– Hé ! Qu'allaient-ils faire par là ? s'exclama le comte.
– La tempête...
– Mais... il n'y a pas de tempête.
Et l'on s'étonne, en effet.
Certes, il vente dur et la mer est agitée, mais pour une fois le ciel est clair, et pour les navires au large, la côte avec ses feux de position doit être fort visible.
– S'agit-il d'un morutier ?
– Comment le savoir ?... Il fait trop sombre encore, mais l'on entend des cris à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Ma femme et ma fille sont déjà sur la plage avec la servante et le voisin.
Ainsi, à peine remis d'une journée de festivités, les habitants de Gouldsboro se retrouvent debout, ensommeillés et angoissés, dans une aube venteuse, à ouïr de la plage de la crique Bleue des cris lointains d'épouvante qui montent, tragiques, d'une pénombre grise où, par intermittence, on entr'aperçoit, là-bas, au ras des vagues, les mâts d'un vaisseau à demi englouti.
Angélique est présente avec la plupart des dames de Gouldsboro. Le navire en perdition est immergé jusqu'à la rambarde. Chose étrange, il ne coule pas encore et les courants à l'entrée de la baie le malmènent d'une extrémité à l'autre des presqu'îles qui en fermaient l'issue, où chaque fois l'on s'attend à le voir s'écraser et éclater comme une lourde barrique trop pleine, puis il repart en sens inverse, en balançant ses trois mâts où pendent et s'agitent des voiles mal gréées et des haubans inutiles. Pourvu qu'ils tiennent jusqu'à l'arrivée du chébec et du cotre de Gouldsboro qui, ayant à leur bord Joffrey de Peyrac et Colin Paturel, sont en train de contourner la pointe d'Yvernec pour les joindre par mer.
Le vent apporte des clameurs déchirantes, des appels au secours, d'autant plus angoissants que l'on ne peut apercevoir, par-dessus les crêtes de la houle, les occupants de l'épave. L'équipe de matelots et de pêcheurs qui est venue par terre de Gouldsboro s'est armée de crocs, gaffes, ancres, cordes et cordages.
Sous la direction d'Hervé Le Gall, trois d'entre eux montent à bord de la barque de pêche des Mercelot et font force rames.
Les autres s'égaillent le long des rochers afin de se tenir prêts à aider à aborder ceux des naufragés qui essaieront de gagner la côte à la nage.
– Je vais préparer des couverts, du potage, des boissons chaudes, décide Mme Mercelot. Viens, Bertille.
Angélique avait apporté des baumes et de la charpie pour panser des blessures probables, et une gourde de rhum. Elle allait suivre Mme Mercelot lorsque, à quelques encablures du rivage, une sorte de radeau fait de planches et de tonneaux mal joints surgit à leurs yeux du creux d'une vague. Un groupe de créatures échevelées s'y cramponnait en hurlant.
– Des femmes ! s'exclama Angélique. Oh ! Seigneur ! Le ressac les pousse vers les rochers. Elles vont s'y fracasser.
À peine achevait-elle ces mots que le radeau, comme animé par sa malice propre, se cabra et se jeta sur un écueil particulièrement aigu où il s'éventra, éclata et se dispersa en cent parcelles de bois, basculant sans vergogne tout son chargement à la mer. Par bonheur, la plage était proche. Angélique et ses compagnes se jetèrent aussitôt à l'eau jusqu'à mi-corps afin de secourir les naufragées.
Angélique empoigna une longue chevelure à l'instant où sa propriétaire disparaissait sous les eaux, dans les profondeurs d'un lit d'algues.
Elle réussit à maintenir la tête de la noyée à la surface et à la haler vers le rivage. Or, il se trouvait que c'était une énorme femme d'au moins cent quatre-vingts livres. Tant qu'elle eut à la tirer dans l'eau, Angélique ne s'en avisa pas, mais, dès qu'elle eut atteint le sable, elle se découvrit subitement attelée à un pesant fardier de pierres, et dans l'impossibilité de déplacer d'un pouce la masse inerte à laquelle elle se cramponnait.
– Aidez-moi donc ! criait-elle vers les autres.
Un matelot accourut. Ils en hélèrent un deuxième, puis un troisième et un quatrième.
– Bon Dieu de bon Dieu, qu'est-ce que cela peut bien avoir à faire sur la mer une femme pareille ! se plaignaient-ils. Quant on pèse autant, on ne s'embarque pas, on reste à terre comme un canon de forteresse.
Cependant, Mme Mercelot, sa fille, leur servante et leur valet avaient aidé les six autres personnes à aborder. Certaines tremblaient affreusement, claquaient des dents incoerciblement, d'autres pleuraient. L'une d'elles se jeta à genoux et fit le signe de la croix.
– Merci, bonne Sainte Vierge, de nous avoir sauvées, fit-elle avec ferveur.
