Sanguinaires eux-mêmes pour la plupart, ayant à leur actif plus de tortures, de mains coupées, de malheureux pendus ou rôtis sur les barbecues des îles, car le soleil des Caraïbes fait flamboyer le goût du mal au cœur de l'homme, ils n'espéraient pour eux nulle mansuétude. Les meilleurs ne se félicitaient plus d'avoir voulu « se ranger ».
– Et nous qui comptions devenir colons et pères de famille ! Cette dernière campagne aura causé notre perte.
Dans le noir désespoir ou la grise résignation qui les habitait tour à tour, l'apparition d'Angélique fit lever une lumière. Le monde de l'homme est dur. Celui des aventuriers de la mer l'est plus encore. Aucune faille, aucune fêlure dans la rude carapace d'une existence vécue, le sabre-coutelas au poing, la soif de l'or au cœur et celle du rhum au gosier. Soudain, une femme remplissait le vide de leur cœur, se glissait entre eux, une femme qui n'était ni proie ni putain, et l'on n'avait pas le temps de se demander ce qu'elle était au juste qu'elle vous prenait en main, qu'on se retrouvait subjugué, sans autre alternative que de la respecter et de lui obéir humblement.
Pour tous, ce fut un soulagement de la voir pénétrer de nouveau, ce matin-là où Barbe d'Or venait d'être capturé, dans la grange, son sac de charpie et de remèdes à la main. Elle s'agenouilla au chevet des malades et se remit illico à panser et soigner. Quelques-uns émirent l'idée de s'emparer d'elle pour en faire un otage et sauver leurs peaux par un échange. On négocierait avec ces salauds de Gouldsboro et, suivant les résultats obtenus, on enverrait un doigt, un œil, un sein de la belle au mari, ce « sanguinaire » qui voulait tous les tuer, et ce serait bien le diable si, avec une telle manœuvre, on n'arriverait pas à sortir de là. Hein ! Dans une telle extrémité, est-ce que ce n'était pas une bonne chose à faire, et qu'on avait déjà faite... plus d'une fois ? Là s'arrêtaient les velléités d'exécution. Des yeux luisants suivaient la chevelure claire d'Angélique allant et venant dans la pénombre malodorante. Mais personne ne pipa ni n'ébaucha le moindre geste. Le jeune Barssempuy seul osa sortir de son mutisme pour lui poser une question :
– Est-ce vrai, madame, que Barbe d'Or a été attrapé ?
Angélique acquiesça en silence.
– Qu'adviendra-t-il de lui ? reprit le lieutenant d'une voix anxieuse. Il n'est pas possible qu'on l'exécute, lui, madame... C'est un homme tellement extraordinaire ! Nous aimons notre chef, madame.
– Son sort dépend des décisions de M. de Peyrac, répondit sèchement Angélique. C'est lui le maître.
– Oui ! Mais c'est vous la maîtresse, s'écria le timbre de crécelle grinçante d'Aristide Beaumarchand. À ce qu'on dit...
Aussitôt, sous le regard fulgurant d'Angélique, il se recroquevilla, les bras croisés autour de son ventre qu'il protégeait sans cesse comme une femme enceinte qui craint d'être battue protège son précieux fardeau.
– Toi, tu ferais mieux de te taire, lui lança-t-elle froidement, je finirai par t'égorger.
Les autres riaient dans un accès de détente. Ayant achevé sa besogne elle les quitta. Elle ne se sentait pas d'humeur à plaisanter avec cette canaille, mais sitôt la porte refermée, elle ne leur en voulait déjà plus.
Quoiqu'elle se raisonnât et s'en défendît, elle finissait toujours par s'attendrir sur des hommes blessés ou vaincus. Brigands ou soldats, coureurs de bois ou matelots, dès qu'elle les avait soignés, elle ne pouvait s'empêcher de les aimer. Cet attachement irrésistible lui venait de la connaissance qu'elle acquérait d'eux à se pencher sur leurs douleurs. L'homme malade est vulnérable. Volontiers alors il s'abandonne et se livre, et s'il résiste il est aisé de le circonvenir. Au delà d'un caractère aigri, farouche et peu malléable, mais qui, affaibli, a perdu ses armes, Angélique finissait toujours par atteindre le cœur simple et très enfantin. Lorsqu'ils étaient remis sur pied, elle les gardait à sa merci. Ils sentaient, parfois effrayés, que désormais elle les connaissait mieux qu'eux-mêmes. Dehors, elle donna des ordres de faire porter aux prisonniers des damiers de tric-trac, des cartes à jouer et du tabac pour pétuner, afin de rendre les heures de leur captivité moins pesantes.
