Taciturne et dédaigneux des occupants de sa barque, le patron donnait toute son attention à la manœuvre. Ce fut encore l'aimable colporteur qui informa ses nouveaux compagnons que ledit patron répondait au nom de Jack Merwin. Il l'avait trouvé à New York. C'était un homme qui avait son humeur, mais un pilote remarquable.
Et il était aussi vrai que Jack Merwin menait son esquif à travers les courants luisants et redoutables, et les dangereux seuils panachés d'écume, avec une maîtrise à la fois nonchalante et preste qui, pour un œil exercé, tenait du prodige. À part quelques manœuvres du petit foc qu'il dictait à son mousse, il se débrouillait seul avec son gouvernail et la grand-voile carrée, tenant parfois le câble d'écoute raidi avec le seul orteil du pied.
Si le temps se maintenait au beau, le voyage avec lui promettait d'être rapide. Mais Angélique, au bout de quelques heures, s'inquiéta de voir l'embarcation se diriger si obstinément vers le sud. Elle l'interrogea. Il fit mine de ne pas comprendre son anglais imparfait. À son tour, le révérend Patridge l'adjura solennellement de répondre quand on lui adressait la parole. Il consentit à grommeler du coin des lèvres, en regardant ailleurs, que, pour sortir de ce dédale de saloperies d'îles de la baie de Casco sans y laisser sa peau et sa barque, le plus court chemin était encore de descendre sous Portland et de trouver le verrou de ce sournois archipel en profitant du courant qui file entre l'île Peaks et l'île Cushing, dite du Chapeau-Blanc. Tant qu'on n'apercevrait pas le Chapeau-Blanc, conclut-il, il faudrait suivre la côte vers le sud. Le petit Sammy commença à écarquiller les yeux pour essayer d'apercevoir ce fameux Chapeau-Blanc. Choqué du peu de respect que le marinier anglais lui témoignait malgré sa qualité d'ecclésiastique, le révérend Thomas commença à l'examiner avec suspicion et marmonna quelque chose comme quoi il se pouvait bien que cet homme fût un Virginien, les ressortissants de cette colonie étant pour la plupart des gens de sac et de corde, des vauriens et des convicts ou autres rebuts de l'humanité... et ce n'était pas une raison parce qu'ils s'étaient enrichis avec leur tabac de Virginie pour venir porter l'impiété jusque dans la baie du Massachusetts. Il continua ainsi à la cantonade à instruire miss Pidgeon sur l'histoire de la Virginie, tandis qu'Adhémar, qui comprenait à moitié, gémissait :
– Si c'est un convict ce gars-là, et ça se voit, il va nous abandonner dans une île déserte...
– Aucune île n'est déserte par ici, mon pauvre Adhémar, le rassura Angélique.
Et c'était en effet une chose extraordinaire d'être ainsi tellement seuls entre ciel et mer, entre rocs et plages, et de voir tourner autour de soi, comme un kaléidoscope, un pan de voiles, une flottille de canoës, un village de bois, un chantier naval, des échafauds de morutiers, un lointain convoi de barques pansues, d'entrevoir autour d'un feu sur les plages des hommes en oripeaux voyants occupés à fondre du brai, ou de la graisse de phoque ou de baleine dans des chaudrons énormes, et d'autres en bonnet de laine s'affairant autour des filets tendus et des paniers d'huîtres, et d'autres en chapeau noir pointu et redingote sombre, et des femmes en coiffes blanches, robes bleues ou noires, cherchant des coquillages dans les rochers, s'assemblant autour des marmites de soupe près du seul foyer leur restant. Depuis plus d'un demi-siècle, les habitants permanents de l'archipel de Casco avaient toujours été un ramassis assez hétéroclite d'Écossais, d'Irlandais, d'Anglais et même de Français huguenots, auxquels s'ajoutaient, lorsque venait la grande migration des morues et des thons, les flottes malouines, dieppoises ou bostoniennes, les baleinières basques et, en cette fin de juin torride et tragique, les fuyards de la côte.
En fait, la baie grouillait de réfugiés échappant aux massacres indiens. Partout, des barques chargées de vaisselle d'étain, de bibles, de vieux mousquets. Depuis le Bas-Kennebec et l'Androscoggi, la torche abénakis avait répandu sa traînée de feu et, après Newehewanik, Brunschwick-Freeport, Yarmouth, Falmouth, Portland et, plus bas, Saco et Biddeford flambaient. Lorsque, vers la fin du jour, la barque se trouva à l'embouchure de la petite rivière Présumpscot, à deux miles de Portland, l'odeur affreuse des incendies mal éteints et des charniers pourrissants parvenait de la terre, dans la fraîche brise, et se mêlait à l'odeur balsamique des pins. Une petite île toute proche se dressait, parée de variétés de conifères aux nuances et aux dessins harmonieux. Avec appréhension, les occupants regardaient se rapprocher les rochers où battait l'écume de l'estuaire. Ils ballottaient et dansaient à quelques encablures de l'île, et leurs yeux se tournaient avec anxiété vers Jack Merwin, qui ne paraissait pas s'en préoccuper. Cet homme froid naviguait à sa fantaisie. Au cours de la journée, il s'était fréquemment rapproché d'une île ou d'une autre jusqu'à laisser croire qu'il allait aborder. Il examinait avec attention les plages, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un, et Angélique finit par se persuader qu'il essayait de reconnaître l'un des siens parmi les réfugiés. Ce qui prouvait déjà qu'il n'était pas virginien. Parfois, il hélait un navire, s'informait de l'approche des Indiens sur la côte...
