— Oui.
— Mais ça te coûte une fortune ?
— Je ne dis pas non, mais je suis tellement content d’être débarrassé de cette foutue perle sans espoir de retour ! Si elle cause à Alwar seulement la moitié des emmerdements que je lui dois, je serai le plus heureux des hommes ! Malheureusement je n’en saurai rien !
— Mais on peut toujours imaginer ? fit Adalbert, sa bonne humeur retrouvée et s’extrayant de son fauteuil. En attendant, allons donner un coup de main à Amu pour remettre ta chambre en ordre !
Le lendemain la petite ville de Kapurthala était plus rose que jamais. Dans l’attente du cortège d’éléphants qui amènerait bientôt le maharadjah, son héritier et les princes jusqu’à la cour d’honneur du Vieux Palais où l’attendaient vassaux et notables, les femmes de la cité, dans leurs voiles de fête déclinant toutes les nuances du rose et du rouge, se rassemblaient sur les terrasses.
Sur une autre, dans l’enceinte même du palais et placée en face du trône d’or, un vélum bleu et or abriterait les invités des ardeurs du soleil. C’est là que, réintégrés dans leurs austères jaquettes de cérémonie, Morosini et Vidal-Pellicorne rejoignirent Francis de Croisset qui les accueillit avec cordialité. La veille, occupé à faire un doigt de cour aux princesses, l’écrivain n’avait rien vu de l’altercation.
— Je crois, dit-il, que nous allons assister à quelque chose d’extraordinaire, mais j’ai très envie de redescendre dans la rue pour voir arriver le cortège.
— Il y a un monde fou. Vous allez vous faire étouffer, remarqua Aldo.
En effet, sur toute la longueur de l’artère principale coupant la ville en deux comme à Alwar, les soldats bleus et blancs contenaient fermement une foule impatiente qui n’aurait pas demandé mieux que de les déborder.
— Le spectacle vu d’ici n’est déjà pas si mal, ajouta Adalbert.
La vaste cour s’emplissait d’hommes portant presque tous des robes dorées et des turbans framboise qu’un protocole sévère menait à des places bien définies.
— Peut-être vais-je quand même m’y risquer. Je pars très tôt demain matin pour Amritsar et Lahore, et j’ai demandé mon dîner de bonne heure.
— Mais la fête ici ne finira que tard ce soir. Vous n’y serez pas ?
— Non hélas, car j’ai un programme très chargé et je suis attendu demain soir chez le gouverneur de Lahore !
— Nous vous regretterons, dit Morosini, sincère.
— Moi aussi mais nous nous reverrons à Paris. De toute façon je vais remonter dans un moment.
Et il se dirigea vers l’escalier menant à l’entrée du palais.
L’attente fut longue. Enfin le premier coup de canon se fit entendre : le cortège venait de franchir l’enceinte de la ville. Éblouissant ! Cinq éléphants peints et caparaçonnés d’or et de pourpre, de longues chaînes d’or autour du cou et des pierreries aux oreilles, s’avançaient, majestueux, portant fièrement les howdas de vermeil aux parasols d’or. Dans le premier, impassible comme une idole sous un déluge de diamants et de rubis, trônait le maharadjah. Seul.
La première salve avait dressé les personnages de l’immense cour. Ils restèrent debout tant que dura la marche triomphale de leur prince, acclamé avec tellement d’enthousiasme que les voix étouffaient celles des canons. Enfin « il » parut et tous se courbèrent comme des fleurs sous le vent tandis qu’il gagnait son trône. Puis la longue cérémonie commença avec la remise des présents : chacun s’approchait pour, en s’inclinant, remettre son offrande, opulente ou aussi modeste qu’une corbeille de fruits, mais également accueillis avec un sourire, quelques mots aimables et une accolade. Il y eut des chants, des danses, des prières. Vint enfin le discours du prince, prononcé en hindoustani et donc incompréhensible pour des oreilles européennes, qui dura jusqu’à ce que le soleil couchant habille d’incarnat les sommets enneigés de l’Himalaya.