Chapitre 8
Autre chose était-ce d'affronter les dames de Gouldsboro ! Là, pas de quartier ! Elle le savait, pas de défaillances à espérer. Leur vertu sécrétait l'esprit de justice et de condamnation par nature et doué d'un renouvellement de virulence quasi miraculeux que rien ne pouvait tarir. Mais à celles-là aussi, elle devait fermer la bouche avant que le flot de fiel les ait tous roulés dans une boue d'amertume, dont rien de possible ne pourrait renaître. Avant de pousser la porte de l'Auberge-sous-le-fort, où elle les pressentait rassemblées, Angélique eut une courte hésitation qui prit la forme d'une instinctive prière au Ciel ; et naturellement elles étaient toutes là, en cottes sombres et bonnets blancs. Mme Manigault trônait, plus imposante que jamais, Mme Carrère s'affairait, Abigaël Berne se tenait de l'autre côté de la cheminée, pâle et digne, une expression de résolution inscrite sur son beau visage de madone flamande. L'entrée d'Angélique semblait avoir interrompu une discussion où, une fois de plus, Abigaël devait déplaire à ses compagnes par la bénignité de ses avis.
– Madame Carrère, dit Angélique en s'adressant à la patronne des lieux, veuillez avoir l'obligeance de me faire porter à dîner dans l'appartement du donjon. Je vous demanderai également de me mettre à chauffer une bassine d'eau pour mes ablutions.
« Toute l'eau des rivières ne peut laver l'âme coupable et toutes les nourritures terrestres rassasier celle qui se meurt d'avoir offensé le Seigneur », cita Mme Manigault à la cantonade. Angélique reçut la flèche du Parthe, mais elle l'attendait.
Au delà de son exaspération, de son irritation envers les commères, elle savait que ces femmes qu'elle ne pourrait s'empêcher de considérer comme des amies étaient prises entre des attitudes contraires et qui les désolaient.
Derrière l'intransigeance des dames de Gouldsboro pour la conduite présumée scandaleuse d'Angélique, il y avait l'indignation de voir trahir un homme pour lequel toutes, plus ou moins, nourrissaient une profonde admiration, voire un petit sentiment. Sentiment mitigé, dissimulé, mais sentiment, tout de même ; chez ces Huguenotes aux cœurs sensibles sous la glace de l'éducation première.
Le « Je l'avais toujours dit » de Mme Manigault avait beau jeu, en ces jours, de se répandre et de s'étaler comme un calicot tendu en travers des rues en un jour de Fête-Dieu papiste !
N'avait-elle pas toujours dénoncé Angélique, la servante de maître Berne, comme une dangereuse perturbatrice !...
À quoi Abigaël rétorquait que le comportement actuel de Mme de Peyrac prouvait que sa conscience ne lui reprochait rien.
– Une orgueilleuse ! ripostait Mme Manigault, je l'ai toujours dit !
« Et puis, que savait-on sur ce qui s'était passé réellement », repartaient les fidèles d'Angélique ?
... Des bruits colportés, des allusions, des sous-entendus... Le Suisse qui avait parlé était ivre lorsqu'il avait tenu les propos outrageants pour elle, MM. Manigault et Berne en témoigneraient eux-mêmes ?... Or, voici qu'Angélique venait d'apparaître et se tenait droite parmi elles, répondant par un sourire un peu dédaigneux à l'allusion jetée par Mme Manigault. Proche d'elles et si différente, telle qu'elle était déjà lorsqu'elle partageait leur existence persécutée à La Rochelle.
Et elles se souvenaient qu'Angélique avait couru avec elles sur la lande pour échapper aux dragons du roi, les entraînant pour les sauver...
– Voici un beau prétexte et une belle vérité, dit Angélique, en toisant l'auguste dame d'un regard tranquille, et je crois que c'est à moi que vous le donnez à méditer, n'est-ce pas, chère madame Manigault ? Je vous en remercie, mais pour lors, il s'agit moins de rassasier mon âme, coupable ou non, que de réparer mes forces. Depuis deux jours que je suis arrivée dans votre établissement de Gouldsboro, mesdames, je vous ferai remarquer que je n'ai eu qu'un épi de maïs à me mettre sous la dent. Ce qui ne témoignerait pas pour la bonne hospitalité que l'on trouve chez vous si je ne savais point les soucis et besognes qui nous ont toutes accablées depuis hier avec batailles et blessés. En demandant à me restaurer je n'ai donc fait qu'exprimer des aspirations très naturelles que vous semblez également éprouver, mesdames.
