C'était venu comme un ouragan, comme un tremblement de terre, et en même temps c'était venu sournoisement.
Une bête vomie des enfers et dont elle n'avait pas aperçu à temps les yeux cruels avait rampé vers eux et les avait attaqués.
Un piège s'était refermé sur elle – sur eux – dont elle ne discernait pas exactement la nature et l'agencement, mais dont elle sentait les tenailles commencer à la broyer cruellement. Si habile avait été l'approche qu'elle et Joffrey avaient été atteints, dès le premier coup, en plein cœur.
« Joffrey ! Joffrey ! viens, je t'en prie !... Ne me laisse pas seule ! J'ai peur ! »
La chambre grouillait, habitée d'ombres dangereuses, et, simultanément, elle mesurait la distance infranchissable qui venait de s'étendre entre elle et lui, lui, son époux très cher qu'elle avait mortellement offensé.
Une main la prenait à la gorge, l'étouffait à demi, la suffoquait. Et pour ne pas s'évanouir elle pressait ses deux mains sur sa bouche tuméfiée, à la fois pour étouffer les plaintes qui voulaient jaillir et pour éveiller, par les élancements d'une souffrance intolérable, sa conscience qui sombrait, jusqu'à ce que, enfin, sous l'effet de la douleur et d'une trop fulgurante vision de tout ce qu'elle avait perdu, en hoquets enfantins, désespérés, crevait sa peine... « S'il ne m'aime plus... s'il ne m'aime plus... qu'est-ce que je vais... devenir ? »
Chapitre 16
L'instant qu'il venait de vivre, il lui semblait que ç'avait été le plus terrible de toute son existence.
Deux hommes en lui, délirants, forcenés, qui s'étaient partagé son être. Et, s'il ne l'avait pas chassée, aurait-il pu résister plus longtemps à l'envie qui le possédait – aussi puissante que celle de la tuer – de la prendre dans ses bras ?... Deux êtres en lui, en ces minutes épouvantables qui s'étaient partagé son corps, son sang, son âme, le disloquaient, en un être assoiffé de vengeance, un autre d'adoration et de volupté. Ses veines charrient ensemble la haine et l'amour.
Et, lorsqu'il l'avait saisie aux cheveux, sa main n'en avait-elle pas goûté la soie fine, la moelleuse tiédeur, et, lorsqu'il s'était penché sur elle, sur ce visage renversé, sur ce front vaste et lisse comme une plage nacrée, ses lèvres à lui, qui crachaient des mots cruels, n'avaient-elles pas brûlé de s'y poser en baisers passionnés ?... Et, en éclair, le traversait une pensée : « Quel beau front elle a !... »
Ainsi, ravagé de courants de désir et de colère, il en demeurait frémissant, humilié, secoué de fureur contre elle à qui il devait cette révélation d'un autre lui-même, qu'il lui fallait découvrir capable de la plus aveugle violence, d'irrésistible faim charnelle, de lâche indulgence, capable de se laisser aller à l'élan de ses sens et de ses sentiments contre toute raison...
Une si superbe créature d'amour !... Voici ce qu'il avait pensé. Voilà ce qu'ils avaient pensé tous, lorsqu'elle leur était apparue au seuil de la nuit, et l'évidence de sa beauté et de sa féminité les avait frappés comme un coup, de telle sorte qu'en un instant fugitif s'effaçaient rancœur, soupçons, indignation, mépris, méfiance, et demeurait seul, pour ces hommes surpris et subjugués, l'enchantement indicible de sa présence. Une si superbe créature d'amour !... O mâles idolâtres, imbéciles et sensuels ! Toujours prêts à s'agenouiller devant la déesse !...
Un mouvement irréfléchi portait Joffrey de Peyrac au-dehors, dans le silence de la nuit profonde.
Sur la lune d'argent terni passaient des nuages, et dans sa lumière se profilaient les ombres noires des mâts balancés par l'eau du port. Des feux tressautaient dans le vent, seuls à s'animer avec les démarches lentes de quelques sentinelles. Le monde était mort.
Où était-elle ? « Angélique ! Angélique !... mon amour ! »
Il rentrait à l'intérieur du fort et, d'un bond silencieux, gravissait l'escalier de bois. Derrière la porte, il l'entendait sangloter tout haut. Et restait là, brûlé et dévoré de nouveau par une flamme sauvage, le corps tendu jusqu'à la souffrance par la tentation le déchirant. Désir de pousser cette porte, d'entrer, de se retrouver seul à seul avec elle, de se pencher sur elle, s'emparer d'elle, la prendre sur son cœur, et d'oublier, d'oublier dans le bonheur des gestes, des caresses, du murmure des voix, des souffles qui s'entremêlent, s'échangent, des baisers, des mots ardents tout bas chuchotes : « Mon amour ! Mon amour ! ce n'est rien !... Je t'aime !... » d'oublier, d'oublier tout...
Il se retrouvait, seul, dans la salle en bas, où les cires s'effondraient dans les porte-torches, le front appuyé à la fenêtre où pâlissait l'aube.
