– Rien du tout ! fulmina Angélique. Quel est ce vent de folie qui souffle sur vos têtes ?... Vous n'y couperez pas de plusieurs coups de garcette, c'est moi qui vous le prédis, des arrêts sur le beaupré et de la perte de votre commandement, Vanneau.
– Mais, m'dame, c'est à cause des autres.
– Quels autres ?
La brume commençant à se dissiper, Angélique aperçut alors un groupe d'hommes du Sans-Peur, le bateau flibustier de Vaneireick, et choisis parmi les plus patibulaires. La belle Inès, en madras de satin jaune, collier de corail autour de son cou ambré, paraissait les entraîner au combat.
– Lorsque j'ai appris que ces malappris du Sans-Peur entreprenaient d'importuner nos... enfin ces dames, c'est alors qu'avec quelques compagnons nous nous sommes portés à leur secours, expliqua Vanneau. Nous n'allions pas laisser ces cochons de pirates, ces flibustiers pain d'épice, ce rebut de potence mettre la main sur elles.
– De quoi te mêles-tu, gros tas de lard salé ? renchérit son adversaire qui gardait toujours sa longue dague luisante en main, et dont la langue s'embarrassait d'un fort accent espagnol. Tu connais la loi de la flibuste : aux colonies, toutes les femmes sont aux marins qui passent. Qu'on se batte, d'accord, mais nous autres, nous avons droit autant que vous à ce gibier-là.
Vanneau eut un geste de menace, qu'Angélique suspendit d'un seul regard, immédiatement, sans souci de la lame aiguisée qui virevolta à quelques pouces de son visage. Grondant, ronchonnant, houleux, les deux groupes des équipages se resserrèrent autour d'elle, s'affrontant du regard, s'envoyant entre les dents de solides injures dans toutes les langues de la terre.
Inès commença en espagnol d'inciter ses troupes à la rébellion, mais, elle aussi, Angélique la réduisit promptement au silence. Elle la soupçonnait d'avoir entraîné les hommes en cette expédition pour lui causer des ennuis à elle, Angélique, par jalousie enfantine. L'air insolent de la petite Espagnole ne l'impressionnait pas. Elle connaissait ce genre de femmes et savait comment les manier. Pas méchantes sous leurs dehors brûlants, dangereuses seulement par leurs façons d'exciter les mâles et de les pousser à n'importe quelle bêtise. L'intelligence des sens. À part cela, pas plus de raisonnement qu'un colibri. Elle savait comment prendre ces créatures hardies.
D'un seul regard, elle suspendit les harangues de la belle Inès, puis elle lui tirailla sa jolie oreille ornée d'un anneau d'or avec un sourire moqueur et indulgent. Sous cette intimation quasi maternelle, la fille baissa la tête, car ce n'était au fond qu'une petite métisse arrachée à son milieu indien et qui n'avait jamais reçu d'autres attentions que celles, intéressées, des hommes, une pitoyable courtisane des îles. La hautaine mais amicale condescendance d'Angélique la bouleversa et elle ne fut plus, soudain, qu'une gamine déconcertée. Privés de leur ardente animatrice qui avait su les persuader qu'ils ne risquaient rien à se lancer dans l'aventure et qu'elle saurait en convaincre leur capitaine, les hommes de Vaneireick oscillèrent, s'entre-regardèrent et commencèrent à se montrer moins farauds. Sur ces entrefaites, la brume acheva de se dissiper et le tableau apparut dans tout son éclat avec la grosse Pétronille Damourt, ses cheveux rares au vent, ses deux yeux pochés, car la pauvre dame avait essayé fort courageusement de défendre ses ouailles. Si elle n'était pas très alerte, au moins elle y avait mis le poids. Derrière elle, deux ou trois filles curieuses, en chemise, passaient des têtes effrayées, les autres s'étant réfugiées au fin fond de la grange. Delphine Barbier du Rosoy, très pâle, ses bras nus marqués de taches livides, essayait de ramener sur sa poitrine les lambeaux de son corsage arraché. C'était elle dont le cri affreux, lorsqu'elle s'était sentie saisie brutalement par des mains luxurieuses, avait éveillé Angélique. À ses pieds, un homme était étendu – un matelot du Gouldsboro, qu'on avait placé pour la nuit comme sentinelle à la porte du hangar et que les hommes du Sans-Peur avaient assommé avant de défoncer la porte. Cette suprême méchanceté, qui dénonçait bien leurs vilaines intentions, mit le comble à l'indignation d'Angélique. D'autant plus qu'elle apercevait parmi les vauriens quelques-uns de « ses » blessés qui, malgré pansements, blessures, bras ou jambes, ne s'en étaient pas moins sentis assez gaillards pour participer à l'expédition galante.
