Il avait prononcé les derniers mots avec amertume et il fut surpris de l'entendre rire.

– Là, je ne vous crois pas, dit-elle.

– Hein ? s'exclama-t-il en se redressant, à demi furieux.

– Quand vous dites qu'avec les autres femmes c'est l'enfer, vous dramatisez pour m'attendrir, mais je ne vous crois pas ! Vous autres, hommes, vous êtes bien trop paillards pour ne pas profiter d'une aimable occasion, même avec un amour éternel au cœur.

– Ah ! Vous croyez cela ?

Sombre, il ouvrait et fermait les poings comme s'il avait voulu l'étrangler.

– On voit bien que vous parlez en femme. Vous vous imaginez qu'un homme... C'était l'enfer, répéta-t-il avec colère et je sais ce que je dis. Prendre une fille de passage, cela éveillait mes regrets de vous, plus aigus. Et je buvais pour oublier... Et je frappais la pauvre créature qui n'en pouvait mais... Voilà ce que vous avez fait de moi, madame ! Et vous riez ? Ah ! Je reconnais bien l'insolence de la noble comtesse qui a fait l'aumône d'amour à son valet !... Cela vous changeait, hein ?... Cela vous changeait des beaux princes et des marquis poudrés de la Cour, que de vous distraire avec un croquant comme moi ! Cela vous amusait de voir un pauvre ignorant, qui ne sait ni lire ni écrire, se traîner à vos genoux, à vos pieds comme une bête... Combien de fois n'aide pas revécu la découverte infâme que j'ai faite a Ceuta, que vous étiez une noble dame de la Cour... J'ai cru vingt fois périr d'humiliation rien qu'à m'en ressouvenir.

– Colin, vous êtes un orgueilleux, dit Angélique froidement, et un sot. Vous savez parfaitement qu'il n'y a jamais eu d'aussi vils rapports entre vous et moi. La preuve en est, c'est que tout au long de notre voyage vous ne m'avez jamais soupçonnée d'être, comme vous le dites, une noble dame de la Cour, avec tout ce que cela comporte de morgue, de méchanceté et de calcul à vos yeux. Et puis vous ne vous êtes jamais traîné à mes pieds, que je sache ! Quant à moi je vous admirais, je vous estimais, je vous comparais au roi lui-même. Je vous considérais comme le maître. Le chef et... vous me faisiez une peur bleue. Plus tard, vous avez été celui qui me portait, qui me protégeait, qui me rendait heureuse – sa voix fléchit sur un murmure – très heureuse ! Colin Paturel, vous allez me demander pardon des paroles que vous avez prononcées tout à l'heure. C'est maintenant qu'il va falloir vous mettre à genoux.

Il l'avait écoutée, fasciné. Lentement, il redressa son corps massif, se mit à genoux devant elle.

– Pardon, dit-il, pardon, madame.

Sur les belles lèvres pâles d'Angélique, il voyait naître un sourire maternel, indulgent.

– Vous êtes stupide, Colin.

La main de femme se tendit, effleura le front rude, ses doigts fins, entre les cheveux drus, passaient, comme en ceux d'un enfant. Il attrapa au vol cette main légère et en baisa la paume.

– Comme tu me domines ! chuchota-t-il. C'est, sans doute, à cause de cela. Parce que tu es une grande dame et que moi je suis un pauvre péquenot.

– Non, tu es un roi, Colin.

– Non, je suis un péquenot.

– Eh bien, tu es le roi des péquenots, voilà !

Ils riaient tous deux gaiement, et un reflet de lune allumait comme une étincelle nacrée sur les dents d'Angélique. Ils étaient si proches, si tendrement complices, qu'un mouvement infime eût rapproché leurs lèvres.

Angélique le sut, au bord du vertige. Et elle eut, pour retirer sa main de celle de Colin, un geste de brûlée qui bouleversa l'homme jusqu'aux moelles. Ce recul, c'était pour lui l'hommage. Elle lui rendait un pouvoir dont il avait douté pendant tant d'années.

Alors il se redressa et s'éloigna de quelques pas. Ainsi donc, il avait le pouvoir, lui, Colin, d'émouvoir cette chair hautaine, magnifique et princière, et le bonheur qu'il lui dispensait, ce n'était pas que mensonge. Certes, à Miquenez, il avait manqué de prudence et de discernement, lui qui pourtant « avait l'œil », comme le reconnaissaient volontiers les captifs ses sujets. Malgré les voiles mauresques qui enveloppaient la prisonnière du harem, il aurait dû deviner aussitôt, à son comportement, à la finesse de ses attaches, à sa voix nuancée, à sa parole toujours choisie, avec parfois des pointes hardies, à ses délicatesses, ses patiences... et ses impatiences, sa façon d'être avec chacun toujours juste et fine, à son courage aussi, ce courage ancestral des seigneurs, qu'il avait affaire à une grande dame et non à une goton de village.