Pendant la plus grande partie de la cérémonie, Aldo avait observé son ennemi. Arrogant sous sa couronne scintillante, aussi immobile qu’une statue, Alwar ne parla à personne, ne manifesta aucun intérêt pour ce qui se passait autour de lui. Il était là, cela se sentait, pour tenir son rang, mais son cœur plein de haine devait être ailleurs… Morosini en eut la conscience aiguë quand, un instant, son regard croisa les prunelles de tigre. Il y eut, dedans, un éclair de joie mauvaise qu’il attribua naturellement à la satisfaction de lui avoir repris la « Régente ». Le magnifique joyau était à lui, à présent, et sans que cela lui coûte même une roupie… C’était assez misérable au fond et, à ce regard, Morosini répondit par un sourire méprisant. Un bref instant, alors, Alwar se mit à rire. Renonçant à comprendre ce que signifiait cette brusque hilarité, Aldo s’en désintéressa…
Il comprit mieux quand, les cérémonies terminées, il rentra au Palais Neuf où la princesse Brinda était restée avec ses femmes. Le grand Durbar étant affaire d’hommes, elles n’auraient pu y assister que derrière les moucharabiehs du Vieux Palais et Brinda détestait tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le purdah. Naturellement, Lisa était demeurée auprès d’elle. Aux approches du soir et selon l’habitude, elles étaient descendues dans les jardins pour voir le soleil à son couchant embraser les neiges de l’Himalaya tout en respirant les parfums de la terre, des plantes et des arbres qu’il avait chauffés durant le jour.
Les deux princesses marchaient doucement sur le sable rose, qui sous les arbres devenait violet, quand un serviteur avait surgi d’une allée ombreuse et s’était précipité sur Lisa :
— Madame, Madame, s’était-il écrié en français, votre mari… oh, je vous en prie, venez vite !
Et aussitôt il repartit par où il était venu, suivi immédiatement par la jeune femme persuadée qu’il venait d’arriver malheur à Aldo, et qui ne s’était pas donné le moindre temps de réflexion. Mais, soudain, parvenue à un petit carrefour, elle ne vit plus l’homme, s’arrêta en étouffant un cri dans sa gorge : sorti d’un panier abandonné, un serpent se dressait devant elle, un cobra royal dardant sa langue bifide, prêt à l’attaquer…
D’instinct, elle fit un pas en arrière, ses mains pressées contre sa bouche pour étouffer l’appel au secours qui ne manquerait pas de déclencher la détente de la bête. Une folle terreur emplit les yeux de la jeune femme. Elle avait si peur que l’idée de la mort cependant si proche ne s’imposait pas : elle se trouvait paralysée, incapable d’une pensée cohérente.
Mais l’heure de Lisa n’était pas venue. Sa chance voulut qu’un jardinier, portant sur sa tête un lourd panier de légumes destiné aux cuisines du palais, ait choisi de passer par le bosquet ombragé. Il aurait pu fuir mais c’était un homme courageux : il vit cette jeune femme, si belle dans son sari vert d’eau, le serpent qui allait frapper. Alors il se porta en avant, jetant sur le reptile le panier tout entier dont il le coiffa, y ajoutant son propre poids et poussant des appels au secours retentissants. Ils firent accourir les dames mais aussi les gardes du palais dont on n’était pas très éloignés. On emporta Lisa évanouie tandis qu’à travers le panier l’un des gardes tirait sur le cobra.
Au moment du retour d’Aldo, le médecin du maharadjah – un Français – était auprès de Lisa, aux prises avec une crise de nerfs bien naturelle.
— Vous la verrez plus tard, conseilla la princesse qui venait de raconter ce qui ne pouvait être qu’un attentat. Et, en vérité, je ne parviens pas à comprendre qui a osé une chose pareille. Et pourquoi ? Lisa n’a ici que des amis…
— Sans doute, Madame, mais moi j’ai des ennemis. Et je sais où trouver l’assassin. Avec votre permission…
Il s’inclina brièvement et partit au pas de course, immédiatement suivi, bien sûr, par Adalbert qui n’avait pas plus de doutes que lui sur le responsable réel. Après un court passage chez eux pour y prendre une arme, et à travers le parc à présent illuminé, ils gagnèrent celui des fastueux pavillons de soie où logeaient Alwar et sa suite. Aldo était décidé à abattre le criminel dès qu’il serait devant lui et sans lui laisser seulement le temps d’ouvrir la bouche.
— Tu ne crains pas les réactions de ses hommes ? fit Adalbert sans ralentir l’allure.
— Non. Si ça se trouve, ils vont nous porter en triomphe. Si ce n’est pas le cas, on se défendra, voilà tout !
