Il avait plongé.
– Mes bailleurs de fonds, à Paris et à Caen, appartiennent à la Compagnie du Saint-Sacrement, commentait Colin. J'ai fait promesse de servir les missionnaires des nouvelles contrées où j'allais prendre souche. Mais je ne pensais pas que le morceau serait si dur à enlever. On m'avait assuré que la région de Gouldsboro était vierge d'établissements anglais.
– Nous ne sommes pas un établissement anglais, dit Angélique. Cette terre appartient à mon mari du fait qu'il est le premier occupant et qu'il l'a fait prospérer.
– Pourquoi l'avez-vous épousé, ce seigneur de Gouldsboro ?
Angélique se sentit découragée à l'avance de lui fournir la réponse. C'était une trop longue histoire, et puis, elle s'apercevait que tout ce qui touchait à l'intimité de leur vie, à Joffrey et à elle, lui était trop sensible et qu'elle répugnait à matérialiser par la parole ce qui n'appartenait qu'à eux seuls, Joffrey de Peyrac et Angélique de Sancé, ce qui était leurs rêves à tous deux, leur drame premier, leurs épreuves, leurs combats et leurs défaillances, leur bonheur enfin, tout ce qui nouait entre eux ce lien intangible, leur vie commune, leur barque à eux sans cesse menacée, ballottée et où, depuis si longtemps déjà, ils se tenaient enlacés, enlacés, oui, malgré tout enlacés, et personne ne pourrait les séparer, jamais les séparer. « Personne, non personne », songea-t-elle en regardant ardemment le ciel aux nuées nocturnes frangées d'or par la lune. Et, pour la première fois depuis la veille au soir, elle souffrit atrocement comme si le coup qui avait frappé son visage venait enfin d'atteindre son cœur, après un long cheminement parmi les zones inconscientes de l'espérance. Joffrey !... C'était fini. Il la détestait, la méprisait, ne croyait plus en elle.
– Pourquoi l'avez-vous épousé ? insistait Colin. Quel peut-il être, cet homme, pour qu'une femme comme vous éprouve le désir de lier son existence à lui et le courage de le suivre jusqu'en ces contrées perdues ?
– Oh ! Qu'importe, fit-elle avec découragement. C'est mon époux et il est plus que tout pour moi au monde malgré les faiblesses qui peuvent m'habiter et me trahir parfois.
Ils restèrent longtemps silencieux.
– Vous savez comment me prendre, dit enfin Colin Paturel avec une ironie amère. Le respect des serments sacrés !... Vous avez trouvé cela et c'était la seule chose qui pouvait m'arrêter. J'y suis resté fidèle malgré mes défaillances... On n'a pas versé son sang pendant douze années pour rester fidèle à son Dieu sans avoir fini par s'attacher à lui plus sûrement qu'à tout ce qu'on peut trouver de bon sur la terre. Qu'il me fasse signe... Halte, Colin ! Ton maître a parlé.
Il ajouta à mi-voix, avec une foi profonde :
– Et je sais reconnaître quand Il me fait signe.
Moins simple que Colin et égarée sur des chemins plus divers, Angélique admettait plus difficilement cette intrusion du divin dans la logique – ou l'illogisme – de ses actes.
– Sommes-nous si fortement attachés aux enseignements de l'enfance qu'ils continuent à nous diriger malgré nous, surtout malgré nous, en somme ? dit-elle. Aurions-nous seulement la crainte des choses apprises ?
– Non, dit Colin, il n'y a pas que les choses apprises pour nous diriger. Heureusement !... Mais il y a des moments où l'homme se trouve placé, qu'il le veuille ou non, dans la trajectoire de la vérité. Il serait aussi difficile de l'empêcher de la suivre que d'empêcher une étoile de traverser le ciel.
Discernant sur la physionomie d'Angélique un air d'absence :
– M'écoutez-vous ? interrogea-t-il avec douceur.
– Oui, je vous écoute. Colin Paturel. Vous parlez si bien. Que de choses vous m'avez enseignées et qui sont restées gravées dans mon cœur...
– J'en suis heureux, madame, mais les paroles que je viens de dire, c'est, je m'en souviens, le Grand Eunuque qui me les avait enseignées. Osman Ferradji, le grand diable noir qui vous gardait dans les harems de Moulay Ismaël. Souvent, à Miquenez, le roi me faisait appeler, me faisait asseoir avec mes haillons crasseux sur ses coussins dorés. Et ensemble nous écoutions parler Osman Ferradji. Quel grand sage que ce Nègre ! Quel grand bonhomme ! Il a influencé mon âme plus que nul être au monde. C'était un mage.
