Le père insista.
– Voulez-vous dire qu'il y a parmi les vôtres des individus que ce signe, ce Signe admirable d'amour, de sacrifice – qu'il soit béni – que ce Signe, dis-je, risquerait de choquer et même d'irriter ?
– Peut-être.
– Et s'il y avait parmi vos gens des êtres – comme ce jeune homme il me semble, au visage ouvert et franc, qui est venu me présenter ce tantôt de la nourriture – qui auraient gardé, par le souvenir d'une enfance pieuse, de l'affection pour le signe de la Rédemption, ainsi vous les priveriez délibérément du secours de leur Sainte Religion ?...
– On est toujours plus ou moins contraint de se priver de quelque chose lorsqu'on accepte de vivre en diverse compagnie, dans des conditions difficiles et parfois dans un espace fort restreint. Ce n'est pas à moi, mon père, de vous faire remarquer combien la nature humaine est imparfaite, et qu'il est nécessaire de se faire des concessions pour vivre en bonne intelligence.
– Celle de renoncer à rendre hommage à Dieu et d'implorer sa miséricorde me semble la dernière des concessions à faire et pour tout dire une concession coupable. Ne dévoilerait-elle pas le peu d'importance que vous accordez, monsieur de Peyrac, aux secours spirituels ?... Le travail, sans le courant divin qui le vivifie, ne compte pas. L'œuvre, sans la Grâce sanctifiante, n'est rien. C'est une enveloppé vide, du vent, du néant. Et cette grâce ne peut être accordée qu'à ceux qui reconnaissent Dieu comme Maître de toutes leurs actions, qui obéissent à ses lois et qui lui offrent, par la prière et chaque jour de leur vie, les fruits de leurs travaux.
– Pourtant l'Apôtre Jacques a écrit : « Seuls les ouvrages comptent... »
Peyrac redressa un peu ses épaules qui s'étaient voûtées comme sous le poids de la réflexion. Il prit dans une fente de son gilet de cuir un cigare de feuilles roulées de tabac et l'alluma au tison que lui présentait presque aussitôt le jeune Breton. Puis celui-ci s'éloigna discrètement. À la citation du comte, Philippe de Guérande avait eu le sourire froid et subtil de l'adversaire qui rend hommage au coup bien porté. Mais il ne révélait pas pour autant son adhésion. Angélique, silencieuse, mordillait nerveusement l'ongle de son petit doigt. Pour qui se prenait-il, ce jésuite ? Oser parler sur ce ton à Joffrey de Peyrac ? Mais en même temps il lui revenait comme une bouffée de son enfance conventuelle, le sentiment de pénible dépendance que toute personne laïque éprouvait vis-à-vis des membres du clergé, et c'était une chose admise et évidente que les jésuites étaient d'une race qui ne craignait rien, ni roi ni pape. Ils avaient été fondés pour enseigner et fustiger les grands de ce monde. Pensive, elle contemplait de ses larges yeux le visage émacié, retrouvait par cette présence insolite, près d'eux, au sein de la forêt américaine, de très anciennes anxiétés, familières au Vieux Monde : la crainte du prêtre, porteur de mystiques pouvoirs. Puis son regard revenait vers le visage de son mari et elle respirait, soulagée. Car lui échappait – échapperait toujours – à ces sortes d'influences. Il était fils de l'Aquitaine et héritier d'on ne sait quelle libérale conception de l'existence, venue de temps très anciens et de civilisations païennes. Il n'était pas de la même essence qu'elle-même ou que ce jésuite, tous deux entraînés dans d'incorruptibles croyances. Il échappait à l'attraction. Et à cause de cela elle l'aimait intensément. Elle l'entendit répondre d'un ton égal :
– Mon père, chez moi, prie qui veut. Et pour les autres, ne croyez-vous pas que le travail bien fait sanctifie ?
Le jésuite parut réfléchir quelques secondes puis secoua la tête avec lenteur.
– Non, monsieur, non. Et nous reconnaissons bien là les déviations stupides et dangereuses de ces philosophies qui se veulent indépendantes de l'Église.
« Vous êtes d'Aquitaine, fit-il sur un autre ton. Les gens de votre province se montrent fort nombreux et diligents en Canada ou Acadie. À Pentagoët, le baron de Saint-Castine a nettoyé d'Anglais toute la rivière Pénobscot. Il a fait baptiser le chef des Etchevinins. Les Indiens de la région le considèrent comme l'un des leurs.
– Castine est en effet mon voisin à Gouldsboro. Je le connais et l'apprécie, dit Peyrac.
