— Je vois que le vieil homme est devenu ton ami. Elle peut encore nous être utile, cette corde… car nous allons pouvoir nous attacher. Tu vas descendre le premier et moi je te tiendrai…
— Et tu pourras descendre sans assurance ?
— Tant de fois déjà j’ai grimpé et descendu ces pentes ! Je suis un enfant du pays, tu sais…
Il constituait surtout une incroyable bénédiction. Aldo pensa qu’il lui faudrait songer, s’il s’en tirait, à remercier son ange gardien de lui avoir suscité ce dévouement inattendu. La seconde pente, en effet, était à peine moins abrupte que la première. La différence résidait dans les rochers et les buissons qui offraient de nombreuses prises. Enfin, après quelques centaines d’années et trois haltes qui permettaient à Amu de rejoindre Aldo, ils arrivèrent enfin sur un sentier, pas bien large sans doute et raide, mais sur lequel on pouvait marcher et non ramper. Arrivés près d’une grosse roche, Amu chercha dessous un paquet de vêtements assez semblables aux siens, pantalon, chemise ample formant tunique, vieille veste, sandales et longue bande de tissu destinée à confectionner un turban.
— Il faut que tu mettes ces choses, sahib, ensuite je teinterai ton visage, tes mains et tes pieds avec ce qu’il y a dans cette fiole. Puis je te conduirai à la gare et nous y attendrons le train pour Delhi, qui passe dans la nuit de demain…
— Mais encore une fois, pourquoi ?
— Parce que grâce à toi, peut-être, le Vice-Roi sahib apprendra la vérité sur Jay Singh Kashwalla. Tu es un grand sahib, il t’écoutera. Moi je suis un pauvre homme… et on a tué mon frère !
Tant de douleur s’exprimait dans cette voix désolée qu’Aldo sentit se lever en lui un profond désir d’aider Amu et les siens, de faire le maximum pour les délivrer d’un bourreau sans âme. Ses deux mains se refermèrent sur les épaules dont on sentait les os à travers le tissu :
— Si grâce à toi je m’en tire, Amu, sur mon honneur je te promets de tout faire pour que la justice règne ici…
— Merci, sahib ! Ce ne sera pas facile : il a de si grandes protections et il est si riche ! Mais qu’au moins il aille habiter le plus longtemps possible cette Europe qu’il aime tant. Quand il n’est pas là, nous vivons en paix parce que le Diwan sahib est un homme sage et juste…
— Je ferai en sorte de te rendre ce que tu viens de faire pour moi. Un jour, j’en suis certain, il ne reviendra pas d’Europe !
La transformation fut rapide. Le visage, les pieds et les mains passés à la teinture, vêtu des vieux habits procurés par Amu, Morosini, devenu semblable à nombre d’hindous misérables, put traverser la ville nocturne sans éveiller l’attention de quiconque. Comme il ignorait la langue, Amu lui avait recommandé de ne pas ouvrir sa bouche aux dents trop blanches et de tenir ses yeux à demi fermés sur leur couleur bleue si peu courante dans le pays… Les villes des Indes vivaient beaucoup la nuit, où l’on échappait à la chaleur du jour souvent insupportable, mais personne ne fit attention à eux et ils purent gagner la gare sans encombre.
Là, Amu guida son compagnon vers un buisson d’épineux et dit :
— L’attente va être longue. Nous allons rester là durant tout le jour et jusqu’à la moitié de la nuit prochaine. Autant se reposer. Fais comme moi !
Relevant alors le col élimé de sa veste, il se coucha sur la terre à l’abri du buisson en ramenant sur les yeux le pan flottant de son turban et s’endormit aussi tranquillement que s’il était dans un bon lit. Morosini l’imita en tous points : il était tellement fatigué qu’il aurait sans doute pu dormir sur une planche de fakir…
Un coup de pied dans les côtes le ramena brutalement à la réalité… En se retournant il reçut dans les yeux une flèche de soleil qui l’aveugla tandis qu’une poigne vigoureuse le remettait debout :
— Si Votre Altesse attend le train, fit une voix railleuse, elle risque d’attendre longtemps. Cela ne se fait pas de fausser ainsi compagnie à un prince aussi généreux que Sa Grandeur.
