— Il est venu ici ?

— Non. Je l’ai rencontré il y a de longues années à Paris… quand je n’étais pas encore un saint homme. Allons, mange un peu ! Ensuite nous aviserons…

Incontestablement, Chandra Nandu distillait une atmosphère apaisante. En partageant le frugal repas, Aldo se surprit à s’entretenir avec lui d’une infinité de sujets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la préparation au Nirvana. Le sage, plus âgé encore qu’il ne le paraissait, avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Il n’eut aucune peine à confesser ce « disciple » forcé qu’on lui amenait. Si bien que, mis en confiance, celui-ci finit par demander :

— Je ne voudrais pas mettre votre vie en danger, mais quel conseil me donnez-vous ?

— D’abord de t’apaiser et de te résigner à passer trois ou quatre jours en ma compagnie. Tu trouveras peut-être mon hospitalité un peu austère, mais auprès de moi tu pourras au moins te détendre, dormir en paix, réfléchir…

— … aux moyens de fuir ? Vous m’aideriez ?

— Je ne demanderais pas mieux mais, à première vue, le problème paraît insoluble. Viens voir !

Ils allèrent à la porte que le vieil homme ouvrit. Aussitôt deux lances se croisèrent devant eux, ce qui eut le don de susciter chez le sage une réaction de colère traduite en quelques paroles très sèches sous lesquelles les gardes courbèrent la tête avant de se précipiter dans l’escalier.

— Des gardes devant ma porte ! gronda Chandra. Jamais encore il n’avait osé ! Il faut qu’il tienne chèrement à toi… et cela ne va pas te simplifier la tâche…

— Pourquoi ? Nous pouvons sortir ?

— Pas d’illusions ! Ces deux soldats ont seulement émigré au bas de l’escalier et je ne crois pas avoir le pouvoir de les en chasser, parce qu’ils ont encore plus peur de Jay Singh que de mes imprécations. Mais continuons !

Ils s’engagèrent à leur tour dans l’escalier de pierres pour atteindre la plate-forme sur laquelle des vestiges d’un pavillon de bois sculpté se délitaient. Une rafale de vent les y accueillit tandis qu’ils se penchaient à l’ouverture béante de ce qui avait été une gracieuse fenêtre de galerie. Un immense paysage de montagne s’offrit à leurs yeux, admirable avec ses lointains ensoleillés qui donnaient à la terre, aux rochers, des nuances d’automne où couraient des frissons d’or bruni. Mais ce qu’Aldo découvrait en dessous de ce qui avait été un appui était décourageant : le mur plongeait abruptement jusqu’aux rochers et buissons situés une quinzaine de mètres plus bas sur un rebord qui, lui, dominait d’une cinquantaine de mètres le ressaut montagneux où s’appuyait la forteresse…

— Comme je te l’ai dit à moins d’avoir des ailes… fit le vieil homme avec tristesse. C’est le seul endroit par lequel tu puisses sortir d’ici sans rencontrer de sentinelles. Et Jay Singh le sait bien.

— Mais cette trappe par laquelle est entré votre serviteur ?

— … donne sur une pièce sans autre ouverture que deux meurtrières. C’est là qu’ils vivent et entreposent ce dont nous pouvons avoir besoin. Au centre il y a un puits qui plonge dans les entrailles de la terre…

— D’où l’on remonte l’eau ? Par quel moyen ? Il doit bien y avoir une corde ?

— Il y a une chaîne, très longue et bien scellée. Elle a résisté à plusieurs siècles, à plusieurs sièges. Il est impossible de l’enlever pour en faire l’instrument de ton évasion…

— Mon Dieu !… Comment faire en ce cas ?

— Prier ce Dieu que tu invoques machinalement, le prier avec force et avec foi. Peut-être te prendra-t-il en pitié ? Moi je ne peux que t’offrir l’aide d’une âme compatissante.

— Ne pouvez-vous convaincre Alwar de me rendre ma liberté ? Vous auriez pu recevoir un ordre venu du ciel durant votre sommeil ?

Le vieil homme esquissa un sourire :

— Je pourrais en effet… mais pas maintenant ! Ton tourmenteur ne viendra pas avant une semaine. À ce moment nous verrons…

— Une semaine ! soupira Morosini, accablé, en se laissant glisser le dos appuyé au mur bas.

