Après une petite réception générale et collation, aidant à un premier contact, elles seraient conduites dans quelque couvent de la ville, qui n'en manquait point, où les jours suivants elles recevraient au parloir les jeunes gens sous l'égide et le bon conseil des prêtres, des nonnes et des dames bienfaitrices.

– Comme vous le savez, M. Colbert est très difficile sur le choix de ces femmes que l'on envoie en Canada, insista Pétronille Damourt. À son exemple, nous avons pris soin de notre recrutement. Celles que nous avons emmenées sont toutes issues de légitimes mariages, les unes orphelines et les autres appartenant à des familles tombées dans la détresse. Mme de Maudribourg avait, de plus, fait fréter un navire. Le roi avait donné une bannière à son chiffre, et la reine des ornements d'église.

Dame Pétronille fouilla dans ses poches à la recherche des papiers qu'elle possédait, prouvant à ces étrangers inquiétants dans quelles pieuses et bonnes conditions s'était organisée l'expédition.

Elle voulait leur montrer les comptes exacts, car elle avait tout répertorié elle-même pour chaque fille et fait contresigner par l'huissier-jureur, et elle tenait ces papiers soigneusement rangés dans une enveloppe de toile gommée, avec la lettre de M. Colbert...

Se souvenant que les vêtements qu'elle portait n'étaient pas les siens et que cassette, habits et hardes devaient se trouver présentement au fond de l'eau, elle se remit à pleurer copieusement.

Il n'y avait plus grand-chose à tirer d'elle, sinon la certitude qu'embarquée au début de mai sur un petit navire de cent cinquante tonneaux faisant voile pour Québec, elle se retrouvait naufragée au début de juillet sur les rives du Maine, dans la Baie Française. Comment se nommait le capitaine du navire perdu ? Job Simon. C'était un homme charmant et si galant !

– Mais mauvais pilote, ce me semble, glissa Peyrac. Et où se trouve-t-il présentement, votre capitaine ? Où se trouvent les hommes d'équipage ? Le vaisseau était modeste, soit, mais forcément il devait bien y avoir une trentaine d'hommes à bord pour le manœuvrer. Où sont-ils ? Las !

On le sut bientôt. La mer rendit des corps mutilés, fracassés contre les rochers. Chaque crique, chaque fjord étroit en recelait, et des Indiens en apportèrent sur leur dos. On les rangeait sur le sable de la crique Bleue. Joffrey de Peyrac alla les reconnaître avec le mousse, un gamin breton qui savait à peine quelques mots de français. Le petit gars s'estimait heureux d'être sauf et d'avoir gardé sa cuillère de bois sculpté, le premier trésor du marin. Il racontait qu'il avait entendu la coque du navire se déchirer bien proprement sur une barrière d'écueils. C'est alors que le second avait fait mettre la grosse chaloupe à la mer avec quelques-uns des femmes et des hommes qui devaient aller chercher du secours au port de la ville.

– Quelle ville ?

– On voyait des lumières, on croyait qu'on était arrivé à Québec.

– À Québec ?

– Ben dame oui !

Chapitre 20

Cependant, Angélique, depuis le matin, n'avait cessé de prodiguer ses soins aux malheureuses rescapées de la crique Bleue. Après les hommes, les femmes. Après de fauves chairs poilues, des chairs douces, lisses et blanches. Cette différence mise à part, elle ne garderait pas moins de cette période confuse qui avait suivi son premier retour à Gouldsboro le souvenir d'avoir été faire un tour avec Dante dans les cercles infernaux que le poète affectionna et où il se plut à déverser les damnés dans un grouillement de chairs nues entremêlées. Après les blessés, les noyées. Après les jurons et les râles, les pleurs et les grincements de dents de la gent féminine.

Angélique se mettait à songer à sa douce et paisible existence de Wapassou comme à un paradis inaccessible.

Les Filles du roi avaient de quinze à dix-sept ans. Quelques-unes étaient des paysannes, mais la plupart venaient de Paris, car choisies parmi les orphelines de l'Hôpital général. Angélique reconnaissait leur accent vif, un rien gouailleur, qui apportait si loin, dans le grand vent d'Amérique, le relent des ruelles sinueuses, derrière le Châtelet ou le quai aux Fleurs, les odeurs de la Seine, les odeurs de rôtisserie et de boucherie, et comme le bruit des carrosses brinquebalant sur les pavés ronds.

