— Mauvais matériel ! Je ne sais vraiment pas pourquoi j’aime tant ces maudites voitures ! Celle ci est bonne à jeter !

— Elle n’est pas très abîmée, Altesse, et ce serait dommage…

— Quoi ? De garder un objet devenu imparfait ? Je ne saurais le supporter. Cette voiture sera enterrée dans les collines, comme les autres…

— Les autres ?

— Oui. Je fais toujours enterrer les automobiles qui ont eu le tort de me manquer.

— Quel dommage ! Votre Bugatti est une noble voiture…

— C’est pourquoi elle a droit à un enterrement au lieu d’être jetée à la ferraille. Rassurez-vous, j’en ai deux autres. Je les achète toujours par trois.

Tandis qu’un serviteur le ramenait vers son appartement, Morosini se livra à un petit travail de repérage destiné à lui permettre de retrouver facilement la sortie de ce labyrinthe de marbre et de grès rose. Le maharadjah lui ayant appris qu’il devait déjeuner seul parce que c’était pour lui jour de jeûne et qu’ils se retrouveraient à la fin de l’après-midi pour la visite de ses trésors, il forma le projet de s’en aller découvrir la ville qui semblait fort intéressante et, ce faisant, de se renseigner sur la résidence du Diwan afin d’y rejoindre Adalbert, dont la présence lui manquait singulièrement…

Il n’en fallut pas moins parlementer avec Rao. Le remplaçant d’Amu prétendait le suivre sous le prétexte qu’il risquait de se perdre ou de se faire voler par les innombrables mendiants que l’on trouvait à chaque pas.

— Je dois veiller sur toi, sahib ! C’est mon devoir.

— Eh bien, je t’en relève, de ce devoir. J’aime être seul pour découvrir une ville.

— En ce cas, permets au moins que je te guide à travers le palais afin que tu évites le long détour par le parc. Tu seras alors devant le bassin sacré qui est le cœur de la cité…

La proposition semblait honnête, même si Morosini n’arrivait pas à attacher la moindre confiance à ce visage trop souriant, au regard faux. Mais, après tout, connaître une autre sortie ne lui ferait aucun mal, bien au contraire : cela pourrait toujours servir… Cependant la traversée du palais mit sa mémoire à rude épreuve : il y avait trop de couloirs, trop de courettes, trop de montées et de descentes qui les annulaient, trop de pièces aux décors divers, mais enfin on déboucha sur les larges escaliers dont les marches luisantes descendaient dans l’eau bleuie par le reflet du ciel. La ville était là, ouverte devant lui, et il eut la sensation de mieux respirer que ce matin dans sa course à travers la campagne. Tout ici n’était que beauté et harmonie. Il y avait les silhouettes gracieuses de ces femmes vêtues et coiffées de voiles teints de couleurs tendres ou éclatantes : des pourpres, des oranges, des verts, des ocres, des bruns, des safrans qui animaient les nobles marches et recréaient les personnages des peintures et des fresques dont s’ornait le palais. Certaines, avec des colliers de fleurs, se dirigeaient vers un temple, d’autres vers l’animation des rues dont la principale coupait Alwar sur toute sa longueur. Un étonnant arc de triomphe, une sorte de porte moghole flanquée de tourelles et habillée de mosaïques turquoise, l’enjambait, évoquant Samarcande. Elle grouillait de vie et de couleurs, ressuscitant les anciens âges en une évocation fascinante. Des bœufs bossus, aux cornes peintes, passaient gravement entre les échoppes sans que quiconque s’occupe d’eux, ne s’écartant que pour le passage d’un éléphant portant sur son dos une howda peinte aux rideaux multicolores et un cornac au turban écarlate qui restituait l’échelle de la ville. Une chose cependant frappa Morosini. En dépit des couleurs, de la richesse de certaines demeures aux corniches peintes et sculptées, aux balcons ouvragés, aux fenêtres ornées de délicats écrans de marbre ajouré, la majeure partie de cette grande ville donnait une impression de pauvreté.