– Que je l'aimais ! Que je l'aimais ! s'écria Angélique traversée d'une nostalgie poignante à ces évocations. Ce fut mon ami plus qu'un autre.
Elle s'interrompit, frappée au cœur, car, sortant des limbes, lui revenait le souvenir que c'était la main de Colin lui-même qui, pour la sauver, elle, Angélique, avait tué le noble Eunuque d'un coup de poignard dans le dos.
– Taisons-nous, dit Colin à mi-voix. Taisons-nous, ces souvenirs vous font mal. Vous êtes lasse, et nous sommes loin maintenant, très loin de ces lieux, et plus loin encore sur le chemin de nos existences. Si encore je pouvais me dire que je me suis avancé, que j'ai marché quand même vers quelque chose, au cours des années qui ont suivi Ceuta... Pas seulement reculé, gâché ce que j'avais engrangé au bagne de Dieu.
– On avance toujours quand on souffre et que, malgré cela, on ne renonce pas, on ne succombe pas, on ne tourne pas définitivement le dos au bien, dit Angélique avec ferveur.
Songeant à ce long tunnel plein de chutes et de relevées qu'elle avait elle-même parcouru loin de Joffrey, elle se sentait le droit d'encourager Colin.
– Vous n'êtes pas aussi malade que vous le déclariez tout à l'heure, Colin, mon cher, cher ami. Je le sais. Je le sens. À chaque instant, il me semble que l'ancien Colin va renaître devant moi, dans sa grandeur, dépouillant les oripeaux de Barbe d'Or, et je le vois même plus grand encore, plus fort, plus prêt à accomplir la tâche qui l'attend...
– Quelle tâche ?... Sinon celle de me faire pendre haut et court comme un vulgaire brigand des mers.
– Non, non, pas toi, Colin ! Cela ne sera pas. Ne crains rien, ne crains plus. Je ne sais comment les choses vont s'arranger, mais je sais que Dieu te sera fidèle, tu verras. Il ne peut pas t'abandonner, toi qui as été crucifié pour Lui...
– Il m'a pourtant abandonné bien longtemps.
– Non, non, ne doute plus, Colin, toi qui es si croyant, c'est l'essence même de ton être... Ce n'est pas en vain qu'il a mis en toi tant de choses inestimables. Tu verras... Moi, je ne doute pas de toi.
– Oh ! Toi, toi, tu es adorable, fit-il sourdement, et il la prit dans ses bras.
Angélique frémit de la racine des cheveux à la plante des pieds. Dans son désir infini de porter Colin, comme une vague l'aurait porté vers ces rivages où il se retrouverait enfin tel qu'en lui-même, elle avait parlé avec feu, levant vers lui son visage irradié de ce regard admirable où il pouvait lire ce sentiment plus précieux à l'homme que toutes les fortunes de l'univers, la foi d'une femme. En lui, en sa force, en sa grandeur, en ses pouvoirs, en sa destinée transcendante.
Et maintenant, contre lui, dans le cercle magique de son étreinte, elle sentait son exaltation de tendresse se muer en un courant sauvage et voluptueux qu'elle reconnaissait avec terreur. Car le bras de Colin au creux de ses reins, ce bras d'acier trop souvent inconscient de sa puissance, la soudait à lui avec une passion irrésistible, et de ce contact renaissait l'attirance, comme une vague de fond, un élan torrentiel, doucereux, délicieux. De la tête aux pieds contre lui, elle renversa en arrière son visage dans la lumière du clair de lune, les yeux clos comme si elle allait mourir...
– Ne crains rien, ma vie, dit-il de cette voix profonde et basse, avec une nuance de cajolerie et qui lui parlait tellement au cœur... et aux entrailles, ne crains plus rien de moi, maintenant. C'est la dernière fois... je te promets, c'est la dernière fois que je te serre ainsi contre mon cœur. Mais je voudrais encore une réponse... As-tu pleuré, dis-moi... Avez-vous pleuré, madame du Plessis-Bellière, quand je m'en suis allé là-bas, à Ceuta, quand je vous ai tourné le dos pour vous quitter à jamais ?
– Oui, tu le sais bien, fit-elle dans un souffle, tu le sais bien... Tu l'as vu...
– Je n'étais pas sûr... Pendant des années, je me suis demandé... Ces larmes, ces larmes que j'ai vues briller dans les yeux de cette grande dame étaient-elles vraies ?... Étaient-elles pour moi ?... Merci, merci, mon amour...
Il l'étreignit intensément puis il la relâcha, l'écarta doucement. Il refusait de voir ses lèvres nacrées entrouvertes et qui tremblaient, offertes. Il se redressa, déployant sous le ciel lunaire sa haute taille d'Hercule.
