Quand le convoi atteignit le pont-levis à demi ruiné et les énormes portes constellées de clous d’acier, Aldo pensa qu’il était temps de le rejoindre afin d’assister à la dernière cérémonie et se pencha pour ramasser le gros bouquet de chardons bleus cravaté aux couleurs du vieux lord qu’il avait posé à terre, mais une main ridée le devança tandis qu’une voix un peu fêlée remarquait :

– Une bonne idée ces chardons ! ... L’emblème du pays, hein ? Et puis ça lui va tout à fait au vieil Andrew ! Peut-être que ça le consolera un peu de laisser son nom et sa maison à ces gens-là ?

En tournant la tête, Morosini vit près de son coude un bonhomme à la peau parcheminée et au teint terreux qu’à cause de sa petite taille il prit d’abord pour un lutin de la lande. Il portait kilt, sporran, tartan et bonnet emplumé aux couleurs du clan, le tout dégageant une violente senteur de poivre de la Jamaïque attestant qu’il s’agissait là du costume de cérémonie sorti seulement de son coffre pour les grandes occasions. Ayant éternué trois fois, le visiteur s’écarta de façon à éviter de se trouver sous le vent :

– Vous pensez qu’il a besoin d’être consolé ?

– Aucun doute là-dessus ! Vous me direz qu’il avait qu’à les fabriquer lui-même, ses héritiers, au lieu de courir les mers durant les trois quarts de sa vie. S’il avait épousé Flora Mac Neil, il n’en serait pas là.

– Qui est Flora Mac Neil ?

– Celle que son père, le vieil Angus, voulait qu’il marie. Je conviens volontiers qu’elle était pas bien belle mais elle avait de la santé, une belle dot et elle aurait fait des gamins solides. Il n’en a pas voulu, bon ! Mais ne me dites pas que dans ses navigations autour du monde il n’aurait pas pu trouver une fille à sa convenance ?

– Il en a trouvé une, mais elle n’était pas et, malheureusement, il n’a jamais aimé qu’elle !

D’un air navré, le lutin repoussa son bonnet pour gratter le chaume gris qui poussait dessous :

– Ça c’est pas de chance ! Tout de même, il aurait bien dû penser à sa descendance. Doit être une rude punition là où il est de voir les fils de la défunte Margaret, sa pauvre folle de sœur, trotter derrière son cercueil pour ramasser tous ses biens !

– Sa sœur était folle ? demanda Morosini qui n’avait même jamais su que sir Andrew eût une famille si proche.

– Pas à enfermer tout de même, mais peut-être pas loin ! Faut être plutôt dérangée pour aller s’enticher d’un Anglais, un magistrat par-dessus le marché, quand elle avait le choix entre une demi-douzaine de beaux gaillards bien de chez nous... Aussi, regardez le résultat ! Ce Desmond Saint Albans qui devient le dixième comte de Killrenan a l’air d’un pot à beurre. Il a un bon tailleur, c’est tout ce qu’on peut dire de lui ! Ses frères lui ressemblent... en plus mou ! Sa femme, oui, l’est plutôt jolie, seulement c’est pas une fille de par ici et ça se voit : regardez-la un peu se tordre les pieds sur les pierres du chemin avec ses talons hauts ! Vient de la ville, ça ! N’a même seulement jamais vécu à la campagne ! Ah, tout ça est bien triste ! ...

Le Vénitien retint un sourire : le vieux avait de bons yeux ! Les ravissantes chevilles de lady Mary, encore affinées par les bas de soie noire, couraient en effet de grands dangers tandis qu’elle réalisait à chaque pas un miracle d’équilibre. Elle s’accrochait au bras du « pot à beurre » visiblement agacé d’être obligé de la soutenir quand il eût sans doute préféré marcher seul derrière le corps comme l’aurait voulu son nouveau rang.

La découverte du couple-héritier était une surprise pour Aldo. Il savait bien sûr et par Mary elle-même que son mari était l’un des neveux de sir Andrew, mais elle ne lui avait jamais laissé supposer qu’il se trouvait au premier rang de ceux-ci. C’était donc à eux qu’il allait falloir présenter des condoléances ? Une perspective peu agréable mais à laquelle il était impossible d’échapper.

– Tenez ! soupira le lutin en lui rendant son bouquet. Il serait peut-être temps que vous y alliez ? Les voilà qui rentrent...

– Est-ce que vous ne m’accompagnez pas ?