Il avait payé cher son aberration.

Quel réveil atroce, ensuite, à Ceuta ! Quel coup !...

« Mais, mon gars, écarte-toi donc ! Cette femme est sans nul doute la marquise du PlessisBellière ! Un des plus hauts noms du royaume, brave homme... La veuve du maréchal de France... Une très grande dame... et, cela se chuchote, elle était... il n'y a guère, la favorite de Sa Majesté... C'est le roi lui-même qui l'envoie chercher. Laisse-la... Laisse-nous l'emporter dans les appartements de M. le gouverneur... »

Et « ils » l'avaient arrachée de ses bras... Et « ils » l'avaient emportée, inerte, loin de lui. Son cœur ! Son amour. Sa beauté, sa sœur du désert, son enfant adorée... Et il était resté là, couvert de plaies, de sueur et de sable, immobile, hébété, des heures, comme s'« ils » lui avaient arraché son cœur vivant de sa poitrine, arraché ses entrailles mêmes de son ventre, laissant à leur place de grands trous sanglants...

Quel fantôme à traîner partout sur les routes du monde, que celui d'une telle femme !...

Or, il l'a retrouvée. Et elle n'a pas changé. Elle est plus belle encore, plus femme. Elle avait toujours sa grâce patricienne qui cachait tant de vaillance et... de fougue. Hier, Mme du Plessis-Bellière. Aujourd'hui, comtesse de Peyrac. Toujours vagabonde, toujours inaccessible. Écarte-toi, mon gars. Et il se souvenait avec un déchirement inexprimable combien elle pouvait être bonne et tendre. Et gaie... et combien elle était rieuse et câline en amour. La femme la plus naturelle du monde, la plus vraie, la plus proche de lui qu'il eût jamais tenue dans ses bras...

Mais s'il était vrai qu'elle ne le dédaignât point, il saurait s'écarter, s'éloigner avec le seul trésor du passé, il la laisserait à « l'autre ». Ne lui avait-elle pas demandé de l'aider à respecter des serments sacrés ?...

Chapitre 5

– Colin, comment vous trouvez-vous sur cet îlot ? Qui vous y a amené ? Et pourquoi n'étiez-vous pas à bord à l'instant de la bataille ?

La voix d'Angélique le tirait de sa songerie. C'était une voix troublée et il l'adora de chercher à faire diversion pour écarter d'elle la tentation.

Se rapprochant, il s'assit et la mit au courant des événements suspects dont il avait été la victime en ce jour. Lui-même s'avouait que des forces maléfiques semblaient être entrées en jeu pour les confondre et les amener à ce piège.

Ce matin, à l'aube, tandis qu'il se tenait embossé dans une des petites criques de la presqu'île de Shoo Dic, où il se dissimulait depuis quelques jours avec l'intention, il le reconnaissait, de préparer un nouvel assaut sur Gouldsboro, un canot monté par trois matelots s'étaient présenté à lui. Ces hommes se disaient porteurs d'un message de Mme de Peyrac qui les envoyait de Gouldsboro avec la demande pour le capitaine Barbe d'Or de la joindre car elle avait un secours à lui demander. L'affaire devait être menée en très grand secret et il ne devait se faire accompagner d'aucun de ses hommes.

– Ces inconnus ne vous ont-ils pas présenté un message – ou soi-disant message – de moi, ou un objet quelconque de ma part ? interrogea Angélique stupéfaite.

– Ma foi non. Et je n'ai pas songé à en exiger d'eux. Je reconnais que quand il s'agit de vous je perds mon habituelle prudence. Je vous savais proche, à Gouldsboro, et... j'aspirais à vous revoir. Le temps de confier le navire à mon second et j'ai sauté dans leur canot sans plus d'explications. Le brouillard était si épais que je ne saurais reconnaître l'île où ils m'ont conduit et où ils prétendaient que vous m'aviez donné rendez-vous. Nous avons commencé à attendre, et cela a duré longtemps. Je pensais que le brouillard retardait votre venue. Lorsque, vers le milieu de la matinée, le bruit de la canonnade m'est parvenu, j'ai commencé à m'impatienter. Je ne sais pourquoi, j'avais le pressentiment que c'était mon navire qui se faisait attaquer. J'ai demandé à ces hommes de me ramener à mon bord. Ils ont tergiversé et remis l'affaire jusqu'au moment où je me suis fâché. Il y a eu de la bagarre. Je ne garantirais pas qu'un des gars ne soit de l'autre côté à l'heure qu'il est. Mais, pour mon compte, j'ai reçu un coup qui m'a envoyé « dans les pommes » et dont je souffre encore à la nuque. Quand je suis revenu à moi, j'étais sur cet îlot, dépouillé de mon coutelas, de mon sabre et de mes pistolets. Le soir tombait. Peu après, lorsque je me suis senti mieux, j'ai fait le tour de l'îlot et... je vous ai rencontrée près du vieux navire échoué.

