— Aussi est-ce ma police qui a pris l’affaire en main, mais je crois que ce vol va vous rappeler quelque chose. Il s’agit du collier de diamants de l’impératrice Eugénie…
— Un joyau splendide que j’aime particulièrement ! rugit Patiala. Si on retrouve le voleur… et j’espère bien qu’on le retrouvera, je l’étrangle de mes propres mains !
— Une pièce française, fit Morosini avec un sourire insolent. Vous ne pensez tout de même pas que…
— Non, non, non, ne croyez pas cela ! intervint Jagad Jit Singh. Si je vous ai demandé de venir jusqu’à nous, c’est parce que ce vol va vous en rappeler un autre. À la place du collier il y avait ceci.
Et il offrit à Aldo un rectangle portant quelques mots seulement : « Permettez que je reprenne ce qui m’appartient ! » Et c’était signé : Napoléon VI…
Un silence stupéfait régna pendant un instant dans l’élégante pièce dont les fenêtres ouvertes sur le jardin nocturne laissaient entrer la fraîcheur et le murmure cristallin des jets d’eau.
— C’est inouï ! souffla Adalbert. Comment a-t-il pu arriver jusqu’ici ?
— Mêlé sans doute aux autres invités ! grogna Patiala.
— Vous savez bien que non, coupa Kapurthala avec fermeté. De votre aveu, aucun étranger ne s’est approché de votre pavillon. Il faut donc que ce soit l’un d’eux…
— Ou n’importe quel hindou portant la livrée du prince, avança Morosini.
En dépit de la mine sombre de son invité, Jagad Jit Singh se mit à rire :
— Je vois mal un homme de couleur revendiquant un nom aussi illustre que celui de l’Empereur.
— D’autant qu’on le dit d’ascendance russe, reprit Aldo. Ce qui n’empêche que pendant un moment on l’a cru espagnol. Si les recherches ne donnent rien ici, il va falloir prévenir le commissaire principal Langlois, au Quai des Orfèvres, puisque jusqu’à présent le voleur ne s’est jamais manifesté qu’à Paris… Il faut que Langlois sache que son gibier est venu se promener jusqu’ici. Il pourra au moins faire surveiller les arrivées de bateaux, de trains…
— Encore faudrait-il savoir à quoi ressemble Sa douteuse Majesté, corrigea Adalbert.
— Langlois est un type méthodique, organisé, intelligent. C’est un excellent policier et je suis persuadé qu’il réussira à mettre la main dessus, parce que notre homme va sûrement regagner Paris…
En attendant on fouilla le palais, la ville, le parc, d’où les princes invités partaient les uns après les autres. Ce qui ne simplifiait pas les choses. Entre le palais et la gare s’établissait une incessante noria de voitures qui compliquait encore la tâche des enquêteurs, la plupart des princes ayant catégoriquement refusé que l’on explore leurs bagages, à la grande fureur de Patiala. Soudain Morosini eut une idée :
— Et s’il était parti avec Alwar ? Cet homme semble remarquablement renseigné sur l’endroit où chercher les joyaux dont il veut s’emparer. Il doit bien savoir que Jay Singh nous a repris la « Régente » ?
— Auquel cas il vaudrait mieux pour lui n’être jamais né ; je ne donnerais pas cher de sa peau. Et d’ailleurs, c’est peut-être bien lui qui a cambriolé ta chambre, émit Adalbert.
— Il est trop poli pour n’avoir pas laissé un carton de remerciements. Tu connais ses habitudes…
— Oui, mais c’eût été révéler trop tôt sa présence et je te rappelle qu’il visait quelque chose de beaucoup plus important que les diamants d’Eugénie…
Effectivement, on ne trouva rien. Le voleur et son fabuleux butin s’étaient dissous dans l’atmosphère scintillante mais, par force, un peu confuse d’une fête à laquelle tant de gens divers avaient participé. Il fallut bien en prendre son parti…
Pendant que Patiala courait à Delhi pour mettre le Vice-Roi en demeure de faire intervenir Scotland Yard, les Morosini et Vidal-Pellicorne restèrent encore quelques jours à Kapurthala dans la paix retrouvée. On put visiter le lycée français, l’hôpital moderne, le palais du Trésor où l’on gardait les joyaux de la Couronne, des armes anciennes, des meubles orfévrés et une admirable collection de peintures mogholes et tibétaines. Mais seuls les deux hommes eurent le droit de visiter la salle proche des appartements de Jagad Jit Singh dont les murs s’ornaient de portraits, tous superbes, mais d’un genre particulier : une très éclectique collection de femmes nues…
Au même moment la princesse Brinda emmenait Lisa rendre visite à la première épouse du maharadjah, celle qui ne sortait jamais du ravissant palais semé de jardins pleins de fleurs brillantes et de chants d’oiseaux où elle résidait, à quelque distance de la ville. N’ayant jamais pu donner d’enfants au maharadjah, elle avait elle-même choisi de s’appliquer le purdah en dépit des représentations d’un mari qu’elle venait visiter une fois l’an.