– C'en est trop ! s'exclama-t-elle, outrée. Vous méritez tous la corde. Vous n'êtes que de la racaille. J'en ai assez. Assez ! Si vous continuez, je vous laisserai en plan avec vos yeux crevés, vos tripes à l'air, votre pus et votre vérole. Je vous laisserai pourrir sur pied, je vous le promets... Mourir de soif, sous mes yeux, sans vous donner une goutte d'eau !
« Comment osez-vous vous conduire ainsi sur notre fief ! Vous n'avez pas d'honneur. Rien ! Vous n'êtes que de la charogne, tout juste bonne à être donnée en pâture aux cormorans... Je regrette de ne l'avoir pas fait lorsque l'occasion s'en est présentée.
Subjugués par la colère d'Angélique et la violence de ses images, intimidés par son air de reine courroucée, sa hauteur impérieuse qu'accentuaient ce jour-là la sévérité somptueuse de sa coiffure, sa robe de faille violet-aubergine – presque une robe de cour – l'éclat de son collier, et cette façon qu'elle avait de se redresser et de se draper dans son manteau de loup-marin, en les toisant comme des croquants qu'ils étaient après tout ; ramenés à leurs proportions de très minables individus, les hommes du Sans-Peur perdaient toute leur faconde, et Hyacinthe Boulanger ainsi que son ami Aristide commençaient à se défiler en douce.
– Monsieur Vanneau, vous avez eu raison d'intervenir, reconnut Angélique. Auriez-vous l'obligeance d'aller me chercher le père Baure et l'abbé Lochmer que j'aperçois là-bas, se rendant sans doute à leur première messe.
Lorsque les religieux furent présents et qu'elle les eut mis au courant de la conduite des matelots :
– Je vous les confie, messieurs les prêtres, conclut-elle. Essayez de leur faire comprendre qu'ils se sont conduits en mauvais chrétiens et qu'ils méritent une sérieuse pénitence. Pour moi, je dois aller instruire M. de Peyrac de l'affaire.
L'aumônier breton éclata en imprécations, promettant à ses administrés tous les supplices de l'Enfer, et le Récollet décida d'emmener les deux équipages à la messe, avec confession préalable.
Baissant la tête, les matelots remirent le couteau à l'étui et, traînant la jambe, le cœur dolent et repenti, suivirent les religieux vers le sommet de la colline.
Chapitre 23
Dans la cabine du Gouldsboro, Joffrey de Peyrac achevait de traiter des questions commerciales avec John Knox Mather, ses adjoints et l'amiral anglais. Colin Paturel l'assistait ainsi que d'Urville, Berne et Manigault. Des chandelles coulantes prouvaient qu'ils avaient travaillé depuis la prime aube, car le navire de Boston repartait avec la marée. Angélique se fit introduire par Enrico. Elle avait eu un certain mal à découvrir où son mari passait ses nuits. Sur le Gouldsboro, dans son antre du Pescalot. Au fond, elle était contente d'être poussée par les événements à agir, à se réintroduire dans leurs vies d'hommes. Puisqu'il ne l'avait pas chassée, elle reprendrait sa place, et il serait bien forcé de lui adresser la parole. Introduction à des explications qui dissiperaient les malentendus. Dans les premières heures du jour, Angélique se sentait en pleine force, et prête à reprendre en main son destin.