Or, une partie de ces bonnes Rochelaises se trouvaient en effet attablées devant un confortable ragoût et des gobelets de vin. Partagées depuis la veille entre les soins à donner à leur maison, leurs enfants, leur ferme et les blessés de la bataille, elles étaient, elles aussi, à bout de forces et avaient profité d'une accalmie pour venir se réconforter dans l'accueillante auberge de Mme Carrère. Prises en flagrant délit de non-austérité, elles restèrent interdites, la cuillère en main.
– Je vous en prie, je vous en prie, insista Angélique, condescendante, ne vous dérangez pas pour moi. Continuez. Je ne vous jette nullement la pierre. Vous avez raison de vous restaurer, mes chères amies. Mais souffrez que la comtesse de Peyrac puisse en faire autant. Vous m'enverrez donc au plus tôt cet en-cas, madame Carrère...
« Abigaël, ma chère, pouvez-vous m'accompagner un instant ? J'ai quelques mots à vous dire en particulier.
Un pied sur la première marche de l'escalier qui conduisait à sa chambre, Angélique leva vers la femme de maître Berne un regard dépouillé.
– Abigaël, doutez-vous de moi ?
Son masque craquait, son épuisement se faisait jour. Abigaël eut un élan vers elle.
– Madame, rien ne peut altérer l'amitié que j'ai pour vous si vous n'y voyez pas d'offense.
– Vous intervertissez les rôles, ma douce Abigaël. C'est à moi que votre amitié a toujours été précieuse. Croyez-vous que j'oublierai jamais comme vous fûtes bonne à mon égard lorsque j'arrivai à La Rochelle avec mon enfant dans les bras ? Vous ne vous êtes pas montrée méprisante pour la pauvre servante que j'étais alors. Quittez donc ce ton révérencieux qui ne sied pas entre nous. Et merci de ce que vous venez de me dire. Vous me rendez courage. Je ne peux vous expliquer encore ce qui se passe mais rien n'est aussi grave que ce que les mauvais esprits veulent vous le laisser entendre.
– J'en suis intimement persuadée, affirma la fille du pasteur Baucaire.
Combien avait de charme, dans l'épanouissement de sa maternité proche, la chaste et pure Abigaël de La Rochelle !
Le bonheur l'avait encore ennoblie.
Ses yeux clairs affirmaient leur attachement. Angélique fléchit et, n'en pouvant plus, laissa aller son front contre l'épaule d'Abigaël.
– Abigaël, j'ai peur, il me semble que je suis prise dans un tourbillon infernal... que des menaces se lèvent de toutes parts... pour m'environner. S'il ne m'aime plus, que vais-je devenir ?... Je ne suis pas coupable... pas aussi coupable qu'on le dit... Mais tout se ligue pour me condamner.
– Je connais la droiture de votre cœur, dit Abigaël en passant une main apaisante sur le front d'Angélique. Je reste à vos côtés et je vous aime.
Entendant un bruit de pas, Angélique se redressa vivement. Personne, sauf Abigaël, ne devait la voir défaillir. Mais la bonté de celle-ci lui avait rendu des forces. Elle eut à l'endroit de son amie un clin d'œil complice.
– « Elles » voudraient bien me voir partir, n'est-ce pas ? fit-elle. Elles en ont déjà assez de ma présence de pécheresse à Gouldsboro ! Mais ne craignez rien, Abigaël. Je suis venue pour vous assister dans vos couches et je resterai près de vous tant que vous aurez besoin de moi, dussé-je affronter de leur part une vie d'enfer.
Hélas ! rien n'arrivait de ce qu'elle avait prévu. Elle avait rêvé de s'asseoir aux foyers de ses amies, d'échanger des nouvelles.
Puis on aurait visité les installations. On aurait examiné les comptes et organisé des fêtes auxquelles auraient été conviés les équipages des navires relâchant dans ce port. Il y a bien toujours quelque chose à fêter au cours de l'été. Vite ! vite, va le temps de la saison clémente. Il faut vivre au double, au triple, accumuler, engranger, échanger, et c'est la prolifération des humains vers les rivages, l'activité fiévreuse. Vite ! Vite ! Sitôt venu se refermera l'hiver. Mais rien ne ressemblait à ce qu'elle avait rêvé. Loin d'être une fête, ces jours d'été dévalaient comme un torrent bourbeux charriant des passions, des chagrins, des désespoirs, et se grossissant du flot de dangers mystérieux, d'heure en heure.
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