Elles étaient toutes françaises, mais, à leur accent, ce n'étaient pas des Acadiennes.
– Et Delphine qui est encore accrochée là-bas ! cria l'une d'elles en montrant une jeune femme qui avait réussi à se hisser sur un récif.
Sans doute trop épuisée, elle gisait à demi inanimée, et une vague risquait de l'enlever de nouveau à tout moment.
Angélique courut jusqu'à elle en suivant le promontoire à découvert, l'aida à regagner la terre ferme.
– Mettez votre bras autour de mes épaules, ma chère, lui recommanda-t-elle. Je vais vous soutenir et vous accompagner à cette demeure que vous apercevez là-bas. Bientôt, vous vous trouverez auprès d'une bonne flambée.
La rescapée, une jolie brune aux yeux intelligents, paraissait de bonne famille. Elle eut le courage de murmurer de ses lèvres exsangues, avec un faible sourire :
– Merci, madame. Vous êtes très bonne.
– Ils arrivent !
Un cri d'espoir avait jailli à la vue des voiles blanches du chébec et du cotre, débordant la presqu'île de Cernek. Très vite, les deux sauveteurs se rapprochèrent du vaisseau moribond.
– Y a-t-il encore beaucoup de monde à bord ? s'informa Angélique près de la jeune femme qu'elle soutenait.
– Au moins une vingtaine de mes compagnes, je crois, quelques hommes d'équipage. Oh ! Mon Dieu, faites qu'ils n'arrivent pas trop tard.
– Non ! Non ! Voyez, nos navires ont déjà atteint l'épave, ils l'encadrent.
Le jour s'était levé et l'on pouvait suivre de loin les phases du sauvetage. Le Gall, qui revenait, sa petite embarcation chargée de femmes encore, affirma que toutes celles qui restaient là-bas avaient des chances d'être sauvées. L'épave coulait, certes, mais assez lentement, et l'on aurait le temps de faire passer les survivants à bord du chébec. Des Indiens du hameau avaient mis leurs canots à la mer. Eux aussi, ramenèrent des femmes, autant effrayées et glacées par leur situation que par les faces rouges emplumées. Et un moussaillon hirsute.
L'on vit les mâts soudain s'enfoncer, s'amenuiser rapidement. Les voiles blanches des deux embarcations de Gouldsboro louvoyaient en tous sens comme des oiseaux s'affairant autour de son agonie. Sur le rivage, les femmes refusaient de se laisser entraîner, les yeux rivés sur les derniers instants de leur navire.
Quand tout eut disparu, elles se mirent à sangloter et à se lamenter en se tordant les mains.
Chapitre 19
Dame Pétronille Damourt – avec un T, souligna-t-elle – la grosse femme qu'Angélique avait sauvée, sanglée dans les vêtements de Mme Manigault – ce qu'on avait trouvé de plus vaste en la place – assise en face du comte de Peyrac et de Colin Paturel, essayait de leur expliquer, en longs discours interrompus par de non moins longues périodes de sanglots, sa situation.
Elle avait été chargée, disait-elle – pour six cents livres comptant, précisait-elle fièrement – d'escorter un contingent d'une trentaine de « filles du roi » qu'on envoyait à Québec pour épouser les célibataires de l'endroit, colons, soldats ou officiers, afin de contribuer au peuplement de la colonie.
– Mais votre navire ne se trouvait pas sur la route de Québec, ma bonne dame, fit remarquer le comte, et vous en êtes même fort loin.
– Vous croyez ?
Elle regarda Colin, dont la physionomie simple lui faisait moins peur que celle de ce gentilhomme à l'allure espagnole qui venait de les recueillir. Colin lui paraissait plus apte à comprendre les tourments d'un cœur naïf et ignorant.
Il confirma la déclaration du comte de Peyrac.
– Vous n'êtes pas sur la route de Québec.
– Mais alors, où nous trouvons-nous ? On venait de nous annoncer les lumières de la ville quand le vaisseau a fait naufrage.
Elle les regardait tour à tour avec terreur et incrédulité, et les larmes coulaient en ruisseau sur ses joues adipeuses.
– Que va dire notre bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, quand elle apprendra cela ?... Oh ! Mais, c'est vrai, j'y songe, elle est morte, noyée... Quel affreux malheur ! Oh ! non, ce n'est pas possible. Notre chère bienfaitrice. Une sainte ! Qu'allons-nous devenir ?
Elle sanglota de plus belle, et Colin lui passa un mouchoir grand comme un torchon, car les marins sont gens précautionneux. Elle s'épongea, se calma à grand-peine.
– Pauvre chère dame ! Elle qui rêvait tant de donner sa vie pour la Nouvelle-France !
