Par la grâce du Ciel, la question du soldat simplet s'était perdue dans le brouhaha des conversations, et le rire d'Angélique, éclatant, léger, aérien, avait détourné les hôtes du banquet de la personne d'Adhémar, pour les river à la séduction de cette gaieté soudaine, mais si charmante et fort bien venue.
Voyant qu'elle polarisait les regards, Angélique entraînait ses invités dans un tournoi de plaisanteries, de mots d'esprit et de calembours où elle essayait de justifier son hilarité excessive.
– Ne sommes-nous point plongés au sein de la licence, du dévergondage et de dangereuses turpitudes, mon frère ? demanda à ses coreligionnaires John Knox Mather, dont les regards extatiques brillaient comme ceux d'un martyr sur un bûcher environné de flammes.
– C'est en côtoyant de tels précipices sans y tomber que l'on reconnaît la force dont le Seigneur comble ses élus, répondait le révérend Patridge, sa voix caverneuse dominant les éclats de rire.
Ils n'avaient jamais été si heureux d'approcher de si près les rives du libertinage, et si satisfaits d'eux-mêmes et de leur propre résistance à la tentation. Le rire d'Angélique repartait de plus belle et parfois, dans l'effort qu'elle faisait pour se contenir, elle en pleurait presque. Entraînés par les boissons généreuses, la plupart des convives se mettaient sans difficulté au diapason.
Eh bien, tant pis si sa gaieté paraissait intempestive et déplacée. Le maître de Gouldsboro ne lui avait-il pas imposé ce rôle, à la face de tous, sans souci de son cœur déchiré et de ses tourments ? Il avait décrété qu'elle devait être la comtesse de Peyrac. Sans faille. Le drame qui les séparait devait être enfoui, nié. Et sans doute, cela lui importait moins qu'à elle. Elle ne savait plus ce qu'il pensait. Elle aurait presque préféré les éclats de l'autre soir à son indifférence apparente, cette sorte de détachement qui ne faisait plus d'elle qu'un pion à pousser sur son échiquier, cette soigneuse mise en place d'une comédie qui servait ses plans à lui seul. Il avait poussé le machiavélisme jusqu'à la faire asseoir à la droite de Colin. Si Colin avait été moins noble, il l'aurait moins troublée. Il aurait moins inspiré la chaleur de son cœur. Et, les nerfs à vif, elle ressentait le désir pervers de détruire la complicité qui s'était établie entre lui et Joffrey, de l'atteindre encore, d'essayer de nouveau son pouvoir sur lui. Et ses yeux brillants cherchaient son regard, et elle enrageait de n'y retrouver, lorsqu'il se tournait vers elle, qu'une impassibilité sereine, voulue mais inattaquable. Joffrey l'avait aussi isolée de celui-là. Il lui prenait tout, lui arrachait tout et la rejetait, totalement dépouillée. Ainsi se tourmentaient son cœur et son esprit égarés, tandis que, selon les apparences, elle offrait à ses hôtes la vision la plus enjouée, la plus exquise, mettant comme une apparition de lumière et de luxe à cette tablée rustique où des exilés cherchaient à revivre, dans leur pauvreté, les fastes du Vieux Monde.
Seul dans l'assemblée, Joffrey de Peyrac pouvait discerner ce qu'il y avait de tension, d'exaltation un peu forcée dans le rire d'Angélique.
De même que ses convives, il avait bien discerné dans les propos d'Adhémar une vague histoire de « scalps anglais » qui avait déclenché l'hilarité d'Angélique, mais, à leur imitation, le propos s'étant noyé dans le brouhaha des conversations, il avait préféré ne pas approfondir. On verrait plus tard. L'instant n'était pas aux enquêtes douteuses. Elle riait, mais elle souffrait. Troublé par sa beauté éclatante, irrité par sa hardiesse, la provocation de son fin menton orgueilleusement dressé, de ses yeux trop beaux levés vers Colin, et malgré lui, admiratif devant la promptitude avec laquelle elle avait relevé le gant qu'il lui avait jeté, fait face aux humiliations qu'il lui avait infligées, il ne parvenait pas à deviner à quelle source s'alimentait la souffrance qu'il sentait vibrer en elle. Pour l'avoir brutalement écarté de lui et rejeté dans les ténèbres, ce cœur féminin lui redevenait obscur. Il avait perdu la grâce d'y lire ouvertement. Entre eux s'était troublée la clairvoyance.