Quelle malédiction le poursuivait, qui ne l’avait arraché à une prison au fond de la terre que pour lui en donner une autre au milieu des nuages ? Cette fois, évidemment, le geôlier lui montrait une certaine sympathie et c’était un réconfort de ne pas être perpétuellement sur la défensive, mais Chandra rait-il jusqu’à l’aider à prendre la fuite ? En dépit de la vénération qu’il montrait au vieil homme, Jay Singh était très capable de le mettre à mort s’il laissait échapper sa proie. Et l’idée de causer la perte de cet être doux et courtois lui était plus que désagréable. Dans les pattes de Jay Singh, la mort ne devait pas être facile…

Le soir venu, tandis que le Maître montait sur le haut de la tour pour ses dévotions, Aldo examinait la grande salle qui allait lui tenir lieu de prison. La trappe avait livré passage à un matelas et à des couvertures pour qu’il ne souffre pas du froid nocturne, ces dernières étant une concession à sa fragilité occidentale. Le Maître, lui, se contentait d’une paillasse. En dehors de cela les murs étaient absolument nus. Le plus sévère des couvents était une thébaïde auprès du logement de Chandra Nandu…

Le repas du soir fut aussi frugal que celui du matin mais Aldo ne s’en plaignit pas : l’eau fraîche et les fruits comme les chappattis lui parurent les meilleurs du monde, mais il se sentait tellement nerveux qu’il doutait de pouvoir trouver le sommeil. Et le dit.

— Je vais t’aider, dit Chandra. Couche-toi seulement.

S’asseyant à la tête du lit improvisé, Chandra Nandu prit sur ses genoux la tête d’Aldo et se mit à la masser d’une certaine façon en murmurant d’inintelligibles paroles : peu à peu, Aldo sentit l’angoisse, l’agitation, la révolte l’abandonner. Il se détendit et plongea doucement dans le sommeil avant même que le vieil homme eût reposé sa tête.

Ainsi se passa la première nuit.

Les quatre jours suivants, Morosini n’eut rien d’autre à faire qu’écouter le Maître et parler avec lui. Son enseignement était simple, sa parole douce et pleine de foi. Il disait :

— Je me prosterne encore et toujours devant Dieu qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres…

Ou encore :

— C’est en donnant que tu recevras. Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais…

Il disait aussi :

— La raison humaine qui est bornée ne voit pas assez loin. Elle n’a pas accès au pays des dieux…

Toutes paroles qui plongeaient son compagnon dans un étonnement émerveillé :

— À peu de chose près Jésus parle ainsi. Par quoi sommes-nous donc séparés ?

— Par beaucoup de choses dont l’homme n’a que faire, comme la couleur de la peau, la façon d’interpréter les paroles divines, et surtout la folie, le besoin de puissance et la certitude où chacun est de valoir mieux que son frère…

— C’est ce que tu as enseigné à Jay Singh ? Difficile à croire !

— Et pourtant c’est la vérité. Seulement ses oreilles n’entendent que ce qui leur convient. Il conclut de mon enseignement qu’il est sans doute valable pour le commun des mortels mais pas pour lui. Il pense qu’il fait dès à présent partie intégrante du domaine divin…

— C’est bien ce que je pensais : il est fou.

— Il ne l’est pas, cependant, quand il s’agit de ses intérêts. Nul n’est plus habile, plus rusé que lui. Il ne se met à délirer que lorsqu’il s’agit de sa vie future, qui devrait s’épanouir dans une si grande sainteté qu’elle lui épargnera le retour sur terre sous une apparence différente. Selon lui, le cycle de ses réincarnations va s’achever en apothéose…

— Quelle chance il a de ne se préoccuper que de sa vie future ! soupira Aldo. Moi, c’est ma vie présente qui me tourmente. Si je dois la passer en ce lieu…

La main desséchée de Chandra vint se poser sur celle d’Aldo :

— Je ne crois pas que tu sois destiné à rester. Une occasion devrait t’être donnée… bientôt.

— Vraiment ? Une occasion ? Laquelle ? Quand ?…

— Allons, calme-toi ! Je te dis ce qui me vient à l’esprit… ce que je sens venir… mais ne m’en demande pas davantage ! Viens plutôt avec moi contempler les étoiles ! La nuit devrait être belle…

Les deux hommes montèrent sur la plate-forme et Morosini emplit ses poumons du vent froid venu du nord qui le fit frissonner ; la journée avait été lourde, orageuse, et cette fraîcheur était bienvenue. La nuit en effet promettait d’être superbe : des myriades d’étoiles la paraient de diamants tels qu’il n’en existait pas au monde. L’impression que la Jérusalem céleste illuminée s’approchait d’une terre aveugle et désertique !