Aucune des deux éventualités ne se présenta. Quand ils arrivèrent devant le camp où flottaient encore les couleurs du prince rajpoute, ils trouvèrent seulement quelques serviteurs du palais occupés à un premier ménage avant d’enlever les meubles et de rouler tapis et tentures sous la surveillance d’un des intendants du maharadjah. Celui-ci leur apprit que le départ de l’occupant était annoncé depuis le matin et qu’il avait dû rejoindre son train aussitôt après le Durbar. À cette heure il devait déjà être loin…
— Tu comprends maintenant pourquoi il riait, cette immonde larve ? fit Morosini avec rage. Il s’était arrangé pour que je perde ce que j’aime le plus au monde. Et je ne peux rien.., rien ! Il est à jamais hors d’atteinte…
— Tant qu’il est dans ses États, sans doute. À moins que tu n’aies envie d’y retourner ?
— Tu n’es pas fou ?… Vois-tu, il y a des moments où je regrette le Moyen Âge. À cette époque on pouvait lever une armée, aller assiéger son ennemi, l’acculer dans ses derniers retranchements et enfin lui faire subir la mort qu’il méritait…
— Après avoir tout démoli et passé la population au fil de l’épée ? Tu as de drôles de rêves, mon vieux !… Un bon duel ne t’aurait pas suffi ?
— Deux pouces de fer ou une balle dans le corps ? C’est beaucoup trop doux pour un monstre pareil !
— Je suis assez d’accord avec toi mais pour en revenir à une… suite éventuelle, je te rappelle que ce satrape oriental adore l’Occident et qu’un jour ou l’autre il reviendra bien traîner ses guêtres de notre côté. À ce moment-là on verra…
— Les lois républicaines le protégeront. Tu as envie de finir sur l’échafaud ?
— Jamais de la vie… mais je nous verrais bien le descendre au fond d’un puits, par exemple ? fit Adalbert, la mine gourmande. Un puits que l’on scellerait pour être bien sûrs qu’il n’en sortirait plus. Voilà une vengeance qui me plairait ! Le supplice chinois des dix mille morceaux est vraiment trop salissant…
— Tu as raison on peut toujours rêver ! Allons rejoindre Lisa et nous préparer au départ, nous aussi. J’en ai un peu assez des Indes fabuleuses…
Lisa dormait à présent. Le médecin lui avait fait une piqûre calmante et se montra rassurant. S’il arrive qu’on puisse mourir de peur, ce n’était certes pas le cas de cette belle jeune femme pleine de santé.
— Peut-être aura-t-elle quelques cauchemars mais je peux vous certifier que, dans deux jours, elle pourra reprendre le chemin du bateau…
Forts de cette assurance, les deux hommes regagnèrent leurs appartements pour s’y débarrasser de l’étouffante tenue officielle, demander leur dîner et prendre un peu de repos, mais ils y trouvèrent le secrétaire du maharadjah en conversation avec Amu.
— Son Altesse vous demande, Messieurs ! leur apprit-il. Il vient de se passer quelque chose de grave…
— Ma femme a failli mourir, je le sais, fit Morosini.
— Euh… quelque chose d’autre. Son Altesse est très contrariée. Le maharadjah de Patiala est auprès d’elle.
Il n’avait apparemment pas l’intention d’en dire davantage. Et il eût été inutile de l’interroger.
— Bien, soupira Morosini. Nous vous suivons.
Ils trouvèrent en effet les deux princes dans l’un des petits salons de l’appartement privé du maharadjah, dont la stature de Patiala écrasait les fragiles marqueteries et les soies tendres des meubles Louis XVI. À ce géant convenaient mieux les trônes massifs et les vastes divans encombrés de coussins. Adossé à une colonne de stuc, bras croisés sur sa poitrine couverte de ses célèbres émeraudes, il retenait visiblement une colère furieuse et n’accorda qu’un regard distrait aux arrivants. Ce fut la voix douce du maharadjah qui les renseigna :
— J’ai appris, mon ami, le malheur qui vient d’être évité, dit-il à Morosini, mais, si vous le voulez bien, nous en reparlerons plus tard. Voici l’un de mes plus chers amis, qui vient de subir un vol inexplicable.
— Un vol ? s’étonna Aldo. Comment est-ce possible ? Les pavillons des princes sont gardés militairement et la suite de Son Altesse est des plus imposantes…
— Sans doute, mais quand, en vue du retour à Patiala, les serviteurs du prince ont procédé au rangement des coffres à bijoux, ils se sont aperçus que l’un d’eux, et non des moindres, manquait.
— C’est incroyable et désolant sans doute, mais en quoi pouvons-nous être d’une aide quelconque ? Je suis expert… pas policier.
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