Chapitre 2
Là, tout à coup, devant l'île, il laissa tomber les voiles, et la barque roula mollement, poussée par la houle et se rapprochant insensiblement du rivage. La petite île ressemblait à une couronne d'émeraudes sous les rayons du soleil couchant qui faisaient scintiller les frondaisons vertes et bleues de brillantes aiguilles vernies. Malgré le bruit du ressac et du vent, il semblait que venait de cette île une musique céleste faite de milliers de chants d'oiseaux.
– C'est l'île de Mackworth, fit le pasteur à mi-voix. Le Paradis des Indiens. Méfiez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers le patron de la barque. Il y a beaucoup à parier que cette île est infestée de sauvages aujourd'hui. Ils y viennent de l'intérieur par le lac Sébago et le Présumpscot. C'est leur ancien paradis, disent-ils, et ils n'ont jamais supporté d'y voir les Anglais. L'an dernier, ce damné Français de Pentagoët, le baron de Saint-Castine, s'en est emparé avec ses sauvages. Ils ont joint d'autres Tarratines qui descendaient de Sébago et ils ont massacré tous les fils du vieux Mackworth, et ceux de Richard Vines, et ceux de Samuel Andrews. Depuis, l'île est déserte...
À peine achevait-il ces mots que la barque, doublant une pointe, découvrait une crique, toute scintillante de canoës rougeâtres vides et pressés les uns contre les autres sur le sable d'une plage. Dans cette même lueur dorée du soir, les frêles esquifs d'écorce, sous leur calfat de baume et de résine, brillaient avec la transparence d'élytres d'insectes, hannetons ou scarabées géants. Au même instant, le ciel parut s'obscurcir comme sous une nuée d'orage, l'ombre de la nuit littéralement tomba sur la terre, des milliers d'oiseaux s'envolant soudain par essaims de toutes les ramures de l'île s'unissant en une nappe épaisse gazouillante et criarde, qui, en quelques secondes, parut tendre un voile sur la lumière. Et, muets d'horreur dans ces ténèbres soudaines et mouvantes, voici qu'ils voyaient surgir, fantômes rouges entre les troncs rouges des pins, une multitude d'Indiens aux faces hideuses et bariolées.
Un même mouvement les jeta les uns contre les autres, s'étreignant avec terreur, et plus tard Angélique se souvint qu'elle serrait contre elle en même temps Sammy et Élie Kempton, le colporteur du Connecticut. Ils restèrent là, ballottés de plus en plus profondément par les vagues qui insensiblement les rapprochaient de la barre fermant la plage. Angélique, effarée, jeta un regard traqué vers Jack Merwin. Celui-ci, semblant soudain se réveiller, saisit son gouvernail et, avec une promptitude qui rachetait son imprudence, il tendit en un clin d'œil de nouveau la grand-voile et arracha comme d'un coup d'aile son embarcation des dangereux rouleaux. Cela fait, il ne se pressa pas pour autant de fuir et, après avoir laissé filer quelques nœuds, il changea de nouveau de cap et revint vers l'île Mackworth, se tenant hors de portée d'un jet de flèches, mais défilant si proche qu'aucun détail du harnachement des Indiens ne pouvait leur échapper et qu'ils les voyaient comme composant un tableau immobile et terrifiant, mêlés aux arbres, aux branches, aux rocs de l'île. Le tourbillon immense des oiseaux au-dessus de leurs têtes continuait à les maintenir dans un crépuscule sinistre et criard. L'Anglais Jack Merwin continuait d'inspecter les Indiens, et de passer et repasser devant la plage. Défi, curiosité, provocation ? Bien malin eût été celui qui eût pu lire sur sa physionomie les sentiments qui l'animaient.
Enfin, toujours avec une sorte de nonchalance, il fit signe à son mousse de dresser le foc et mit le cap vers le sud-est, s'éloignant cette fois définitivement de l'île de Mackworth, le paradis des légendes indiennes.
Peu à peu, la clarté revint. Il n'y eut plus que quelques oiseaux, goélands et mouettes, à les escorter.