Il s'était levé et, comme il faisait les cent pas en parlant, Angélique finit par se lever à son tour pour le rejoindre. Ils marchèrent côte à côte lentement, parcourant de long en large la petite plage qui mettait une tache de clarté dans l'écrin nocturne des arbres. Leurs deux ombres s'y allongeaient sur le sable, étirées et d'un noir d'encre.

– Comment étaient ces hommes qui sont venus vous chercher ? interrogea Angélique.

Il haussa les épaules.

– Des marins, comme on peut en rencontrer ici ou dans les Caraïbes. Un peu de toutes les races. Ça parle un peu toutes les langues... Pourtant non, je ne pense pas qu'ils étaient étrangers tous. Plutôt des Français.

Angélique l'avait écouté avec tourment. Elle ne pouvait se défendre de cette oppressante certitude qu'ils étaient les victimes d'esprits mauvais qui se jouaient d'eux pour les confondre. Les événements se précipitaient et s'embrouillaient avec tant de malice qu'elle ne savait plus déjà quel fil saisir pour en débrouiller l'écheveau.

– Colin, saviez-vous qui était l'homme auquel vous m'aviez confiée, sur la baie de Casco ? Le patron anglais de la barque ?

– Le jésuite ?

Angélique le regarda, stupéfaite.

– Ainsi, vous le saviez ? s'exclama-t-elle.

Colin s'arrêta et fixa d'un air songeur l'horizon obscur.

– Il est venu ce matin-là, dit-il. Il a attaché sa barque contre la bitte. Et il est monté à bord. Il parlait anglais et je l'ai pris pour un patron quelconque. Il a demandé à me parler et, dans ma cabine, il m'a dévoilé son identité. Il appartenait à la Compagnie de Jésus ; il était en mission secrète, et il me demandait de lui remettre Mme de Peyrac. Je n'ai pas douté de ses déclarations. Il avait une façon soudaine de s'exprimer et de me regarder de son œil noir et pénétrant qui ne trompait pas.

« Alors, j'ai vu dans cette affaire l'occasion de te laisser partir, une perche que me tendait Dieu, et justement, parce que c'était un jésuite, j'ai pensé que c'était Dieu qui voulait me faire signe. Sans lui, sans ce jésuite qui surgissait là, je... je crois que je ne t'aurais pas laissé partir. Je me répétais cela depuis la veille, que je devais renoncer à toi, mais je ne pouvais pas...

« C'était pire qu'à Ceuta... presque pire. Si tu étais restée, je crois que j'aurais essayé de te reprendre... et j'aurais causé ton mal... C'était mieux ainsi. J'ai dit : « Bon, j'entends bien. Il en sera fait selon votre demande. » Alors il m'a recommandé de ne pas te faire savoir qui il était, de te laisser croire qu'il était le patron de barque, un Anglais. Cela ne m'a plu qu'à demi. Mais je me suis toujours incliné devant le pouvoir des prêtres. Je pense qu'ils travaillent pour le Bien et qu'ils savent ce qu'ils font. Pourtant, cela ne m'a pas plu. Je gardais le sentiment qu'« on » te voulait du mal...

« T'a-t-il fait du mal ?

Elle secoua la tête.

– Non ! murmura-t-elle.

Maintenant, elle comprenait ce qui s'était passé dans l'esprit de Jack Merwin, le jésuite, quand il était debout sur le rocher et qu'il la regardait mourir. À Maquoit, il s'était assuré de sa personne pour la ramener à d'autres qui voulaient qu'elle fût écartée, séparée des siens, contestée, anéantie. Et voici qu'à nouveau la mer cruelle semblait se charger de la faire disparaître. Tout était simplifié. Il avait dû songer « Dieu le veut ! » et il avait croisé les bras sur sa poitrine, refusant de tendre une main salvatrice. Mais c'est une chose que de dire d'un être : « Il doit mourir », et c'en est une autre que de le regarder se débattre avec la mort.

Il n'avait pas eu le « saint » courage d'assister jusqu'au bout à son agonie, de la voir disparaître sous les flots et ne jamais reparaître.