— Tu vois, dit le sage, lorsque le ciel revêt cette splendeur, il m’arrive de passer toute la nuit ici à m’imprégner de sa beauté, parce que…

Quelque chose, à cet instant, siffla à leurs oreilles, suivi d’un choc sourd. Une flèche venait de se ficher, presque à la verticale, dans la charpente du clocheton. Une flèche à laquelle un billet était attaché par une mince ficelle de coton dont le bout disparaissait dans le vide… Aldo le déroula et s’assit par terre pour allumer son briquet et lire sans risquer d’être aperçu :

« Tirez la ficelle jusqu’à ce que la corde qui est au bout soit dans vos mains. Ensuite, confiez-vous à un ami et à votre chance… »

Pas de signature, mais Chandra n’avait pas eu besoin de lire pour comprendre ce que signifiait cette ficelle : il était déjà en train de la tirer. Se penchant au-dessus du gouffre, Aldo distingua vaguement une silhouette sur le rebord rocheux qui formait comme une halte entre les deux parties du précipice.

— Il y a là un homme ? Sais-tu qui il est ?

— La providence peut-être… ou ton pire ennemi. À toi de choisir.

— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous si je réussis ?

— Ne te tourmente pas pour moi. Jay Singh ne me touchera jamais : je suis pour lui une sorte d’assurance depuis le jour où il a appris qu’il pourrait mourir de ma mort…

La corde à présent était solidement fixée. Aldo prit le vieil homme dans ses bras :

— Merci !… De tout cœur merci ! Que Dieu vous garde !

Et il enjamba le parapet…



CHAPITRE XIV


UNE CHASSE PRINCIÈRE

Avoir une corde pour s’échapper est une belle chose mais, quand cette corde est lisse et que l’on n’a pas pratiqué ce genre d’exercice depuis l’adolescence, se lancer dans le vide sur ce frêle appui n’est guère rassurant ; cependant, taraudé par l’idée fixe de retrouver sa liberté, Aldo se fût jeté dans le feu sans hésiter. Détournant ses yeux de l’abîme ouvert sous ses pieds et que la nuit si bleue ne cachait pas assez, le regard vers les étoiles, il empoigna fermement le toron de chanvre et, les pieds appuyés au mur, commença la descente.

Elle lui parut interminable. Le haut de la tour reculait contre le ciel, mais pas assez vite à son gré. Pourtant, forcer l’allure eût été folie. Serrant les dents, s’efforçant d’oublier ses mains qui le brûlaient, fournissant un effort qui lui emballait le cœur, il poursuivit méthodiquement son évasion. Enfin des mains secourables le saisirent par la taille pour l’aider à prendre pied sur le rebord rocheux et broussailleux. En même temps une voix chuchotait :

— N’aie pas peur, sahib ! C’est moi, Amu… Tu ne m’as pas oublié, j’espère ?

— Amu ? Mais comment es-tu là ? Je te croyais…

— Mort, n’est-ce pas ? Comme mon pauvre frère Uday que le maharadjah a obligé à avaler du verre pilé ?… C’est parce que je l’ai su tout de suite que je me suis enfui en te conseillant d’en faire autant.

— Le papier dans le verre à dents, c’était toi ?

— C’était moi. Quand j’ai vu comment était celui dont on préparait si soigneusement la venue, j’ai compris ce qui t’attendait ; alors j’ai voulu te prévenir, mais il était déjà trop tard : tu ne pouvais plus lui échapper, à ce démon. Alors je me suis efforcé de surveiller et quand je t’ai vu partir pour Bala Qila avec l’éléphant, j’ai compris que l’on t’emmenait là-haut pour faire de toi un autre homme, un jouet obéissant. Alors j’ai fait ce que j’ai pu…

— Pourquoi ? Tu ne me connais pas vraiment.

— J’ai vite deviné que tu étais un homme bon et courageux… mais l’endroit est mal choisi pour parler et tu n’es pas au bout de tes peines il faut maintenant descendre jusqu’en bas. C’est un peu moins raide et l’on peut s’accrocher aux rochers… Mais d’abord donne-moi tes mains.

Elles étaient en effet à vif, la peau limée, écorchée, saignait. Amu prit dans sa poche un morceau de tissu, le déchira sur toute sa longueur et enveloppa les paumes saignantes. À ce moment, la corde tomba sur eux. Amu sourit :