Elle reprit son récit d'assez loin. L'aventure semblait avoir commencé pour elle lorsqu'elle était entrée comme chambrière au service de la duchesse de Maudribourg. Quelques années plus tard le duc de Maudribourg mourait à soixante-quinze ans après une vie fort débauchée, n'en laissant pas moins à sa veuve une belle fortune. La noble veuve, dame Ambroisine de Maudribourg, qui avait supporté avec grande patience et vertu, au long de sa vie conjugale, les avanies, tracasseries et infidélités de son époux, trouvait, enfin, le temps venu de réaliser ses propres souhaits, à savoir : se retirer dans un couvent de son choix pour y attendre la mort dans la prière et les macérations, et aussi se consacrer, sous l'égide de savants et astronomes, à des études de mathématiques pour lesquelles elle avait l'esprit fort ouvert.
Elle entra donc comme chanoinesse au couvent des augustines de Tours. Mais, deux ans plus tard, son confesseur l'en tira en la persuadant que, lorsque l'on possédait tant de biens, l'on devait au moins les mettre au service de l'Église plutôt qu'à celui des mathématiques. Il sut l'enflammer pour le salut de la Nouvelle-France et la conversion des sauvages. Cependant, la veuve hésitait encore, lorsqu'un matin, étant bien éveillée, une grande femme, vêtue d'une robe comme de serge blanche, lui apparut et lui déclara distinctement : « Va en Canada. Je ne te délaisserai point. » Elle ne douta pas d'avoir vu la Sainte Vierge quoiqu'elle n'eût pu distinguer son visage, et dès lors se consacra de toute son âme à secourir les terres lointaines.
Elle avait le sens des affaires, une grande habitude du monde. Elle sut voir des ministres, obtenir les autorisations et forma une compagnie des Associés de Notre-Dame du Saint-Laurent, qui avait l'avantage d'être mi-commerciale, mi-religieuse et qui, tout en se mettant au service du roi, du gouverneur et des missionnaires, assurerait sa propre subsistance. Dame Pétronille, qui s'était attachée à cette bonne personne et l'avait même suivie en son couvent, désirait demeurer à son service malgré les perspectives de plus en plus inquiétantes que présentaient les projets de la duchesse.
Il fallut pourtant en arriver là. Monter un froid matin de mai sur cet univers branlant de planches et de toile qu'on appelle un vaisseau, transporter ses cent quatre-vingts livres dans les cales du monstre pour y souffrir mille morts moins par le mauvais temps que par l'humeur des filles qu'elle convoyait. Mais pouvait-elle laisser la pauvre duchesse seule et sans aide en face de tant d'inconnu et de périls ? Car Mme de Maudribourg, s'étant informée des besoins les plus pressés de la colonie, avait su qu'on y souhaitait des femmes pour les colons. En effet, les jeunes gens, là-bas, devaient être mariés, d'après ordre du roi, avant d'atteindre vingt ans. Faute de quoi, le père d'un récalcitrant damoiseau devait payer l'amende et se présenter tous les six mois devant l'autorité pour donner une justification à ce manquement. Récemment, l'intendant Carlon, homme à poigne, avait sorti une ordonnance interdisant aux Canadiens non mariés de chasser, de pêcher, commercer avec les Indiens ou s'enfoncer dans les bois sous un prétexte quelconque. D'Europe, le ministre Colbert ajoutait à l'ordonnance l'arrêté d'application que tous les objecteurs au mariage supporteraient un impôt spécial de célibataire. Ils seraient exclus de toutes distinctions ou de tous honneurs et porteraient, visiblement cousue à leur manche, une marque spéciale de leur infamie. À la suite de cette ordonnance, sur mille hommes célibataires à Québec, huit cents avaient pris les bois.
Peyrac était assez au courant de la question puisqu'il connaissait en Nicolas Perrot, Maupertuis et son fils, voire l'Aubignière, certaines des victimes directes de ces lois. Pour les deux cents fidèles qui restaient à Montréal et à Québec, résignés à leur sort, il fallait des femmes. Mme de Maudribourg voulut contribuer à cette noble tâche. Elle prit à sa charge un convoi de celles qu'on appelait des Filles du roi, les dota et, à l'imitation du « présent » royal que l'Administration était tenue de leur remettre, offrit la dépense de cent livres pour chaque fille, soit dix pour la levée, trente pour les hardes et soixante pour la traversée. Plus une cassette fermante, quatre chemises, un habit complet – manteau, jupe et jupon – bas, souliers, quatre mouchoirs de col, quatre cornettes, quatre bonnets, deux paires de manchettes, quatre mouchoirs de poche, une paire de gants de peau, une coiffe et un mouchoir de taffetas noir, sans oublier les peignes, brosses et autres menues merceries. Elles seraient ainsi chacune bien nanties pour plaire aux dociles célibataires qui les attendraient sur les quais de Québec en faisant la haie, dans leurs beaux atours et leurs gros souliers.
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