Sauvé de l’aveuglement par la taille gigantesque d’un des Sikhs qui escortaient le personnage, Morosini reconnut le secrétaire du maharadjah qui le contemplait avec une satisfaction méchante. Celui-ci poursuivit :
— Sa Grandeur va être fort déçue de revoir son invité en si piteux état…
— Voilà qui m’est égal parce que, moi, je n’ai aucune envie de la revoir. Aussi vais-je tranquillement attendre le train…
— Quoi ? En cet équipage ? Sans vos bagages ? Tsst ! Tsst ! Tsst !… Ce n’est pas raisonnable, voyons ! En outre, avant de s’en aller, il est d’usage de dire au revoir !…
Là-dessus il donna un ordre et deux soldats empoignèrent Aldo chacun par un bras pour le conduire jusqu’à une voiture militaire semblable à celle qui avait emmené le malencontreux astrologue quelques jours plus tôt. Une seule satisfaction pour Aldo dans le naufrage de ses espoirs : Amu n’était visible nulle part. Où pouvait-il être ? L’idée ne l’effleura même pas qu’il ait pu le trahir. Ce brave garçon s’était donné trop de mal pour le sortir de Bala Qila. Mais alors, comment avait-on pu le retrouver si vite ? Ce fut la question qu’il posa au secrétaire tandis que la voiture les emmenait vers le palais. Celui-ci se mit à rire :
— À dire vrai, on ne vous a jamais vraiment perdu de vue. On vit beaucoup la nuit chez nous et il se trouve toujours quelqu’un pour s’intéresser à ce qui se passe d’un peu étrange. Ainsi un brave sujet de Sa Grandeur a pu observer votre sortie… acrobatique du vieux fort et ce qui s’en est suivi…, jusqu’à la gare. Une fois certain que vous n’en bougeriez pas jusqu’à ce que passe un train, cet honnête homme s’est rendu au palais le plus vite possible… Malheureusement nous n’avons pas trouvé votre sauveur. Vous étiez seul auprès de votre buisson quand nous sommes arrivés. Mais je ne désespère pas de mettre la main dessus…
Ce fut un soulagement pour Aldo. Si le malheureux Amu était tombé dans les pattes de ces gens, il aurait peut-être déjà servi de petit déjeuner aux tigres du soi-disant saint homme… Restait à savoir quel sort on lui réservait à lui…
À son étonnement, on ne le jeta pas en prison et il ne comparut même pas devant Jay Singh. On le ramena tout simplement à son appartement… pour y prendre un bain et se changer car il n’était pas question d’offenser la vue et l’odorat du maharadjah en lui présentant son invité rebelle dans cet état. Mais cette fois une demi-douzaine de serviteurs étaient chargés du récurage. Ce fut long, minutieux, et prit une bonne heure car la teinture d’Amu résista courageusement ; après quoi on lui fit passer des jodhpurs, une chemise et une veste de toile kaki, on lui mit un casque sur la tête… et on lui lia les mains derrière le dos. Sans d’ailleurs qu’il proteste : cela aurait servi à quoi ?
En cet équipage on le fit descendre dans la cour d’honneur où attendait un éléphant et, déjà assis dans le howda, le maharadjah et son voile bleu. À l’aide d’une sorte d’escabeau on le fit monter auprès d’un Jay Singh aussi muet, aussi immobile qu’une statue. Exaspéré, Aldo attaqua :
— Quelle comédie êtes-vous en train de monter… mon frère ? gronda-t-il sans plus retenir sa colère.
— Une comédie ? répondit de sa voix soyeuse la statue voilée d’azur. Où voyez-vous une comédie ? Ne vous avais-je pas promis, à Paris, de vous faire chasser le tigre ? Je tiens parole, simplement…
— Chasser le tigre ? Les mains liées ? Vous me prenez pour un imbécile ?
— Je vous prends pour un traître… pour l’homme que je voulais conduire à la sainteté et qui m’a cruellement offensé. Mon cœur blessé crie vengeance. Pourtant, vous le voyez, je me contente de vous offrir un plaisir de prince… Évidemment cette chasse va se terminer de façon regrettable. Un accident… particulièrement navrant pour moi… et douloureux pour vous la terminera. Mais je veillerai à ce que l’animal laisse assez de votre corps pour être reconnaissable…
— Vous allez oser faire ça ? Tuer un hôte sur lequel vous n’avez aucun droit ?