Non, Angélique ne parviendrait pas à faire de lui un homme déchu, asservi au pouvoir d'une femme indigne !
Non, cela, jamais !...
Pourquoi pleurait-elle si fort ?... là-haut... N'avait-elle pas su ce qu'elle faisait lorsqu'elle s'était livrée aux caresses de l'autre, de l'homme inconnu ?... Elle, qu'il avait placée si haut ! N'avait-elle pas su ce qu'elle détruisait ?... Mais non ! Mais non ! Elle ne l'avait pas su !... Femelle !
Femelle inconsciente, comme les autres !
« Elles » veulent tout avoir. Détruisent tout !
« Je n'aurais jamais dû lui pardonner jadis... Toutes pareilles !... Toutes pareilles !... »
Quand la marée serait haute, il cinglerait vers le large avec ses navires, il trouverait Barbe d'Or, il le pourchasserait jusqu'au fond des Caraïbes... et, avant de le tuer de sa propre main, il arracherait de cette face inconnue et exécrée le voile du passé. Il saurait à quel autre homme Angélique avait montré son visage d'amante.
« Ah ! Si je pouvais l'arracher de mon cœur ! J'y parviendrai, s'il le faut. »
Une si superbe créature !...
Le Gouldsboro avait apporté des robes de France, pour elle. Il alla vers un coffre au fond de la pièce, rabattit le couvercle. Ses mains soulevaient des moires chatoyantes, des dentelles vaporeuses et, machinalement, ses doigts redonnaient aux plis lourds d'une jupe et d'un corsage la forme abandonnée d'un corps de femme.
« Qu'elle aurait été belle là-dedans ! Ce tissu d'argent rosé drapé autour de ses épaules de reine !... Et je l'aurais emmenée à Québec avec moi... et elle aurait triomphé de tous !... »
Ses poings se crispèrent sur l'ombre féminine qui parut se faner et s'affaisser, expirer sous son emprise.
D'un geste incontrôlé, il porta l'étoffe froissée à son visage et resta là longtemps, comme absent et interdit, respirant avec nostalgie ce parfum léger de fleurs et de femme qui s'exhalait des somptueux atours.
*****
Au-devant de lui, dans la brume du matin, des silhouettes accouraient.
– Monseigneur ! Dieu est avec nous. Le navire de Barbe d'Or, le maudit, il n'est pas loin... Il vient d'être signalé dans l'archipel.
Cinquième partie
La défaite de Barbe d'Or
Chapitre 1
Il y avait beaucoup d'enfants à Gouldsboro. Toujours pieds nus, en essaim joyeux, les cheveux des fillettes flottant sous les bonnets ronds ou les coiffes blanches, ceux des garçons au vent, jupes et chausses troussées pour mieux patauger dans les mares, grimper dans les barques, sauter sur la grève, courir après les loups-marins, toujours gober un coquillage, un œuf de mouette, sucer une fleur... En troupe avec les petits Indiens nus, et s'abattant par-ci, par-là, à la volée.
Curieux, ils collaient leurs frimousses contre les planches du hangar pour essayer d'apercevoir entre les interstices les pirates prisonniers, puis couraient sur le port afin d'admirer le beau tableau enluminé qui se balançait à l'arrière du Cœur-de-Marie, le navire capturé ce matin, puis allaient chercher de l'eau à la source de la forêt et s'agenouillaient pour donner à boire aux blessés.
Ce jour, à Gouldsboro, s'achevait sur la défaite du pirate Barbe d'Or. Au matin, Angélique avait été réveillée par les lointains grondements d'une canonnade. L'âme et le corps endoloris, elle ne comprenait pas où elle en était, avait mis longtemps à réaliser qu'elle se trouvait à Gouldsboro. Dans le miroir alors, elle avait contemplé son visage tuméfié. Tout un côté était bleu, noir, et le coin de sa bouche enflé. Elle remuait la tête avec peine. Elle avait fait le tour de la chambre, découvert dans des coffres du linge, des vêtements qu'elle y avait plies, à l'automne, avant de quitter le fort, s'était vêtue et coiffée, l'esprit engourdi. Il lui fallait trouver une pommade, un baume, n'importe quoi pour atténuer la meurtrissure qui la défigurait.
Le volet de la fenêtre rabattu, elle avait aperçu là-bas des navires courant sous le vent, au bord d'un ciel frangé de pluie, sur le gris duquel, par instants, éclatait un rouge éclair. Puis le bruit roulant de la déflagration lui parvenait. Un combat naval se déroulait devant Gouldsboro, apparemment trois ou quatre navires assaillant un seul adversaire qui, après s'être dérobé assez habilement à l'attaque, fuyait, pourchassé, les voiles déployées, quittait le champ de vision d'Angélique.
Peu après, une voix de femme l'appelait dans les profondeurs de l'habitation.
– Dame Angélique ! Dame Angélique !... Où êtes-vous ? Ah ! Vous voici ! Dieu soit loué ! Venez ! Venez vite, ma chère dame ! Des blessés ! Du sang partout !
Dans la petite femme qui l'abordait ainsi, Angélique reconnaissait la Rochelaise, Mme Carrère, qui avait émigré l'an dernier au Nouveau Monde avec ses dix enfants et son avocat de mari.
