– Messieurs, leur dit-il en désignant de la main Colin Paturel, debout entre ses gardes, messieurs, je vous présente le nouveau gouverneur de Gouldsboro.

Chapitre 13

Dans le silence médusé et incompréhensif qui suivit cette déclaration, Joffrey de Peyrac se donna le temps de relever les fragiles garnitures de dentelle de ses poignets sur les revers de ses manches.

Puis il reprit avec sang-froid :

– M. d'Urville, qui a longtemps assumé cette tâche fort difficile, va être nommé amiral de notre flotte. L'importance et le tonnage de nos navires, tant de commerce que de combat, qui se multiplient et augmentent sans cesse, nécessitent la nomination d'un homme de métier à leur tête. De même, le développement pris en quelques mois par Gouldsboro, grâce en grande partie à votre activité et à vos industries, messieurs les Roche-lais, m'oblige à choisir comme gouverneur un homme ayant à la fois l'expérience de la mer et celle du gouvernement des peuples et des nations les plus diverses, car notre port, prenant peu à peu une place primordiale et unique pour la contrée que nous nous sommes librement choisie, c'est le monde entier que nous allons y recevoir désormais.

« Or, sachez que nul n'est plus apte à faire face aux mille embûches qu'un tel rôle va susciter pour nous tous que l'homme que je vous désigne aujourd'hui, et entre les mains duquel je remets, avec une entière confiance, le sort de Gouldsboro, de son éclat, de sa prospérité et de sa grandeur future.

Il s'interrompit, mais aucune voix ne fit écho à la sienne. Il n'avait plus devant lui qu'une assemblée de personnages pétrifiés.

Parmi ceux-ci, Angélique n'était pas la moins frappée. Les paroles de Joffrey lui entraient dans l'oreille comme une suite de sons, mais leur signification ne lui parvenait pas. Ou, plutôt, elle en cherchait encore vainement le sens, un autre sens qui signifierait que Colin devrait être pendu.

Devant le tableau qu'offraient toutes ces bouches ouvertes et ces yeux écarquillés, Joffrey de Peyrac ébaucha un sourire sarcastique.

Puis il reprit :

– Cet homme, vous le connûtes sous le nom de Barbe d'Or, corsaire des Caraïbes. Mais sachez qu'auparavant il fut douze années le roi des captifs chrétiens de Miquenez, au royaume de Maroc en Barbarie, dont le souverain pressurait durement les chrétiens et qu'à ce titre le sieur Colin Paturel ici présent régenta durant douze années un peuple de milliers d'âmes. Ces gens issus de tous les rivages du monde, parlant toutes langues, pratiquant les uns et les autres des religions diverses, abandonnés à leur misérable condition d'esclaves sur une terre étrangère, hostile et musulmane, esclaves sans recours et sans secours contre les sévices qui les accablaient et les tendances au mal qui les rongeaient, trouvèrent en lui pendant douze ans un guide sûr et indomptable. Il sut en faire un peuple fort, digne, uni, luttant contre les tentations du désespoir et de l'abjuration de sa foi du baptême.

Alors Angélique commença de réaliser la vérité : Colin ne serait pas pendu. Il vivrait, il régnerait de nouveau.

C'était de lui que Joffrey parlait lorsqu'il disait : « Il saura vous guider par sa sagesse... »

Alors la paix entra en elle, mêlée à une douleur sous-jacente aiguë. Mais il y avait d'abord la paix, et elle buvait littéralement les paroles qui tombaient des lèvres de son mari, en proie à une émotion qui la jetait hors d'elle-même et amenait enfin des larmes à ses cils. Était-ce cela qu'il lui demandait hier soir avec tant d'insistance, dans la chambre du Conseil, et à quoi Colin opposait des refus si farouches ? Puis il avait incliné sa tête lourde et il avait dit oui.

– Sans être ici en servitude comme les chrétiens de Miquenez, reprenait Joffrey, nous n'en sommes pas moins en butte à des épreuves analogues : abandon, animosité mutuelle, danger de mort constant. Il saura vous aider par sa sagesse à les affronter, de même qu'il vous guidera dans vos échanges avec les nations avoisinantes, car il parle l'anglais, le hollandais, l'espagnol, le portugais, l'arabe, voire le basque. Natif de Normandie et catholique, il vous sera précieux également dans vos relations avec les Français d'Acadie. Monsieur d'Urville, voulez-vous avoir l'obligeance de répéter dans votre porte-voix l'essentiel de l'annonce que je viens de faire afin que chacun puisse la recevoir et méditer à loisir.