– Non, je suis seulement venu pour saluer Andrew à son retour sur notre terre à tous mais je n’ai rien à faire à Killrenan Castle. Si je vous dis que je m’appelle Malcolm Mac Neil, vous comprendrez sans doute : je suis le frère de celle dont il n’a pas voulu... Au fait, vous, qui êtes-vous ?

– Un étranger, un ami fidèle... et le fils de celle qui n’en a pas voulu...

– Ah ! Feriez mieux de pas y aller maintenant alors et d’attendre pour prier en paix qu’il y ait plus personne. Vont pas s’attarder ces étrangers ! Vous pensez bien qu’ils n’ont pas prévu de draigie. Connaissent rien à nos coutumes.

– Draigie ? Qu’est-ce ? Je ne connais pas ce mot.

– La fête des funérailles. C’est du gaélique. Il est bon pour les vivants de manger et surtout de boire du bon whisky à la mémoire de celui qui n’est plus. Je vous donne le bonjour, sir !

Le petit homme s’éloigna sur la lande d’un pas rapide tandis que, négligeant son conseil, Aldo se dirigeait vers le château.

La cérémonie dans la crypte de la chapelle fut simple et brève : un court sermon du pasteur, quelques prières et, tandis que les cornemuses jouaient Amazing Grace, le cercueil fut placé dans une niche encore inoccupée. Après quoi l’assistance remonta en silence. Seul Aldo s’attarda un instant pour déposer ses chardons bleus en murmurant un dernier adieu.

La tentation était forte de s’éterniser afin de laisser aux amis et à la famille le temps de se disperser. Aldo y résista cependant. Éviter les condoléances serait discourtois et, même si ses relations avec la nouvelle comtesse n’étaient pas des meilleures, il ferait preuve d’une sorte de lâcheté en s’esquivant.

En arrivant dans la cour, il put vérifier les prédictions du lutin : de toute évidence, le nouveau lord n’avait pas la moindre intention de recevoir qui que ce soit dans le château : lui et les siens étaient rangés en ligne devant la chapelle, serrant des mains, répondant quelques paroles avec des mines graves. Aldo prit son tour.

Lorsqu’en se nommant, il serra la main de sir Desmond, il y eut, dans l’œil de celui-ci, plutôt morne jusque-là, une petite étincelle. Dans le monde des collectionneurs de toute sorte mais surtout de bijoux, le prince vénitien, devenu antiquaire par nécessité et expert en joyaux anciens par passion, était très connu. Le nouveau lord Killrenan appartenait à ce monde-là et saisit l’occasion au vol :

– Restez-vous quelque temps en Ecosse ? demanda-t-il.

– Non. Je regagne sur-le-champ Inverness où l’on m’attend et demain je serai à Londres.

– Je suppose que la fameuse vente vous y retiendra quelques jours ? J’aurai plaisir à vous rencontrer si vous avez un moment à me consacrer.

– Pourquoi pas ? fit aimablement Morosini en pensant que le plaisir ne serait pas fatalement partagé. Le nouveau lord ne lui plaisait guère : son visage offrait la singularité d’avoir l’air d’être modelé dans du beurre, suivant l’expression du lutin, et de paraître dur. Cela tenait sans doute à l’aspect figé et surtout au regard gris et morne comme une pierre.

Il s’inclina rapidement devant les deux frères suivants pour arriver enfin devant l’épouse de Desmond, en se demandant comment cette très jolie femme avait pu lier son sort à celui d’un personnage si peu attrayant. Il est vrai qu’étant connu comme fervent collectionneur de jades anciens l’homme devait posséder une belle fortune, et il se pouvait aussi que la passion de Mary pour les joyaux trouvât un écho chez son mari. Mais s’il pensait s’en tirer avec un salut et quelques mots bien choisis, il se trompait. Sans même lui tendre la main, celle-ci lui décocha :

– J’espérais un peu que vous viendriez. Nous avons à parler tous les deux.

– De quoi, mon Dieu ?

– Vous le savez très bien : du bracelet de Mumtaz Mahal.

– Ni l’heure ni le lieu ne me paraissent convenir, fit-il avec sévérité. D’autant qu’il n’y a rien à en dire...

– Ce n’est pas mon avis. Oserez-vous nier que vous m’avez menti quand je suis allée chez vous en prétendant que mon oncle ne vous l’avait pas remis ? Notre notaire a reçu de vous une somme importante provenant de la vente d’un objet à vous confié par feu lord Killrenan.