– Qui avons-nous encore comme Gascons dans notre colonie ? reprit le père de Guérande avec une bonhomie voulue. Eh bien, il y a Vauvenart sur la rivière Saint-Jean...
– Un pirate de mon cru !
– Si l'on veut ! Il est très dévoué à la cause française et le meilleur ami de M. de Villedavray, le gouverneur de l'Acadie. Dans le Nord, nous avons M. de Morsac, à Cataracoui. Et je n'oublierai pas de nommer notre bien-aimé gouverneur M. de Frontenac.
Peyrac fumait doucement, paraissant approuver de quelques signes de tête. Angélique elle-même ne pouvait rien lire sur sa physionomie. Entre les feuilles vernissées des énormes chênes qui les surplombaient, la lumière du soir passait, filtrée par les masses de verdure opulente et la clarté en gagnait un reflet vert qui pâlissait les visages, accusait les ombres. L'or maintenant était du côté du fleuve, la crique devenait couleur d'étain. Par un jeu de miroirs des eaux et du ciel, il faisait plus clair que tout à l'heure. Les soirs de juin étaient proches qui s'avancent sur la nuit et partagent avec elle son royaume. En ces temps-là, les humains et les bêtes consacraient peu d'heures au sommeil.
Dans les feux, on avait jeté de gros champignons noirs desséchés et ronds comme des balles. En brûlant, ils répandaient une odeur acre et forestière qui avait la propriété bienfaisante d'éloigner les moustiques. La senteur des tabacs de traite s'échappant de toutes les pipes s'y mêlait. La crique était brumeuse et odorante. Un refuge caché au bord du Kennebec. Angélique passait la main sur son front et par instants ses doigts plongeaient dans sa chevelure opulente, dorée, dégageant ses tempes moites, cherchant à goûter un peu de fraîcheur, et aussi, inconsciemment, à s'alléger d'un souci. Ses prunelles allaient de l'un à l'autre des deux hommes avec un intérêt passionné. Ses lèvres étaient un peu entrouvertes dans l'attention qu'elle portait à la conversation. Mais ce qu'elle surprenait, c'était tout ce qui se cachait derrière les propos échangés. Et soudain le père de Guérande attaqua :
– Pourriez-vous m'expliquer, monsieur de Peyrac, par quel hasard, si vous n'êtes pas hostile à l'Église, tous les membres de votre recrue de Gouldsboro sont des Huguenots ?
– Très volontiers, mon père. Le hasard auquel vous faites allusion fut celui qui m'amena un jour à mouiller l'ancre aux abords de La Rochelle, alors que cette poignée de Huguenots, promis aux prisons du roi, s'enfuyaient devant les dragons chargés de les appréhender. Je les embarquais pour les soustraire à un sort qui m'apparut funeste lorsque je vis ces mêmes mousquetaires mettre sabre au clair. Et ne sachant qu'en faire, après les avoir embarqués, je les amenais à Gouldsboro, afin qu'ils cultivassent mes terres pour payer leur passage.
– Pourquoi les avoir soustraits à la justice du roi de France ?
– Le sais-je ? dit Peyrac avec un geste désinvolte et son habituel sourire caustique. Peut-être parce qu'il est écrit dans la Bible : Celui qu'on a condamné, celui qu'on mène à la mort, sauve-le !
– Vous citez la Bible ?
– Elle fait partie des Écritures Saintes.
– Dangereusement entachée de judaïsme, il me semble.
– C'est très évident, en effet, que la Bible est entachée de judaïsme, dit Peyrac qui éclata de rire.
À la surprise d'Angélique, le père de Guérande se mit à rire aussi, et cette fois il paraissait détendu.
– Oui, évidemment, répéta-t-il, constatant volontiers la sottise de l'aphorisme qu'il avait énoncé, mais voyez-vous, monsieur, de nos jours ce Livre Saint est mêlé à tant d'inquiétantes erreurs qu'il est de notre devoir de considérer avec suspicion tous ceux qui, imprudemment, s'y réfèrent.
« Monsieur de Peyrac, d'où tenez-vous la charte qui vous a donné des droits sur la terre de Gouldsboro ? Est-ce du roi de France ?
– Non, mon père.
– De qui donc alors ? Des Anglais de la baie du Massachusetts qui se prétendent indûment propriétaires de ces côtes ?
Peyrac esquiva habilement le piège.
– J'ai fait alliance avec les Abénakis et les Mohicans.
– Tous ces Indiens sont sujets du roi de France, la plupart baptisés, et ils n'auraient dû, en aucun cas, prendre de tels engagements sans en référer à M. de Frontenac.
– Allez alors le leur dire...