Il y avait parmi elles quatre « demoiselles » de bonne naissance destinées au mariage avec les officiers, une Mauresque au teint de pain brûlé et une putain notoire et évidente prénommée Julienne.

Dès le premier instant, cette fille refusa grossièrement les soins d'Angélique, bien qu'elle parût souffrir, et se traîna à l'écart. Ses compagnes lui battaient froid car elle détonnait dans ce convoi de « fiancées » pour le Canada qui devaient toujours être choisies, selon les directives de M. Colbert, « dociles, bien faites, laborieuses, industrieuses et ayant beaucoup de religion ». Delphine Barbier du Rosoy, la jolie brune courageuse, insista là-dessus afin d'expliquer que cette fille n'aurait jamais dû se trouver en leur compagnie. La trop grande bonté de Mme de Maudribourg s'était laissé surprendre à son endroit.

– Vous pouvez parler, vous autres, les demoiselles, cria la Julienne qui l'entendit, en fait de bonté !... Il vous faut du satin à vingt livres pour vos affûtiaux alors que nous autres, de l'Hôpital général, nous nous contentons de toile de Troyes à trente sous l'aune.

Elle affichait des manières de poissarde, mais sa tentative de discorde fit long feu, car toutes les autres filles étaient en effet accortes, modestes et discrètes bien que très pauvres, élevées par les religieuses de l'orphelinat, et le naufrage les avait rapprochées de leurs compagnes plus aisées et plus distinguées. C'était Delphine du Rosoy qui avait eu l'idée de construire un radeau et les avait encouragées et soutenues aux moments les plus terribles. Angélique n'avait eu d'autre ressource, pour abriter ses protégées, que de les installer à leur tour dans la grange au maïs, laissée libre par la libération des prisonniers. Ceux-ci avaient regagné leur habitacle du Cœur-de-Marie.

Pour lors, ils rôdaient aux alentours de la grange, regardant tous ces cordées de jupons et de caracos qui flottaient au vent.

Le lieutenant de Barssempuy apporta entre ses bras une forme blanche abandonnée. Ses yeux brillaient d'une excitation fébrile.

– Je l'ai trouvée, expliqua-t-il, je l'ai trouvée là-bas, dans ces rochers bleus, comme une mouette blessée. Elle ressemble à mon rêve. C'est elle, j'en suis sûr. Je l'ai souvent vue en songe ; regardez comme elle est jolie.

Angélique jeta un regard sur le visage exsangue que tirait en arrière le poids d'une longue chevelure blonde alourdie d'eau de mer, de sable et de sang.

– Malheureux, cette fille est morte... ou c'est tout comme.

– Non, non, je vous en supplie, sauvez-la, dit le jeune homme. Elle n'est pas morte. Faites quelque chose pour elle, madame, je vous en supplie, vous qui avez des mains miraculeuses, soignez-la, ranimez-la, guérissez-la... Elle ne peut pas mourir, car c'est elle que j'attendais.

– C'est Marie-la-Douce, dirent les Filles du roi en se penchant sur la forme inanimée et sanglante. Pauvre malheureuse ! Il vaudrait mieux qu'elle meure. Elle était la suivante de Mme de Maudribourg et elle la considérait comme sa mère. Que va-t-elle devenir sans elle ?

Tandis qu'Angélique, aidée de la vieille Rébecca, entreprenait de ramener à la vie le pauvre corps couvert d'ecchymoses, les naufragées discutèrent ensemble des conditions dans lesquelles la duchesse avait perdu la vie. Elles convenaient que c'était en retournant dans l'entrepont pour y chercher l'enfant de Jeanne Michaud que l'on avait oublié.

Jeanne Michaud pleurait dans un coin. Elle était la plus âgée de la compagnie avec ses vingt-deux ans. Veuve d'un petit artisan en chaudronnerie, elle avait ému le cœur généreux de Mme de Maudribourg qui l'avait encouragée à venir en Canada, avec son petit Pierre de deux ans, où elle retrouverait plus facilement qu'en France un nouvel époux. Elle avait un certificat de bonnes mœurs délivré par son curé et qui prouvait qu'elle n'était pas mariée en France. Elle ne se souvenait de rien, sinon d'un réveil au milieu de ténèbres et de cris où elle avait cherché en vain l'enfant endormi à ses côtés. Elle ne cessait de gémir :

– C'est de ma faute. Mon enfant est mort et notre bienfaitrice s'est perdue pour le sauver. Une sainte, morte martyre !