Il y avait, en effet, trop de mendiants, trop de maisons lépreuses entre les frondaisons des jardins et les fastes des riches demeures. Les rues étaient sales en dépit des nombreux balayeurs intouchables chargés de la voirie mais qui ne semblaient guère s’en soucier. Même l’artère principale, celle qui, passant sous l’arc moghol, s’en allait vers les escarpements de la montagne dominant le fort de Bala Qila, n’y échappait pas. Celui-ci, symbole des anciens princes, montrait des murailles épaisses, vertigineuses, surgissant d’un éperon rocheux et se prolongeaient en remparts étagés tendus comme une griffe vers la cité qu’ils enveloppaient… La guerre qu’ils évoquaient trouvait un contrepoint dans la rue même avec ce guerrier rajpoute vêtu de brocart, tenant dans une écharpe de soie son sabre courbe et dont le regard lourd pesait sur la foule qu’il n’avait cependant pas l’air de voir. Il menait d’une main gantée son puissant cheval presque aussi paré que lui…

Évitant de justesse une sorte de petit char genre Ben-Hur mené à fond de train par un mince jeune homme en tunique de soie aux couleurs d’Alwar qui ne pouvait être que l’un des nombreux aides de camp du maharadjah, Morosini entra par force dans l’échoppe d’un tisserand où s’étageaient des piles de tissus pour saris, allant de la simple cotonnade bleue aux précieuses mousselines ornées de « zari », ces broderies d’argent, d’or ou de galons scintillants. Ravi de cette rareté que représentait un Occidental, le tisserand l’entreprit aussitôt pour lui faire admirer son travail. En vérité étonnant parce qu’il savait tisser des saris réversibles ; une couleur d’un côté, une autre de l’autre :

— Une spécialité de chez nous, sahib ! déclama-t-il. Un véritable secret que l’on nous envie. Ici seulement on sait faire ces magnifiques étoffes ! Je suis fournisseur du palais : la maharani et les rajkumaris(15) m’accordent leur confiance…

Heureux de ce client qu’il devinait riche l’homme entamait une sorte de conférence tout en faisant surgir sur son comptoir, d’un geste de prestidigitateur, des flots de merveilles aux teintes tendres ou violentes. Aldo décida de jouer le jeu et d’acheter un sari pour Lisa. Elle porterait à merveille ce vêtement à la fois noble et ravissant. Il en choisit un d’un vert céladon dont les broderies en fils d’or se retrouvaient sur l’autre face d’un bleu pâle et délicat. N’était-ce pas le meilleur moyen d’engager la conversation ?

— Je suppose que vous fournissez aussi le Diwan sahib ? fit-il négligemment en passant une main caressante sur la douce mousseline qu’il espérait bien draper lui-même sur le corps de Lisa ; elle serait si belle là-dedans !

— En effet, mais le Diwan sahib est âgé, son épouse – il n’en a qu’une ! – l’est aussi et elle possède tant de belles choses qu’elle en achète rarement…

— À ce propos, reprit Morosini tandis que le marchand enveloppait son œuvre d’un morceau d’étoffe de soie comme il l’eût fait d’un papier, je voudrais lui rendre visite. Pouvez-vous m’indiquer sa demeure ?

— Bien sûr, sahib, bien sûr ! C’est très facile. Je vais vous montrer…

Après lui avoir remis son paquet, il conduisit Aldo jusque dans la rue, désignant, au-delà de la porte moghole, l’enchevêtrement luxuriant d’arbres fleuris qui débordait d’un haut mur blanc, simplement percé d’une porte basse en cèdre ouvragé.

— C’est là-bas ! Quelques pas seulement, sahib ! Avec tous mes remerciements, sahib ! Soyez certain que je garderai…

Morosini était déjà parti mais, quand il atteignit la porte indiquée, il se vit soudain encadré de deux gardes du palais qu’un officier accompagnait :

— Je crois qu’il serait temps pour Votre Excellence de regagner ses appartements, dit cet homme avec les marques du plus profond respect.

— Plus tard ! dit Morosini sèchement. Je désire auparavant rendre visite au Premier ministre.

— Il n’est certainement pas chez lui, Excellence, fit l’officier d’un air désolé. À cette heure le Diwan sahib est au palais auprès de Son Altesse… qui d’ailleurs attend Votre Excellence. Et elle n’aime pas attendre.

— Et moi je n’aime pas que l’on me dicte ma conduite ! L’heure n’est pas encore venue où je devais rejoindre votre maître. Et si le Diwan est absent, vous souffrirez peut-être que je poursuive ma promenade comme je l’entends !

L’officier prit un air désespéré :

— Le maharadjah m’envoie spécialement chercher Votre Excellence. Il s’est aperçu que le temps lui dure de vous retrouver…

Insister serait cruel, pensa Aldo qui, sous l’air navré du jeune homme, devinait une angoisse. La même angoisse toujours !

— Comme vous voudrez, capitaine. Nous rentrons, mais je vous demanderai de laisser vos hommes à l’arrière-garde. Je n’ai aucune envie de déambuler dans cette ville entre deux soldats…

— C’est bien naturel. Pour ma part, je vais vous guider… sans trop en avoir l’air.