L'ironie commençait à poindre. Le comte avait une certaine façon de s'envelopper de la fumée de son cigare qui trahissait son impatience.
– Quant à mes gens de Gouldsboro, ce ne sont pas les premiers Huguenots qui prennent pied sur ces rivages. M. de Monts y fut envoyé jadis par le roi Henri IV...
– Laissons le passé. Dans le présent, vous voici sans charte, sans aumôniers, sans doctrine, sans nation pour vous justifier, jetant votre dévolu sur ces contrées, et vous y possédez déjà à vous seul plus de postes, de comptoirs et de populations que la France entière, qui en est possédante depuis fort longtemps. À vous seul, et les tenant de vous seul. Est-ce bien cela ?
Peyrac eut un geste qui pouvait passer pour un acquiescement.
– De vous seul, répéta le jésuite dont les yeux d'agate brillèrent subitement. Orgueil ! Orgueil ! C'est là, la faute inexpiable de Lucifer. Car ce n'est pas vrai qu'il voulait être semblable à Dieu. Mais il ne voulait tenir sa grandeur que de lui-même et de sa propre intelligence. Est-ce là votre doctrine ?
– Je tremblerais de vouloir associer ma propre doctrine à un aussi redoutable exemple.
– Vous vous dérobez, monsieur. Pourtant, celui qui a voulu atteindre à la Connaissance seul et pour sa seule gloire, quel n'a pas été son sort ?
Comme l'apprenti sorcier, il perdit le contrôle de sa science et ce fut la destruction des Mondes.
– Et Lucifer et ses mauvais Anges churent dans une pluie d'étoiles, murmura Peyrac. Et maintenant ils sont mêlés à la terre avec leurs secrets. Petits génies grimaçants que l'on trouve au fond des mines, gardiens de l'or et des métaux précieux.
« Vous n'ignorez pas, mon père, vous qui avez sans nul doute étudié les secrets de la Kabbale, comment se nommaient dans le langage hermétique les légions des démons que forment ces petits gnomes, génies de la terre ?
L'ecclésiastique se redressa et le fixa d'un regard étincelant où entrait du défi, mais aussi une sorte de reconnaissance d'initié.
– Je vous suis bien, fit-il d'un ton lent et songeur. On oublie trop que certains qualificatifs, désormais assimilés dans le langage commun, désignaient jadis quelques-uns des bataillons de l'armée infernale. Ainsi donc, les génies de l'Eau, les ondins, formaient la légion des Voluptueux. Ceux de l'Air, les sylphes, et les follets celle des Lâches. Les esprits du feu, symbolisés par la salamandre, la cohorte des Violents. Et ceux de la Terre, les gnomes, avaient pour nom...
– Les Révoltés, dit Peyrac avec un sourire.
– Les vrais fils du Maudit, murmura le jésuite.
Les yeux d'Angélique, avec effroi, allaient de l'un à l'autre des interlocuteurs de cet étrange dialogue.
Impulsive, elle posa sa main sur celle de son mari pour l'avertir de se montrer prudent. L'avertir ! Le protéger ! Le retenir... Au fond de la forêt d'Amérique rôdaient soudain les mêmes menaces que jadis dans le palais de l'Inquisition ! Et Joffrey de Peyrac souriait du même sourire sardonique que soulignaient les cicatrices de son visage blessé. Le regard du jésuite effleura la jeune femme.
Dirait-il le lendemain, revenu au fond de sa mission indienne : « Oui, je les ai vus ! Ils sont bien tels qu'on nous les a annoncés. Lui, esprit dangereux, subtil ; elle, belle et charnelle comme Eve, avec des gestes d'une liberté étrange et inégalable... »
Dirait-il : « Oui, je les ai vus debout sur la rive, reflétés par les eaux du bleu Kennebec, debout parmi les arbres, lui, noir, dur et sardonique, elle, éclatante, tous deux appuyés l'un à l'autre, l'homme et la femme liés par un pacte... Oh ! de quel pacte peut-il s'agir ? dirait-il en frémissant au père d'Orgeval... »
Et de nouveau la fièvre des marais, qui si souvent saisissait le missionnaire, le ferait trembler misérablement... « Oui, je les ai vus, et je suis resté longtemps près d'eux, et j'ai rempli la mission dont vous m'aviez chargé de sonder le cœur de cet homme... Mais maintenant je suis brisé. »
– C'est l'or que vous êtes venu chercher ici ? fit le jésuite d'une voix contenue. Et vous l'avez trouvé !... Vous êtes venu pour soumettre toutes ces régions pures et primitives à l'idolâtrie de l'or...
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