Il n'osait penser qu'elle souffrait précisément à cause de lui. La meurtrissure qui maculait son beau visage, et qu'elle réussissait mal à dissimuler sous des fards, le rendait circonspect. Angélique était orgueilleuse, de cet orgueil des femmes de haut lignage, mélange de fierté, de conscience de sa valeur et de son rang, qui, auraient-elles toute leur enfance mangé des châtaignes et marché pieds nus, les rend si difficiles à manier et à conquérir. Sentiment de la race humaine, tissé dans la chair même. Angélique pourrait-elle jamais oublier de quelle façon il l'avait traitée ?
Une inquiétude qu'il ne voulait pas se reconnaître le tourmentait depuis qu'il avait découvert son visage au lendemain de la soirée terrible, dans les fumées d'une matinée de bataille non moins dramatique. Il avait été saisi d'effroi. « Je ne croyais pas avoir frappé si fort », avait-il songé, atterré. Il constatait que jamais aucune femme n'avait eu le pouvoir de le jeter aussi hors de ses gonds. « J'aurais pu la tuer. »
Furieux contre lui-même, il lui en voulait doublement, et était-ce paradoxe de s'avouer aussi qu'elle l'attirait doublement...
Quand il posait les yeux sur elle, il ressentait cette grande houle, à la fois sentimentale et sensuelle, qui le portait irrésistiblement vers elle avec le désir de la prendre dans ses bras. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle. Gilles Vaneireick avait-il raison lorsque, cachant une philosophie assez riche sous sa faconde de bon vivant, il lui conseillait l'indulgence : « Croyez-moi, seigneur Peyrac, votre femme est de ces femmes qui « valent la peine » qu'on pardonne... »
Et il ne pouvait s'empêcher de songer que, malgré son abjection apparente, elle n'avait pas failli au rôle de « comtesse de Peyrac » que les circonstances exigeaient d'elle, s'était montrée sa digne compagne en tout durant ces trois journées douloureuses et décisives. De cela il lui serait toujours secrètement reconnaissant.
Et, la contemplant subrepticement, il ne pouvait s'empêcher en effet de voir que tout en elle « valait la peine » de pardonner. Non pas seulement la beauté, la perfection de son corps – abominable tentation et ce devant quoi il se serait le moins volontiers incliné – mais surtout ce qui était « elle », et qu'il éprouvait comme un trésor sans prix. Alors qu'il croyait la haïr, il s'était vu pris au piège de la valeur secrète et unique d'Angélique. Ce matin du combat sauvage sur le Cœur-de-Marie, lorsque, haletant d'avoir frappé, il s'était arrêté, sûr de la victoire enfin, mais constatant à quel point la bataille avait été meurtrière, spontanément il avait songé « heureusement, elle est à Gouldsboro !... ». Dès qu'ils avaient appris qu'elle était à Gouldsboro, les pauvres blessés avaient repris courage, même ceux qui ne la connaissaient que par ouï-dire. « La dame du Lac d'Argent ! La Française aux pouvoirs guérisseurs ! La Belle Femme ! Celle qui connaît tous les secrets des plantes... des secrets pour guérir... Elle a dans les mains quelque chose de magique, à ce qu'on dit... Elle est sur la plage, à ce qu'on dit... Elle va venir... Nous sommes sauvés... »
Tous les hommes l'adoraient !... Qu'y faire ?...
En ce moment, son rire de gorge l'enflammait et le torturait tour à tour, et le soumettait, comme tous les hommes présents, à un charme qui l'inclinait à l'indulgence, à une lâche reddition.
Tandis qu'il devisait avec ses hôtes, à la table du banquet, au fond de lui-même, dans un chatoiement, deux visages de femme se mêlaient. Les faiblesses d'Angélique ne pouvaient diminuer sa valeur humaine qui avait fini par le subjuguer – il s'en apercevait à la lueur de l'épreuve –sentiment si intimement lié au goût qu'il avait d'elle qu'il ne pouvait plus le dissocier de l'autre aspect féminin, dangereux et versatile qui éveillait sa colère. Il voulait détester la femme à la charnelle faiblesse, à la méprisable légèreté, et il souhaitait ardemment la présence de l'autre, son amie, sa compagne, sa confidente, son refuge charnel et délicieux. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle. Son corps réclamait sa présence avec une exigence qui le laissait désemparé.
Leur mésentente subite lui causait une blessure par laquelle il sentait fuir un peu de sa force nécessaire. Il dormait mal au cours des nuits impatientes et troublées. « Où es-tu, ma lisse, ma douce, ma blanche, ma moelleuse femme ?...