— L’âge venant et les maharanis qui lui ont succédé n’étant plus de ce monde, elle pourrait reprendre sa place auprès de mon beau-père, expliqua Brinda, mais elle s’y refuse…
— Elle a dû être très belle !
— Elle l’est encore, mais elle est très attachée aux traditions. Le Palais Neuf lui déplaît et elle s’y sentirait perdue. Ici elle vit comme ont vécu toutes celles qui l’ont précédée et j’espère sincèrement qu’elle mourra avant son époux. Sinon elle serait très capable de revendiquer sa place sur le bûcher funéraire.
— Et de se faire brûler vive ? fit Lisa horrifiée.
— Oui. Elle est ainsi. C’est pourquoi nous considérons tous comme une bénédiction qu’elle soit atteinte d’une grave maladie et que mon beau-père jouisse d’une santé de fer…
— Mais enfin, elle ne pourrait réaliser ce projet insensé ! Votre mari et ses frères s’y opposeraient. Ici c’est un État moderne…
— Elle a pour elle les prêtres, les brahmanes, qui réprouvent ce modernisme. Vous avez raison, on ne lui permettrait pas de s’immoler publiquement, mais nous sommes persuadés qu’elle accomplirait son sacrifice à l’abri des murs de son palais… C’est cela, les Indes, voyez-vous. Un étonnant mélange d’hommes qui veulent aller vers l’avenir et d’autres qui souhaitent ressusciter le passé… Vous autres Occidentaux, vous ne pouvez pas comprendre.
— Son accueil, cependant, a été charmant ? Et je suis une Européenne ?
— Oui, mais vous avez à ses yeux deux qualités : vous êtes princesse… et vous n’êtes pas anglaise. Cela compte beaucoup…
— Et je suis, moi, heureuse de l’avoir rencontrée…
Lisa savait qu’elle garderait longtemps dans sa mémoire l’image de cette femme drapée dans ses voiles gris et argent, de la couleur même de ses cheveux. Bien quelle fût de petite taille, mais modelée avec la délicatesse et la perfection d’un tanagra, elle paraissait grande. Sans doute était-ce parce qu’elle se tenait très droite, avec l’aisance d’une femme dont les pieds n’ont jamais été martyrisés par des chaussures européennes. Mais aussi à cause de ces générations de princesses dont le sang sauvage et raffiné coulait dans ses veines.
— J’aimerais être comme elle quand je serai vieille, confia-t-elle le soir à Aldo. En dépit de l’âge, sa peau est à peine ridée, son ossature parfaite et, d’ailleurs, lorsque l’on rencontre ses yeux on ne voit plus qu’eux. Ils sont si longs, si sombres, qu’elle a l’air de porter un masque…
— Mais c’en est un, tu peux en être certaine ! Ne l’envie pas : je suis persuadé que tu seras une merveilleuse vieille dame ! Et comme nous vieillirons ensemble, nous ne remarquerons pas les stigmates du temps parce que nous n’aurons jamais cessé de nous aimer…
Le lendemain, le train particulier du maharadjah – une symphonie de cuivres et de bois précieux – ramenait à Delhi les trois derniers invités des fêtes de Kapurthala. Ils n’y restèrent que deux jours, le temps d’une visite au Fort Rouge et d’un dîner à la Résidence. Le temps aussi d’apprendre que Mary Winfield et Douglas Mac Intyre avaient décidé de se fiancer. Le mariage aurait lieu au printemps, en Écosse, et l’on n’aurait pas bien loin à aller pour trouver les témoins.
Ensuite ce fut le long voyage jusqu’à Bombay mais pour Aldo et Lisa, enfermés dans leur compartiment sous la garde vigilante d’Amu, il parut étonnamment court. Ils étaient ensemble, ils rentraient chez eux et ils allaient enfin revoir les jumeaux.
— Tu crois qu’ils vont me reconnaître ? émit Aldo, inquiet. S’ils ont continué sur leur lancée, ils sont capables de me jeter dehors…
— C’est toi surtout qui risque de ne pas les reconnaître ! Quant à eux, lorsque je suis partie, ils embrassaient ta photo matin et soir.