Or, à ce moment, la porte devant laquelle on discutait s’ouvrit et le Diwan en personne fit son apparition. Du coup Morosini foudroya du regard le jeune capitaine :

— On vient de me dire que vous étiez au palais, Diwan sahib. Apparemment il n’en est rien ?

Le vieil homme d’État eut un fin sourire :

— Ce n’est qu’une question de temps. Je m’y rends de ce pas… Mais je suppose que vous vouliez des nouvelles de votre ami ?

— J’aurais voulu le voir, surtout !

— C’est impossible ! Vous savez qu’il m’est confié et Sa Grandeur n’aimerait guère que je transgresse ses ordres. Mais, rassurez-vous, se hâta-t-il d’ajouter devant le mouvement de colère ébauché par Morosini, il va très bien. Il est allé avec deux de mes fils chasser le sanglier. Ferons-nous route ensemble ?

Partant de ce principe qu’il y a toujours à s’instruire dans la conversation d’un homme intelligent, Aldo accepta et ils prirent le pas de promenade tandis que les militaires s’écartaient.

Ils trouvèrent le maharadjah dans l’une des cours du palais, celle sur laquelle ouvrait le « hakhi-kana », l’écurie des éléphants, une bâtisse haute comme une cathédrale où logeaient une dizaine des nobles animaux. Le prince, vêtu avec la même simplicité que le matin, parlait avec le chef de cette écurie d’un genre particulier, mais se détourna aussitôt en voyant arriver les deux hommes :

— Désolé, mon cher ami, de vous avoir fait chercher ! s’excusa-t-il avec ce séduisant sourire qu’il avait parfois, mais je me suis trouvé libre plus tôt que je ne l’espérais et vous me manquiez déjà…

Il échangea un bref dialogue avec le Diwan qui s’éloigna, après quoi Jay Singh prit le bras de son invité :

— Commençons notre visite ! Et puisque nous sommes dans cette cour, je vais vous montrer le plus étrange véhicule que vous ayez jamais vu…

Au fond de l’écurie il y avait en effet une sorte de monstre à deux étages abondamment peint et décoré, qui sans cette touche d’exotisme eût un peu ressemblé à un bus londonien :

— Cela a été fait pour y atteler quatre éléphants, expliqua Jay Singh. Cela permet d’emmener pas mal de monde dans des endroits un peu escarpés. Mais allons voir mes trésors ! Je crois que vous en serez content… Commençons par les garages…

Ils valaient le déplacement : quelques dizaines d’automobiles s’y alignaient, parmi lesquelles deux Bugatti bleues, sœurs jumelles de la condamnée du matin, six Rolls dont celle tapissée de peaux de tigre et celle habillée de tapis, plus trois ou quatre autres vêtues de soie, de velours ou de brocart, mais il n’y avait là rien de bien extraordinaire au pays des maharadjahs, si ce n’est une sorte de carrosse à moteur : une énorme Lanchester tout en or qui reproduisait exactement le carrosse du couronnement des rois d’Angleterre. Moins les chevaux évidemment : ils étaient remplacés par un capot dont le bouchon représentait les armes d’Alwar flanquées d’un tigre et d’un taureau.

— Aimeriez-vous faire un tour dedans ? proposa Jay Singh.

— Mon Dieu non, fit Aldo en riant. J’aime les voitures mais je leur préfère de beaucoup les joyaux…

— Alors nous n’allons pas vous faire attendre plus longtemps.

Morosini était habitué aux collections prestigieuses. Il en avait déjà rencontré beaucoup, à commencer par celle de son beau-père, mais en pénétrant dans les salles où s’entassait la richesse d’Alwar il eut un éblouissement et, repris par sa passion des pierres magiques, oublia pour un moment qu’il n’était pas là pour son simple plaisir. Plusieurs salles se faisaient suite en enfilade, fermées par des portes de bronze inviolables, éclairées par des fenêtres de marbre ajouré qui l’étaient pareillement. Dans la première, des armoires vitrées mais renforcées présentaient des merveilles : les nombreuses couronnes du maharadjah, ses colliers, bracelets, ornements de turban, présentés avec autant d’art et de sécurité que chez un joaillier de la place Vendôme. Ébloui, Aldo pensa que la fortune de l’étrange prince était fabuleuse et il ne savait où donner de l’admiration quand son regard accrocha, seule dans une niche vitrée creusée dans le mur épais et éclairée par en dessous d’une lumière diffuse, une coupe taillée dans une seule et énorme émeraude. Il se planta devant et ne bougea plus, saisi d’une émotion que son hôte ressentit. Sans un mot, celui-ci ouvrit la niche et, prenant la coupe, la déposa dans la main un peu tremblante de Morosini émerveillé :