– C’est exact. Mon vieil ami m’avait donné un objet en dépôt mais en l’assortissant d’une condition formelle : ne le vendre à aucun sujet britannique, homme ou femme et quel qu’il fût.

Le blond visage éclairé par des yeux d’un délicat gris de nuage s’empourpra.

– Il a fait ça ? Et, bien sûr, ce quelque chose était le bracelet ? À qui l’avez-vous vendu ?

– La discrétion est l’une des règles majeures de ma profession.

– Mais je veux savoir...

– Vous ne devriez pas retenir ainsi le prince Morosini, ma chère, coupa la voix mate de lord Desmond. Il est attendu et nous-mêmes avons à tenir un conseil de famille... Nous nous reverrons plus tard, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en adressant à Aldo ce qui pouvait, à la rigueur, passer pour un sourire. Au moins le jour de la vente où nous serons tous.

Le Vénitien s’inclina sans un mot et quitta le château pour rejoindre la voiture de louage qui l’attendait sur la lande. Il n’aimait pas la dernière phrase de sir Desmond : en dépit d’une apparente amabilité, il croyait y déceler une vague menace qu’il se reprocha aussitôt. S’il commençait à déceler des intentions malveillantes et à voir des ennemis partout, non seulement il ne viendrait pas à bout de sa tâche mais il finirait par voir aussi de vilains hommes noirs et des éléphants roses. Que sa passion des pierres précieuses rendît lady Mary un peu folle et que feu sir Andrew détestât sa famille ne signifiait pas pour autant que celle-ci fût composée de malfaiteurs. Heureusement que l’on avait arrêté finalement l’assassin du vieux lord -un Indien fanatique qui s’était pendu dans sa prison en utilisant son turban. Sans cela il eût volontiers attribué le meurtre à ses héritiers. En toute honnêteté, l’idée l’en avait même effleuré bien que l’événement se fût déroulé loin d’eux...

Avant de monter en voiture, il jeta un dernier regard sur la vieille tour féodale au sommet de laquelle la bannière aux couleurs des Killrenan flottait dans le vent soudain chargé d’humidité. Selon toute probabilité, son vieil ami n’y pourrait guère compter sur une autre compagnie que celle de ses ancêtres, pensa-t-il avec une nuance de mépris.

Le temps changeait. Le ciel se chargeait de masses noires tandis que les îles Orkney s’emmitouflaient de leurs brumes tourbillonnantes. En bas, dans la petite anse, le Robert-Bruce, ses hommes rentrés à bord, levait l’ancre avec en signe d’adieu un dernier coup de sirène. Une tempête allait sans doute se lever : il lui fallait gagner un abri plus sûr. La voiture à son tour s’ébranla pour ramener Morosini dans la capitale des Highlands, Inverness, distante d’environ cent quarante miles.

Durant tout le voyage qui eût été agréable si le temps s’était maintenu car la route descendait vers le sud en suivant la mer, Aldo s’efforça de détourner son esprit de celui qu’il ne reverrait plus pour se soucier uniquement de la vente mentionnée tout à l’heure par sir Desmond : celle d’un joyau historique de première grandeur appelé la Rose d’York. Il s’agissait d’un diamant cabochon de belle taille composant autrefois le centre d’une pièce dont on ignorait ce qu’étaient devenus les autres éléments et qui représentait les armes de la famille d’York. La pièce en question se nommait alors la Rose blanche et avait été offerte au duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, par sa troisième épouse, la princesse anglaise Marguerite, lors de leur mariage célébré à Damme le 3 juillet 1468. Elle avait disparu avec la majeure partie des trésors du Téméraire après la désastreuse bataille de Grandson.

Mais l’histoire du diamant ne commençait pas à la dynastie anglaise. Elle remontait presque à la nuit des temps puisque la pierre, apportée de l’Inde par les caravanes de la reine de Saba et offerte par celle-ci au roi Salomon, fut alors enchâssée avec onze autres dans la grande plaque d’or dite pectoral du Grand Prêtre composée sur l’ordre du Roi Sage à l’intention du Temple de Jérusalem.

Après mainte et mainte tribulation, le pectoral existait toujours, même si certaines pierres avaient disparu. Il appartenait à un homme hors du commun, extraordinaire : un Juif boiteux et borgne, très riche mais surtout très cultivé et très mystérieux, Simon Aronov, qu’une nuit du dernier printemps Aldo Morosini avait été invité à rencontrer dans une demeure secrète, après un long périple dans les caveaux et les souterrains régnant sous le ghetto de Varsovie.