Pendant que le gentilhomme s'exécutait, les Rochelais sortaient enfin à leur tour de leur stupeur – assez motivée, il faut le reconnaître.

Ils commencèrent à s'agiter et à murmurer entre eux.

Dès que la répétition de l'annonce fut terminée, Gabriel Berne s'avança.

– Monsieur de Peyrac, vous nous avez déjà fait avaler pas mal de couleuvres. Mais celle-là, je vous en avertis tout net, ne passera pas. D'où tenez-vous d'aussi complets renseignements sur cet individu dangereux ? Vous êtes-vous laissé berner par ses racontars de vagabond hâbleur, comme ils le sont tous, ces pirates vivant du bien d'autrui ?

– J'ai connu moi-même l'œuvre de cet homme lorsque j'étais en Méditerranée, répliqua Peyrac. Et je l'ai vu attaché aux colonnes de la flagellation, payant pour ses frères qui avaient osé ouïr la messe une nuit de Noël. Plus tard, il fut crucifié par les mains à l'une des portes de la ville. Je n'ignore pas que le sieur Paturel n'est point désireux de me voir rappeler ces faits anciens, mais je vous les citerai néanmoins, messieurs, afin que vous soyez rassurés dans votre piété. Je mets à votre tête un fier chrétien qui a déjà su verser son sang pour sa foi.

Le murmure des Rochelais s'amplifia. Les supplices soufferts dans la foi catholique n'avaient a leurs yeux aucune valeur et ce n'est pas comme cela qu'on les aurait. Au contraire. Ils y voyaient plutôt l'entêtement d'un esprit borné attaché à de superstitieuses et diaboliques croyances.

Une rumeur passa et s'enfla :

– À mort ! À mort ! Traîtrise ! Nous n'acceptons pas... À mort, Barbe d'Or !

Colin, qui, jusqu'alors, était resté impassible et comme à l'écart du débat, debout entre les mercenaires espagnols, s'avança et vint se placer aux côtés de Joffrey de Peyrac. Les poings sur les hanches, il laissa tomber sur l'assemblée surexcitée son profond regard bleu.

Il y eut comme un recul devant sa massive présence, et les cris de mort s'affaiblirent peu à peu, puis moururent dans un silence atterré.

Berne réagit avec sa fougue habituelle. Il s'élança en avant.

– C'est de la folie, hurla-t-il, la main tendue vers le ciel pour le prendre à témoin de l'égarement qui les saisissait tous. Vingt fois devriez-vous le pendre, monsieur de Peyrac, rien que pour le tort qu'il a causé à Gouldsboro. Et vous-même, comte, oubliez-vous qu'il a attenté à votre honneur, qu'il a...

D'un geste impératif, Peyrac suspendit la phrase accusatrice qui ferait rejaillir sa boue sur Angélique.

– S'il méritait d'être pendu, ce ne serait pas à moi qu'il siérait de le conduire au gibet, déclarat-il d'une voix sourde mais sans réplique. La reconnaissance que je lui dois me l'interdirait.

– La reconnaissance ! ?... Votre reconnaissance ! ? À vous ?

– Certes, ma reconnaissance, appuya le comte. Voici les faits qui me l'engagent. Parmi les exploits que le sieur Paturel a à son actif, le moindre n'est pas celui de son évasion – odyssée qu'il tenta avec plusieurs captifs, affrontant les pires dangers afin de fuir le Maroc – évasion couronnée de succès.

« Or, parmi ceux qu'il aida ainsi à parvenir en terre chrétienne, se trouvait une femme, captive des Barbaresques, qu'il arrachait au sort terrible réservé aux malheureuses chrétiennes livrées aux mains des Musulmans. En un temps où mon propre exil et mon sort misérable me tenaient dans l'ignorance du sort des miens et ne me permettaient pas de venir à leur secours dans les dangers qu'ils couraient, abandonnés de tous. Cette femme était la comtesse de Peyrac, mon épouse ici présente. Or, le dévouement du sieur Paturel sauva la vie qui m'était précieuse pardessus tout. Comment pourrais-je l'oublier ? (Un mince sourire naquit au coin de sa lèvre couturée.)

« Voilà pourquoi, messieurs, oubliant les malentendus du présent, nous ne pouvons voir, la comtesse de Peyrac et moi-même, en cet homme qui fait l'objet de votre vindicte qu'un ami, digne objet de notre totale confiance et de notre estime. Dans ces dernières paroles qu'elle avait perçues comme en état second, une désignation frappait Angélique, l'éveillait comme un coup de fouet, la cinglait presque, tel un appel impératif de la voix rauque et apparemment sereine, lui enjoignant, lui ordonnant de se soumettre à ce qu'il en avait décidé, lui, de toute cette affaire.