— Je ne vais pas vous tuer. Vous allez être victime d’un accident, je le répète !… Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Un signe de sa main gantée et l’éléphant se mit en route, environné de rabatteurs, de serviteurs et de gardes armés de lances. Morosini dédaigna de discuter davantage avec ce monstre et rassembla son courage devant la mort affreuse qui l’attendait, mais qu’il voulait affronter avec la dignité convenable quand on est prince Morosini. Il se mit à prier en silence pour éviter de se laisser envahir par les belles images de ceux qu’il aimait et ne reverrait plus. Surtout ne pas penser à Lisa qu’il ne serrerait plus dans ses bras ! Ne plus penser aux jumeaux qu’il ne verrait pas grandir ! Aux amis chers qui le pleureraient et à tout ce qu’un potentat féroce lui arrachait… Mais que c’était difficile, mon Dieu ! Les mots de la prière semblaient s’effilocher comme un brouillard sous la poussée des belles et douces images qu’il voulait fuir ! À présent, il souhaitait que cela aille vite… plus vite que le pas solennel de cet animal qui le menait au supplice.
Après avoir traversé le parc, on s’engagea dans une piste ouverte par des sabres d’abattis à travers une jungle d’herbes hautes et d’arbres enchevêtrés. Des hommes marchaient en avant de l’éléphant pour le guider. Le soleil était haut à présent mais, voilé par une brume laiteuse, il n’en était que plus pénible. Malgré lui, Aldo fouillait les herbes du regard, cherchant à deviner d’où viendraient la puissante silhouette jaune rayée de noir, les crocs acérés, les longues griffes qui allaient le lacérer... Mourir de cette façon était abominable et il lui fallait faire appel à tout son orgueil pour ne pas trembler alors qu’une peur horrible l’envahissait… Il lui parut que cela durait une éternité…
Enfin on rejoignit un groupe de rabatteurs réunis auprès d’un « jheel », un étang plat et peu profond dont l’eau luisait comme du mercure sous cette lumière trouble. On était arrivés.
Jay Singh échangea quelques paroles avec le chef de ces hommes, eut de la tête un geste approbateur et dit :
— Votre exécuteur n’est pas loin et votre attente sera brève. Descendez !… Et recevez mes adieux !
Avec un haussement d’épaules, Morosini lui tourna le dos et se remit aux mains des deux serviteurs qui l’aidaient à reprendre pied sur la terre.
— Marchez droit devant vous ! ordonna le maharadjah. On va vous y aider.
Deux gardes, en effet, se mirent à sa suite, tenant devant eux la pointe de leur lance à la hauteur des reins du condamné. Mais, brusquement, celui-ci se retourna pour faire face une dernière fois à son bourreau :
— La mort qui m’attend est cruelle mais je la préfère cent fois à celle que Dieu t’infligera et qui, elle, n’aura pas de fin, car c’est l’enfer qui t’attend ! Adieu… saint homme !
À nouveau il se retourna et, la tête haute, suivit le bord de l’étang en se dirigeant vers les hautes herbes qui le fermaient. Il allait y entrer quand il crut apercevoir à quelques pas une forme jaune ; il ferma les yeux, attendant le choc, priant pour que, sous la violence qui le renverserait, sa tête porte sur une pierre et lui évite le pire…
Il sentait que la bête était là, qu’elle allait bondir, et il y eut en effet un bruit d’herbes froissées… aussitôt suivi d’un coup de feu. Rouvrant les yeux, il vit, à quelques pas de lui, le tigre tué net. Il se retourna. Ceci n’était-il qu’une farce ? Il s’attendait à voir le maharadjah debout dans le howda, le fusil à la main et riant à pleines dents.
Alors il crut voir double : il y avait là un autre éléphant portant plusieurs hommes en uniforme. C’était l’un d’eux qui avait tiré. Un autre dégringolait des flancs de l’animal pour accourir vers lui… perdant son casque dans sa course et révélant un chaume blond et hirsute : un officier anglais aux longues jambes qui, tout en courant, clamait :
— Ça va, Morosini ? Vous n’avez rien ?…
Un instant plus tard ils étaient face à face et Aldo se mit à rire, un rire nerveux, proche des larmes, mais qui le soulageait :
— Mac Intyre ! Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Peshawar ?
Il n’eut pas le temps d’entendre la réponse. Soudain vide de ses forces, il perdit connaissance…
Pas longtemps. Quelques claques suivies d’une solide rasade de whisky le ramenèrent à la réalité. Elle se présenta dans l’immédiat sous les traits hilares de son ami Douglas Mac Intyre, officier au service de Sa Majesté le roi George V et parrain de sa fille Amelia, qui, à genoux sur l’herbe auprès de lui, le regardait tout de même d’un œil inquiet. Il lui sourit :
— On dirait que vous êtes arrivé à temps, mon vieux ! Beau coup de fusil ! ajouta-t-il en désignant du regard le magnifique fauve tué net.
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