée mais j’ai plus rien vu… plus rien vu !

Et il se remit à sangloter. Morosini posa sa main sur sa tête pour l’apaiser. Il s’adressa au chauffeur de taxi :

— Et vous, à part lui, vous n’avez rien vu d’autre ?

— J’en ai vu autant que vous : la voiture cette fois est entrée dans l’usine et je crois qu’il serait peut-être temps d’aller chercher la police…

— Justement, avant de l’appeler j’ai besoin de votre aide. Il n’y a personne là-dedans et la voiture elle aussi a disparu. Il reste juste les outils dont ils se sont servis pour faire parler Piotr.

— Il y a peut-être une autre issue ?

— C’est ce que je pense et j’ai besoin de vous pour y aller voir.

Jeannot bien entendu les suivit et ils se retrouvèrent tous les trois devant le rideau de fer qui intriguait tant Morosini. En conjuguant leurs efforts ils réussirent à soulever le lourd ruban de tôle ondulée et constatèrent qu’au-delà il n’y avait qu’un étroit boyau terminé par une petite grille, rouillée elle aussi et fermée à clef.

— Pratique ! apprécia Morosini. Voilà les vilains oiseaux envolés. Que faisons-nous à présent ?

— Vous je ne sais pas, bougonna Karloff, mais moi je voudrais bien rentrer au logis. Ma nuit est finie…

— Et comme vous habitez ici, vous n’avez pas envie d’aller plus loin ? Pourtant, il faudrait ramener le petit à son grand-père et moi avec lui… Cela vous fera une course un peu plus longue, voilà tout !

— Je n’ai jamais eu l’intention de vous laisser là… Embarquez !

On prit le chemin du retour, un peu moins vite parce que à présent le jour était levé et que, dans les rues, l’activité reprenait, mais si l’on espérait rentrer tranquillement rue Ravignan, on se trompait. Délivrés de la peur qui les avait tenus cois, les habitants de la maison s’étaient réunis autour de l’expéditionnaire de chez Dufayel qui, ayant vécu l’affaire aux premières loges, faisait figure de héros et tenait dans la rue une sorte de conférence à laquelle participait activement l’inspecteur Blouin – comme de bien entendu la police avait été prévenue – qui, armé d’un carnet et d’un crayon, prenait des notes frénétiques. Seul le grand-père Le Bret ne participait pas à la fête : toujours aussi sourd il n’avait rien entendu et venait tout juste de s’apercevoir de l’absence de son petit-fils. Mais les fugues du gamin étant courantes, il ne se tourmentait pas outre mesure.

L’arrivée du taxi et de ses occupants fut accueillie comme une manne céleste. Théodule Mermet se fit un plaisir de présenter son hôte de la nuit, au grand ennui d’Aldo qui n’avait guère envie de voir la police se mêler de cette histoire et dut présenter son passeport. L’annonce de son titre fit grand effet sur l’assemblée et singulièrement sur Mermet à qui tout cela allait fournir une histoire sans cesse revue et augmentée qui ferait sa gloire auprès de ses partenaires à la manille.

Beaucoup moins sur l’inspecteur Blouin. C’était un homme déjà âgé, lourd, peu bavard et qui ne s’en laissait imposer par personne. Chargeant ses hommes de faire rentrer tout le monde, il alla s’établir près du taxi avec les trois nouveaux venus pour entendre leur histoire. Elle recoupait parfaitement ce que lui avait appris l’expéditionnaire de chez Dufayel à ceci près qu’Aldo jugea inutile de parler de la « Régente » : une amie l’avait amené chez le réfugié politique pour conclure une affaire – un cas assez fréquent avec les émigrés russes ! –, ils avaient trouvé l’appartement sens dessus dessous et le pauvre Piotr disparu. L’amie était repartie et lui-même était resté pour voir si quelque chose se produirait encore. Une femme était venue qui avait fouillé la cheminée sans rien trouver après quoi Karloff et lui l’avaient suivie jusqu’à Saint-Ouen où elle s’était volatilisée mais où l’on avait trouvé le petit Le Bret qui raconta son histoire.

— Il va falloir me montrer l’emplacement, conclut Blouin en refermant son carnet. Si un homme a été jeté à l’eau on devrait le retrouver…

— Vous trouverez en tout cas des traces de sang, fit Morosini. Avez-vous encore besoin de moi ?

— Peut-être ! Où habitez-vous ?

— Au Ritz.

— Ben voyons ! ricana le policier. Alors tâchez d’y rester. J’aurai sûrement besoin de vous entendre encore.

— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.

— On ne sait jamais. Un détail qui vous aurait échappé… Par exemple vous n’avez aucune idée de ce que ce Russe avait à vendre ?