« La comtesse de Peyrac et moi-même. »

Ainsi il l'englobait dans son plan, ne l'autorisait pas à s'y dérober, et son but souterrain lui apparaissait, effacer l'opprobre. Effacer l'insulte que sa femme et Colin lui avaient infligée publiquement. Qu'y avait-il entre eux ? Rien d'autre que des souvenirs d'amitié et de reconnaissance qu'il se flattait de partager lui-même. Il brouillait ainsi aux yeux des autres la nature des passions qui les déchiraient tous trois, travestissait les apparences. Elle-même n'avait-elle pas, d'instinct dans sa fierté, adopté la même attitude ? Les protestants seraient-ils dupes ?

Il faudrait bien qu'ils le soient ! Qu'ils fassent comme s'ils l'étaient. Joffrey de Peyrac avait décidé que Colin Paturel était homme digne de siéger à ses côtés pour le gouvernement de ses peuples, et qu'il ne pouvait avoir envers lui que des raisons de reconnaissance et d'amitié. Il faudrait bien que la foule se soumette à l'image qu'il lui imposait. Qui pouvait résister à l'intense volonté d'un Peyrac ?

Jamais Angélique n'avait senti autant sa poigne de fer sur eux tous, et littéralement les saisissant, les façonnant selon les lois de sa personnelle autorité. Elle en éprouvait une admiration subjuguée, mais où n'entrait aucune chaleur de sentiment, et sa souffrance se fit plus aiguë, plus clairvoyante.

C'était à « la comtesse de Peyrac » qu'il venait de jeter un ordre, mais il n'avait pas eu un regard pour elle tout au long de son explication, et à aucun moment sa voix n'avait marqué

cette intonation de tendresse qu'il ne pouvait retenir, naguère, lorsqu'il parlait d'elle, même à un étranger.

Les regards de tous allaient d'elle aux deux hommes, debout, côte à côte, sur l'estrade, et les lèvres tremblantes d'Angélique, la stupeur qui malgré elle avait traversé ses prunelles achevaient de déconcerter et d'inquiéter les esprits...

Colin, impassible, continuait à regarder au loin, au delà des têtes houleuses et agitées, les bras croisés sur sa poitrine. Telle était sa contenance impérieuse, et d'une noblesse extraordinaire, que déjà on ne le reconnaissait plus.

On cherchait ailleurs Barbe d'Or, le pirate débraillé, bardé d'armes et de méfaits sanglants. Près de lui, et comme semblant le protéger et le couvrir de sa puissance, le comte de Peyrac, dédaigneux mais vaguement souriant, guettait avec curiosité les effets de son coup de théâtre.

– Voyez-les donc tous trois, s'écria Berne d'une voix haletante, en désignant tour à tour les deux hommes et Angélique, voyez-les ! Ils nous dupent, ils nous trompent, ils se moquent de nous...

Il tournait sur lui-même en homme égaré, à demi fou, hors de lui. Il arracha son chapeau et le jeta au loin.

– Mais regardez-les donc, ces trois hypocrites ! Que trament-ils encore ?... Devrons-nous être toujours mystifiés par des êtres de cette espèce ? Oubliez-vous quelles papistes n'ont aucune vergogne ! Rien ne leur coûte lorsqu'il s'agit de réaliser les intrigues de leurs esprits tortueux d'idolâtres. C'est inconcevable ! Frères, accepterez-vous ces décisions iniques, ce jugement dérisoire, insultant ?... Accepterez-vous d'être placés sous la dépendance du plus vil individu que nous ayons eu à affronter, jusqu'alors ? Acceptez-vous de recevoir dans nos murs une racaille criminelle et débauchée qu'il prétend nous imposer comme colons ?...

« Et tes crimes, Barbe d'Or ! hurla-t-il, tourné d'un élan haineux vers Colin.

– Et les tiens, Huguenot ! riposta celui-ci en se penchant à son tour par-dessus la balustrade et rivant la lame bleue de son regard dans celui du protestant.

– Mes mains sont pures du sang de mon prochain, rétorqua Berne avec emphase.

– Que nenni... Nul d'entre nous ici n'a les mains pures du sang de son prochain. Cherche bien, huguenot, et tu le retrouveras le souvenir de ceux que tu as sacrifiés, tués, égorgés, étranglés de tes propres mains. Si loin et si profond que tu les aies enfouis, cherche bien, huguenot ; tu les verras revenir à la surface de ta conscience, tes crimes, avec leurs yeux morts et leurs membres raidis.