— Pas toi ?
— Si, admit Lisa en se lovant dans les bras de son mari. Moi aussi. Il fallait bien donner l’exemple…
ÉPILOGUE
Pour une fois la communication téléphonique entre Paris et Venise était étonnamment claire. Aldo entendait la voix nette et précise du commissaire Langlois comme s’il était assis en face de lui dans le grand cabinet de travail aux boiseries anciennes, de deux tons de gris, encadrant une fresque inachevée de Tiepolo. Et ce que disait cette voix était passionnant :
— Cela s’est passé au château de Grosbois, près de Paris, où la princesse de la Tour d’Auvergne, née Wagram, donnait une fête russe en l’honneur de je ne sais plus quel grand-duc ; pour l’animer elle avait retenu la troupe des Vassilievich. Je ne sais pas si vous le savez, mais la Princesse possède des bijoux offerts jadis par Napoléon à son ancêtre, la maréchale Berthier, princesse de Wagram.
— Elle a surtout réussi à racheter une paire de pendants d’oreilles en diamants ayant appartenu à l’impératrice Joséphine, précisa Morosini à qui personne n’était capable d’en remontrer sur le sujet.
— En effet et je lui avais demandé, discrètement bien sûr, de ne pas les porter ce soir-là mais de les laisser dans sa chambre, pas trop bien cachés, en ajoutant que j’allais m’en servir pour tendre un piège à notre ami. Ce que la Princesse a eu la grâce d’accepter.
— Vous preniez un gros risque. Le bonhomme est habile, nous en savons tous les deux quelque chose…
— Sans doute, mais je ne suis pas complètement stupide ; j’étais persuadé que Napoléon VI ne résisterait pas à l’attrait de pièces aussi exceptionnelles, d’autant plus qu’il devait y avoir beaucoup de monde, donc des serviteurs supplémentaires, quelques photographes de presse, la gendarmerie aux grilles du château, bien entendu des hommes à moi disséminés dans le personnel, et enfin votre serviteur qui, en tenue de soirée, s’était mêlé aux invités pendant un moment avant de monter, sans me faire remarquer, afin de surveiller la chambre de la princesse. Ce que j’avais prévu est arrivé : durant le souper où, comme au Schéhérazade, les Vassilievich se sont fait entendre, notre voleur s’est introduit chez la Princesse, déguisé en valet de chambre. Il n’a eu aucune peine à trouver les fameux pendants d’oreilles mais j’étais là et je lui ai sauté dessus. Nous nous sommes battus et… je l’avoue, j’ai eu le dessous. Il m’a échappé et s’est enfui par la fenêtre tandis qu’à coups de sifflet j’alertais mes hommes. Je vous passe la poursuite dans le parc, elle a été épique… et sanglante, car il n’a pas hésité à tirer sur ses poursuivants, qui ont répliqué bien sûr mais, comme jadis Raspoutine, cet homme semblait à l’épreuve des balles. Si finalement il s’est écroulé, la gorge ouverte, c’est un couteau lancé par Masha Vassilievich qui l’a eu…
— Est-ce qu’elle n’était pas en train de chanter ?
— Vous pensez bien que les coups de sifflet ont fait quelque bruit. Tout le monde s’est précipité dehors…
— Bravo ! Mais ne me faites pas languir, commissaire ! Me direz-vous enfin qui il était ?
— Oui. Martin Walker. Il s’appelait en réalité Boris Kouliakoff et était le petit-fils de la Berechkoffskaïa. Je ne vous cache pas que je m’en doutais parce que j’avais fait la relation entre quelques petits faits, sa longue absence du journal pour un reportage en Asie et le vol du collier du maharadjah de Patiala. Que d’ailleurs nous avons retrouvé chez lui avec pas mal d’autres choses. Il s’était constitué un vrai trésor…
— Vous dites « était » ? Il est mort ?
— Tout à fait. Masha lance le couteau encore mieux que ses frères. Je l’ai laissée en liberté surveillée car en tuant Walker elle a sauvé la vie de mes hommes. Elle devra répondre devant la Justice mais elle s’en tirera avec un sursis. J’ajoute qu’elle est tellement heureuse d’avoir pu abattre l’assassin de son frère qu’elle serait allée à l’échafaud en chantant… Une femme extraordinaire ! Allô… Allô ! Je ne vous entends plus !
— Je suis toujours là pourtant mais, je vous l’avoue, je suis un peu triste. J’aimais bien ce garçon, qui n’a pas hésité à prendre des risques pour me tirer des pattes d’Agalar.
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