« Où est ton épaule nue où j'aime poser mon front ? Où sont tes doigts légers, tes doigts magiques, qui, parfois, osaient enserrer mon visage des deux mains pour l'incliner vers toi et le baiser aux lèvres, en un geste où je sentais l'irrésistible désir de l'amante, mais aussi la chaude tendresse possessive qui sourd au cœur des mères et dont nous gardons toujours une nostalgie particulière, nous autres hommes ! Tu commençais à avoir de moi, moins de crainte. Et puis tout a été détruit. »
Un soupir s'étouffait en la poitrine du comte.
Que pensait-elle là-bas à l'autre bout de la table ? Il ne savait plus. En ces derniers jours, il lui était arrivé d'hésiter sur des décisions à prendre, de douter de lui-même. Il n'y avait que pour Colin Paturel qu'il n'avait pas hésité. Colin, le roi des Esclaves, était l'homme qu'il attendait depuis longtemps. Et, dès qu'il le reconnut, il cessa de voir en lui le rival, décida qu'aucune « histoire de femme » ne le priverait de s'attacher un personnage aussi influent, né d'instinct conducteur de peuples.
Pourtant, c'était sur ce front rude, à la crinière léonine, qu'il avait vu de ses yeux Angélique poser sa main fine et caressante.
Dans l'île, quelle souffrance pour lui de croire à chaque instant le moment venu de la trahison !
Pourtant, dès que, au premier regard, dissimulé entre les arbres, il avait discerné la silhouette du pirate, il avait reconnu le roi des Esclaves de Miquenez. Cela expliquait tout, et cela rendait tout plus grave, plus tragique. Il avait toujours su qu'Angélique avait aimé cet homme, et d'une façon dont il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une intense jalousie. Car Colin méritait d'être aimé d'une telle femme.
À ce souvenir, le poison subtil s'infiltrait de nouveau en son cœur. Le plan qu'il avait ourdi et mis en place envers et contre tous lui paraissait dépasser les possibilités de ses forces. C'était vers Colin, en ce moment, qu'elle levait ses yeux admirables, cherchant une complicité dans ceux du Normand rigide, qui feignait, loyal vis-à-vis de Peyrac, de ne pas comprendre la provocation de son sourire éclatant. Il entendait sa voix prenante, un peu moqueuse.
– Monsieur le gouverneur, je crois me souvenir que, lorsque nous étions en Barbarie, vous me nommiez Angélique ? Reprendrons-nous ici ces coutumes fraternelles des captifs chrétiens ? La petite garce ! Non seulement elle affrontait l'opprobre à visage découvert, mais voilà qu'elle ripostait avec des armes acérées.
Il était bien sot de s'attendrir sur elle. Si elle souffrait, eh bien, qu'elle souffre ! Elle méritait une leçon.
Il reporta son attention sur sa voisine de gauche. Inès y Perdito Tenarès, voluptueux produit de sang caraïbe, espagnol, portugais, et dont le regard de jais surveillait jalousement son Gilles, beaucoup trop séduit à son goût par le charme de leur rieuse hôtesse. Peyrac posa un doigt sur le menton de la jolie métisse afin de l'obliger à détourner la tête de l'affligeant spectacle et à le regarder.
– Consolons-nous ensemble, senorita, lui dit-il tout bas gentiment en espagnol.
Chapitre 17
– Colin, il ne m'aime plus ! Il fait la cour à cette Inès. Je l'ai lassé.
Dans la pénombre du couloir, Angélique titubait contre l'épaule de Colin. La fête s'achevait. Un soir nuageux sur fond de ciel d'or versait sa lumière tourmentée sur le désordre de la plage où dansaient et riaient des groupes joyeux. Les gens s'attardaient dans la salle du banquet, rivés à leurs escabeaux. Il faudrait se soutenir mutuellement pour regagner les navires et les logis.
– Il ne m'aime plus... J'en mourrai... Jamais je ne supporterai qu'il aime une autre femme !
– Calme-toi. Tu es soûle, dit Colin avec indulgence.
Et lui-même, échauffé malgré sa résistance aux boissons, avait du mal à ne pas voir le monde à travers le brouillard léger de l'ivresse et à ne pas la prendre dans ses bras. Il avait quitté la salle du festin pour aller inspecter son équipage se disant : « Il faut que je surveille mes bonshommes. »
Mais Angélique l'avait suivi. Elle s'accrochait à lui, manifestement égarée par des prélèvements répétés au tonnelet d'armagnac, mais aussi par une douleur qui avait raison de sa résistance.
"La tentation d’Angélique Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "La tentation d’Angélique Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La tentation d’Angélique Part 2" друзьям в соцсетях.