Angélique tremblait presque autant que les Anglais. Illusion, obsession, elle ne savait plus, mais elle aurait parié que, dans cette ombre caverneuse qui soudain les avait enveloppés, elle avait cru discerner là-bas entre les arbres la face moqueuse du Sagamore Piksarett.
– Vous manquez de prudence, Jack Merwin, fit remarquer aigrement le colporteur ; depuis trois semaines que je voyage avec vous et que je subis vos fantaisies macabres, l'estomac me manque. À chaque instant que nous frôlions un rocher ou que vous décidiez de partir quand l'orage éclate, je peux croire ma dernière heure venue... Et mister Willoagby, la pauvre bête ! Il maigrit de terreur, ne voyez-vous pas ? La peau lui pend, flasque, le long des côtes. Il ne bouge plus, ne peut même plus danser...
– Tant mieux s'il ne bouge plus, grommela Merwin, que ferions-nous sur ce bateau, je vous le demande, d'un ours qui danse ?...
Et il cracha avec un suprême dédain dans les flots.
Angélique ne put s'empêcher de rire. C'était la réaction après la peur. Et il fallait reconnaître que leur assemblée sur cette coquille de noix ne manquait pas de pittoresque. Le négrillon, entortillé d'un capot de bure rouge, rond radis noir aux yeux blancs écarquillés, plantait sur tout cela une sorte de point d'interrogation, un reproche muet, une candide invraisemblance. Où était Adhémar ? S'était-il évanoui ? Non, il était malade. Il vomissait, penché par-dessus bord. Il n'avait jamais pu supporter la mer.
– Et quand vous étiez là à parader devant cette assemblée de serpents rouges, Jack Merwin, continuait de soliloquer le colporteur qui en avait gros sur le cœur, avez-vous jamais songé qu'une flottille de leurs canots pouvait par exemple surgir de derrière la pointe et nous prendre à revers ?
Le patron du sloop ne paraissait pas plus atteint par les récriminations du petit homme que par la piqûre d'une de ses aiguilles.
Curieuse soudain de lui, Angélique le regarda mieux. Sous son bonnet de laine rouge délavé, il avait de longs cheveux très noirs comme peuvent en avoir beaucoup d'Anglais, on ne sait trop pourquoi. Des traits communs, flous dans une face longue, un teint mâle, ni bistré ni rougeaud de nature, un teint d'homme d'Europe soutenu par une santé saine et que le vent de mer avait tanné légèrement.
Quarante ans. Peut-être plus. Peut-être moins... Des yeux noirs, un peu comme du mercure, sous des paupières lourdes qui éteignaient souvent leur lumière et lui donnaient un air d'absence ou d'inintelligence.
Il mâchonnait continuellement une chique de tabac, mais, lorsqu'il crachait vers la mer, il le faisait avec une sorte de distinction négligée.
Sous sa chemise de grosse toile entrouverte et son gilet à boutons de corne, ses épaules étaient étroites mais vigoureuses. Il se vêtait d'un pantalon de droguet, une laine pour marins, rude et inusable, dont les jambes s'arrêtaient sous les genoux. Ses mollets étaient comme des câbles de cordages tressés. Il faisait tout avec ses mollets et ses pieds. Angélique pensa que ce Merwin ne lui plaisait guère. En l'arraisonnant, Colin ne semblait pas avoir eu la main heureuse. Mais sans doute n'avait-il pas le choix. Colin...
Barbe d'Or ! Son cœur ressentit un pincement, une crainte, une brève honte. La journée de navigation avait été si fertile en impressions de toutes sortes que le souvenir de Colin, lui, s'estompait. Tout au fond d'elle-même, elle éprouvait un soulagement que les choses se fussent terminées ainsi. Mais, dans la mesure où elle se sentait désormais à l'abri de sa propre faiblesse, l'illogisme de sa nature féminine, la portait par instants à éprouver un brusque regret, une vague tristesse. Colin... La profondeur de son regard bleu s'enivrant de sa présence, la force de son étreinte primitive. Quelque chose qu'elle connaissait, qui lui appartenait à elle seule. Un recoin secret. Pourquoi ne peut-on aimer selon les élans de son cœur, de son corps ? Pourquoi la qualité et la force d'un amour doivent-elles dépendre de la difficile sélection du choix ?... Comme si la dispersion des sentiments et du don condamnait à n'en jamais connaître la plus grande intensité. Était-ce là une vérité ou une illusion gardée de son éducation première et qui mettait la fidélité à l'époux en première place des obligations d'honneur pour une femme. Ne s'embarrassait-elle pas de contraintes inutiles ? Si elle avait cédé à Colin, quel instant délicieux... et Joffrey n'en aurait jamais rien su. Elle se sentit rougir à la pensée qui lui était venue et humiliée de l'avoir seulement formulée au fond d'elle-même.
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