— Aucune, mentit Aldo avec ce brin d’insolence qu’une attitude méfiante faisait toujours germer en lui. Et Mme Vassilievich qui m’a conduit ici n’en savait pas davantage, continua-t-il en se promettant d’avertir Masha dans les plus brefs délais. L’homme lui avait demandé de lui trouver un acheteur pour quelque chose d’important mais il ne lui a pas dit quoi. Hier soir nous nous sommes rencontrés au Schéhérazade et vous savez la suite.

— Restez quand même à ma disposition ! ordonna Blouin avec une majesté un rien menaçante. Tout ça en définitive n’est pas clair du tout mais vous pouvez partir !

Rengainant la leçon de politesse qu’il eût volontiers donnée à cet inspecteur teigneux, Morosini promit au petit Jeannot de revenir le voir, serra la main d’un Karloff résigné à guider les policiers vers la vieille usine et partit à pied jusqu’à la place du Tertre où il trouva un taxi à qui il demanda de le ramener au Ritz. Chemin faisant, il le fit arrêter devant un café de la rue de la Chaussée-d’Antin d’où il téléphona à Masha en priant le bon Dieu que la police ne soit pas encore chez elle. C’était le cas et en quelques mots il la mit au courant de la situation. C’était décidément quelqu’un de bien : elle l’écouta sans un mot, se bornant à un bref :

— C’est entendu !

— Parfait alors ! Je reviendrai ce soir au Schéhérazade. Il faut que je vous parle.

— Venez. Vous serez le bienvenu.

Le téléphone raccroché à sa petite potence d’acier, Morosini se sentit mieux, avala en passant près du zinc un café brûlant qui n’avait pas vraiment le goût de café mais qu’il sucra abondamment et qui le réchauffa. Revenu dans sa chambre à l’hôtel, il se déshabilla, prit une douche, se sécha vigoureusement, s’enveloppa d’un peignoir de bain, alluma une cigarette mais, avant de s’étendre sur son lit pour prendre un peu de repos, il prit dans sa poche de smoking sa trouvaille de la nuit et se mit à l’examiner avec la passion qu’il mettait lorsqu’il découvrait un bijou non seulement rare mais chargé d’histoire. Et celui-ci l’était. Moins que d’autres pourtant et c’était là que le bât blessait. Que savait-on de cette perle ? Qu’avant de partir pour la désastreuse campagne de Russie, Napoléon Ier l’avait offerte à sa femme qui, de nom sinon de fait, devenait régente : un événement tout à fait insuffisant pour baptiser un joyau. Par la suite et après la première abdication, l’impératrice Marie-Louise quittant Paris sans espoir de retour avait emporté sa cassette et quelques joyaux de la couronne mais, sur le conseil de son père, l’empereur d’Autriche François II, elle avait renvoyé le tout à Louis XVIII après le départ de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène. Réintégrant la collection nationale, la perle et les autres bijoux avaient attendu sagement – le roi-citoyen Louis-Philippe n’y ayant jamais rien emprunté – la montée sur le trône de Napoléon III et les belles épaules de l’impératrice Eugénie ; puis, à la chute de l’Empire, ils retournèrent dans la grande caisse à cinq clefs déposée dans les caves de la liste civile dont les bureaux occupaient alors le pavillon de Flore aux Tuileries. Ils y restèrent jusqu’à la déplorable vente de 1887 décidée par le gouvernement de la République. Le fameux devant de corsage où s’épanouissait la « Régente » fut vendu à Jacques Rossel qui, par l’intermédiaire de Fabergé, le céda au prince Youssoupoff, grand-père de l’homme célèbre à présent dans les deux mondes pour avoir exécuté Raspoutine. Somme toute une histoire un peu courte pour l’une des plus grosses perles connues ! Or elle était apparue sans tambour ni trompette en 1811 chez le joaillier impérial Nitot qui l’avait proposée à Napoléon. Mais elle venait bien de quelque part et n’exerçant pas plus que l’Empereur le métier de pêcheur de perles, Nitot avait bien dû l’acheter à quelqu’un. Mais à qui ?

C’était là un problème comme Aldo les aimait, bien que, pour son goût, la perle n’eût pas sa préférence parce qu’elle n’était pas une pierre née des entrailles de la terre. Fille de la mer, essentiellement féminine et fragile, elle pouvait se dissoudre, s’éteindre, mourir même. On pouvait l’éplucher, c’est-à-dire enlever une couche pour retrouver un orient plus beau. Bref, elle manquait d’éternité, ce qui n’était pas le cas du diamant, cette inaltérable splendeur dont l’éclat triomphant ne cessait de le fasciner. Ceux qui coiffaient la « Régente » étaient d’ailleurs fort beaux en dépit de leur petite taille et durant de longues minutes Morosini s’accorda le plaisir sensuel de caresser du bout de ses longs doigts la chair si douce de la perle qui convenait si bien à la peau d’une femme et les fines arêtes des pierres dont les scintillements la mettaient si bien en valeur. Mais qu’allait-il en faire puisque celui qui se considérait comme son propriétaire n’était plus ?