– Et moi je trouve que vous faites bien des histoires pour cette satanée duchesse, s'écria grossièrement Julienne. La bienfaitrice, voulez-vous que je vous dise, c'était une emmerdeuse ! Moi, je la laisse volontiers aux anges du Ciel, s'ils en veulent : Elle m'a assez fait pâtir avec ses malices.

– Vous parlez ainsi parce qu'elle vous obligeait d'aller à la messe, dit sévèrement Delphine, et à prier et à vous bien conduire.

La fille poussa un éclat de rire rauque, puis coula vers la demoiselle un regard sournois et rusé.

– Ah ! Je vois. Vous vous y êtes laissé harponner, vous aussi, mam'selle du Rosier. Elle a fini par vous avoir avec ses patenôtres. Pourtant, au début, vous l'aimiez pas plus que moi. Mais elle a su y faire.

– Julienne, vous l'avez détestée dès le premier jour parce qu'elle cherchait à vous racheter. Or, vous détestez le bien.

– Son bien à elle ? Ah ! Ouiche ! Je le refuse. Voulez-vous que je vous dise ce qu'elle était votre duchesse ?... C'était une friponne, une salope...

La suite se perdit dans un concert de cris et de hurlements car trois ou quatre des Filles du roi se jetèrent sur Julienne dans un paroxysme d'indignation. L'autre se débattait, gesticulant de plus belle et mordant les mains qu'on essayait de lui plaquer sur la bouche pour la faire taire.

– Si, j'le dirai c'que j'pense... C'est pas vous qui m'en empêcherez, bougresses !

Sa voix s'éteignit, faiblit, et elle s'affaissa sur le sol, en pâmoison. Les assaillantes étaient déconcertées.

– Que lui arrive-t-il ? Nous l'avons à peine touchée.

– Je crois qu'elle s'est blessée dans ce naufrage, intervint Angélique, mais elle ne veut pas qu'on l'approche. Cette fois, elle devra bien se laisser faire.

Mais, à peine se penchait-elle sur l'irréductible, que l'autre se redressa avec un regard haineux.

– Me touchez pas, ou je vous massacre !

Angélique haussa les épaules et la laissa. Julienne se retira dans un coin, où elle demeura tapie comme une bête fauve.

– Jamais une fille comme celle-là n'aurait dû faire partie d'un convoi pour le Canada, répétèrent une fois de plus les demoiselles. À cause d'elle, on va nous prendre pour de ces vauriennes et laronnesses que l'on envoie à l'île Saint-Christophe... Nous, on est pauvres, mais point des échappées du bagne.

Marie-la-Douce ouvrait les yeux, de beaux yeux pervenche entre des cils blonds, et qu'habitait un indicible effroi.

– Les démons, murmura-t-elle, ah ! Je les vois, j'entends leurs cris dans la nuit... Ils me frappent !... Les démons !... Les démons !...

Chapitre 21

Sur une plage où elle poursuit, le soir venu, ses recherches, Angélique devine derrière elle une présence.

Elle se retourne. Et défaille.

L'animal mythique est là !

La licorne.

Dressée, la licorne incline orgueilleusement son encolure d'or et la longue pointe de ses naseaux « étincelle au soleil couchant comme du cristal ». La grève est minuscule, en demi-lune, cloisonnée par des bouquets d'arbres qui projettent hardiment leurs racines jusqu'à la lisière du varech. Elle s'ouvre sur le fjord étroit que l'on nomme la crique des Anémones car, de toutes couleurs, à l'été, elles y fleurissent. Or, sur le sable blanc et lisse, émergent le long cou et la tête de la LICORNE. Angélique croit rêver devant cette apparition et elle n'a pas la force de pousser un cri d'appel. À cet instant, un être hirsute, bramant comme un loup-marin, surgit des eaux. Il se rue en avant et ses clameurs emplissent la crique et réveillent les échos des falaises. Il passe en trombe devant Angélique, se jette devant la Licorne, les bras étendus.

– Ne la touchez pas, misérables ! Ne touchez pas à ma bien-aimée. Elle que je croyais perdue... Ah ! Ne la touchez pas ou je vous tuerai tous !...

Il est gigantesque. L'eau et le sang ruissellent de son visage barbu et hideux. En rigoles parmi ses vêtements haillonneux. Ses prunelles brillent d'un feu effrayant et fugace. Les hommes de Gouldsboro qui sont accourus, attirés par les cris, serrent en main leurs couteaux ou leurs sabres et le regardent avec appréhension.