– Que se passe-t-il ? Pourquoi ces blessés ?
– Ils viennent de régler son compte à ce damné Barbe d'Or.
– Qui ça « ils » ?
– M. le comte, le flibustier Vaneireick, l'amiral anglais, enfin tous, quoi, tous ceux qui avaient juré de faire crier merci à ce scélérat ! On a appris ce matin qu'il rôdait de nouveau dans les îles. M. le comte est entré aussitôt en campagne et a pris le pirate en chasse. On l'a acculé à livrer bataille. M. d'Urville vient de porter l'annonce de la victoire. Mais il paraît qu'à l'abordage ça a été un vrai carnage... Les navires rentrent au port avec leur capture, et tous les blessés. M. de Peyrac nous a fait mander que vous soyez présente, et qu'il fallait vous avertir pour que vous puissiez donner vos soins à tous ces pauvres gens.
– Vous... vous êtes sûre que c'est mon mari qui vous a priée de me prévenir ?
– Hé ! Oui ! Qu'est-ce qu'on pourrait faire sans vous ? Il paraît que le chirurgien du Sans-Peur a été blessé, lui aussi, et ne peut remplir son office. Quant à notre médecin, Parry, vous le connaissez. Il n'est pas d'un grand secours devant toute cette boucherie... Seigneur ! Que vous est-il donc arrivé à vous aussi, ma pauvre !... Vous êtes tout abîmée !
– Ce n'est rien !
Angélique porta la main à sa joue.
– Je... j'ai fait naufrage dans les parages de l'île Monégan et me suis heurtée contre un rocher... Attendez-moi, je vous suis. Le temps de prendre mon sac et d'y mettre quelques instruments indispensables... Avez-vous de la charpie de réserve ?...
Méthodiquement, elle rassemblait tout ce dont elle pouvait avoir besoin, agissant comme un automate, cependant que, dans son esprit, des pensées torturantes se bousculaient. Colin... Colin était mort de la main de Joffrey de Peyrac... Si elle avait parlé hier au soir... Si elle avait eu le courage de parler... Mais non, c'était impossible ! Elle ne pouvait rien dire, rien expliquer... Et maintenant, Joffrey de Peyrac avait tué Barbe d'Or... Et il la faisait mander pour qu'elle soigne les blessés... Il se souvenait donc qu'elle existait. Pourquoi ? Méditait-il une autre vengeance ? Et s'il allait lui jeter le cadavre de Colin en travers de sa route. Elle ne pourrait supporter cela. Elle ne pourrait s'empêcher de tomber à genoux et de prendre la grosse tête de Colin entre ses mains et de pleurer.
– Mon Dieu ! pria-t-elle, faites que Joffrey ne commette pas une telle mauvaise action. Oh ! Mon Dieu, comment se fait-il que, lui et moi, nous soyons devenus si subitement complètement ennemis ?...
Derrière Mme Carrère, elle dégringola l'escalier, courut vers la place où les habitants amenaient des matelas de varech, des seaux de cuir contenant de l'eau douce, des couvertures. Des chaloupes, on commençait à descendre et à étendre à terre les premiers blessés, geignant, ou crachant des jurons sonores.
La suite de cette matinée fut un cauchemar où Angélique ne put guère songer à autre chose qu'à tailler dans les chairs, recoudre, nettoyer, panser, courir de l'un à l'autre, réclamer de l'aide, organiser un lazaret, envoyer dans toutes les directions des enfants lui chercher des plantes, du linge, de l'eau, du rhum, de l'huile, du fil, des aiguilles, des ciseaux. Les manches relevées, du sang jusqu'aux coudes, pendant des heures, elle ne cessa de faire face à d'urgentes interventions, assumant la responsabilité de diagnostiquer la gravité des blessures et d'indiquer les soins à donner, les remèdes à composer. Très vite, se reformait autour d'elle l'ordre d'autrefois. Elle reconnaissait les femmes, qui spontanément se mettaient à sa disposition. Abigaël, diligente et efficace malgré sa grossesse, Mme Carrère, active, les jeunes filles promptes et dociles, courageuses devant la mort et la souffrance, à l'image de leurs aînées. Tout à coup, elle eut près d'elle la tante Anna qui lui passait des instruments de chirurgie, précise et attentive, et la vieille Rebecca qui consolait un mourant. Un jeune garçon la suivait partout portant un grand bassin de cuivre dans lequel il renouvelait de l'eau pure afin qu'elle pût s'y laver les mains et y tremper des linges. Ce ne fut qu'au bout d'un certain temps qu'elle reconnut Martial, le fils aîné de maître Berne. D'emblée, elle avait repris sa place parmi eux. Mais, tandis qu'elle s'affairait à sa tâche avec son habituelle diligence, sa sensibilité à vif discernait des nuances dans leur comportement vis-à-vis d'elle. Une légère intonation de mépris dans la voix, des lèvres pincées subitement, un regard hostile... C'était peut-être une impression... Non ! Les gens de Gouldsboro savaient...
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