– Maintenant, je sais ce que je voulais savoir. J'ai reçu toutes les réponses. Et de ta bouche ! De ta bouche !... Il me semble que je respire mieux. Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'avais perdu. Va ! Va maintenant, il faut te reposer, tu n'en peux plus.
Et comme elle vacillait, il la prit par les épaules, l'appuyant contre lui avec une tendresse infinie, et il la reconduisit près du feu. Elle se laissa tomber plutôt qu'elle ne s'assit sur le sable. Il ranima un peu les flammes, puis s'en alla à l'autre bout de la plage où il s'allongea, invisible dans l'ombre projetée des arbres, afin de prendre un peu de repos à l'écart d'elle. Tout à l'heure, lorsqu'elle marchait le long de la grève, une vague plus longue avait encerclé les chevilles d'Angélique. Ses souliers étaient humides. Elle les rejeta, ramena ses pieds sous sa jupe et reprit sa posture frileuse, les bras noués autour de ses genoux. Le feu proche ne la réchauffait pas et elle tremblait encore.
« Comme mon corps est faible devant l'amour ! se dit-elle avec amertume et honte. J'ai eu tort de négliger si longtemps la prière. C'est elle qui donne la grâce de résister à ces surprises-là. »
Elle s'en voulait terriblement, se méprisait un peu. Toute une partie de la nuit, elle s'était sentie très raisonnable, capable de tenir à bout de bras la tentation malgré les souvenirs évoqués et la présence proche de Colin, et puis, tout à coup, cette houle chaude et avide !...
À ce point-là, même si on s'écartait à temps, c'était quand même une trahison. Contre ses genoux, elle dissimula son visage envahi d'une rougeur brûlante. Que la nuit était longue !
« Pardonne-moi, Joffrey, pardonne-moi, ce n'est pas ma faute. C'est parce que tu es loin... Je suis faible. Tu m'as trop bien guérie, trop bien ressuscitée, mon magicien. Ah ! il est loin le temps où je ne pouvais souffrir qu'un homme m'effleure sans tomber du haut mal... C'est ta faute aussi. Tu m'as rendu le goût des baisers, de... tout... Je suis faible aujourd'hui ! »
Elle lui parlait tout bas, pour conjurer la peur, et c'était à l'amant, à l'époux adorable et adoré qu'elle s'adressait, à celui qui l'avait serrée sur son cœur dans le creux du grand lit de Wapassou, tout au long de l'hiver, l'évoquant afin d'oublier l'homme terrifiant qui, hier au soir, l'avait saisie aux cheveux et frappée si durement.
« S'il apprend... s'il apprend seulement cette rencontre insensée, sur l'île toute la nuit... toute la nuit avec ce pirate qui n'est rien d'autre pour lui que Barbe d'Or, il me tuera, je n'y échapperai pas... c'est certain, il me tuera avant que j'aie eu le temps d'ouvrir la bouche... Ce que je serais incapable de faire une fois de plus comme hier soir... Oh ! mon Dieu, comme on est désarmé et comme on a peur quand on aime trop... Oh ! mon Dieu, aidez-moi... aidez-nous. J'ai peur... Je ne comprends plus rien à ce qui arrive... Je ne sais plus que faire... »
Malgré son angoisse présente, elle ne parvenait pas à regretter tout à fait le hasard de cette nuit qui les avait réunis, Colin et elle, seuls sur l'îlot du Vieux-Navire. Depuis qu'elle l'avait vu se redresser en disant : « Merci, petite. Tu m'as rendu ce que j'ai perdu », elle ressentait un soulagement, un allégement de sa conscience. Elle vivait ce temps où l'on doit se débarrasser des fardeaux du passé. Béni soit Dieu si, avant l'oubli, l'occasion de réparer se présente. Dans la plénitude des dons qui avaient fait d'elle une Femme, elle atteignait cet âge extraordinaire où, pour chaque femme, l'existence, tout en continuant sa course météorite, semble s'alléger, s'épurer, se renouveler dans l'apothéose d'une liberté de l'âme et de l'esprit, chèrement acquise, mais d'autant plus précieuse, où le poids des erreurs, qui n'étaient souvent que l'enseignement du dur métier de vivre, perd de sa densité. Licence est donnée de laisser en chemin les fardeaux du passé, d'oublier ce qui peut être oublié, de ne se souvenir que de la richesse de cette imparfaite et difficile aventure du plein temps de la vie.
Elle s'apercevait qu'elle avait longtemps traîné un remords inconscient à l'égard de Colin, son amant du désert.
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