En la voyant, tous ces messieurs se levèrent, dans un silence dubitatif, car il se trouvait que pour chacun, avec des nuances diverses, cette femme hors du commun occupait leurs plus secrètes pensées. Ses apparitions donnaient chaque fois une saveur nouvelle à l'existence. D'une voix égale et nette, après les avoir salués, elle les mit au courant de l'incident qui venait de dresser les hommes d'équipage entre eux, les uns ayant décidé que les femmes étaient leur butin de piraterie, les autres que le Seigneur les leur envoyait à point pour convoler en justes noces.
– Hé ! Mais voilà une excellente idée, s'exclama Peyrac en se tournant vers Colin. Je reconnais que la miraculeuse présence de ces femmes peut être une solution au mauvais esprit d'une partie de vos hommes qui se sentaient frustrés à ce sujet. Monsieur le gouverneur, voilà une décision qu'il vous incombe de prendre. On ne peut en effet songer à acheminer le convoi de ces filles sur Québec, si tant est qu'elles devaient se rendre là. Nous n'en avons ni le temps ni les moyens actuellement. Je songeais à les envoyer à Port-Royal, mais la solution à laquelle vos hommes ont songé n'est-elle pas la plus sage, la plus avantageuse pour tous ? C'est une compagnie privée qui les convoyait et il se peut que personne ne veuille les prendre en charge dans les établissements français d'Acadie, déjà fort pauvres. Si elles souhaitent rester, c'est bien, nous les accueillerons comme épouses de nos colons français. Je vous abandonne la procédure de ce traité.
Colin Paturel se leva, en roulant des cartes et des parchemins qu'il enfourna dans les vastes poches de son justaucorps. Il était vêtu désormais avec une sobriété et une rectitude qui n'excluaient pas quelques accommodements de richesse inhérents aux exigences de son nouveau rôle. Son jabot et ses manchettes étaient soignés et des broderies soulignaient les revers des manches, le col et les poches de son vêtement de drap roux foncé, ouvert sur une veste longue en lin gris perle broché. Avec sa barbe taillée et son expression grave et concentrée, Angélique avait peine à le reconnaître. Un autre homme déjà, dont les larges épaules semblaient se trouver à l'aise sous les charges qui lui étaient octroyées. Il prit sous son bras son chapeau rond de castor orné d'une plume noire...
– Pour ma part, je suis aussi partisan de garder ces filles ici, déclara-t-il, mais Québec peut prendre ombrage d'un accueil qu'elle se réservait, cette ville. Et les gouvernants verront de notre part une capture. Cela ne risque-t-il pas d'envenimer vos rapports avec la Nouvelle-France, monsieur de Peyrac ?
– J'en fais mon affaire. S'ils se plaignent, je leur ferai remarquer qu'ils n'ont qu'à confier leurs convois à des pilotes qui ne les égarent pas à tous les antipodes. De toute façon, nos rapports avec la Nouvelle-France sont déjà en si difficile posture qu'un incident de plus ou de moins ne peut changer grand-chose à la situation. Tout et à tout instant peut être prétexte pour la guerre, comme pour la paix. Mais il reste un fait. C'est qu'aujourd'hui je ne les crains plus et que c'est à moi de décider ou non de notre bonne entente, et j'estime que si les vents ont poussé cette charmante cargaison vers nous au moment où nous le souhaitions, nous devons agréer ce signe du Ciel. Je partagerai volontiers sur ce sujet l'opinion de vos hommes.
– À propos, reprit Angélique, je voudrais bien que ce Gilles Vaneireick, son Inès et son équipage s'en aillent au diable. Ils nous embrouillent et nous compliquent la vie et s'ils n'ont rien de mieux à faire que se distraire à nos frais... J'ai réussi à les remettre entre les mains des aumôniers. Le temps d'une messe, ils se tiendront peut-être tranquilles, mais ensuite ?... Désolée, capitaine, fit-elle, s'apercevant de la présence du Dunkerquois, je m'en veux d'avoir parlé devant vous sans ambages, mais vous savez aussi bien que moi que vos hommes des Caraïbes ne sont pas des enfants de chœur et ne peuvent être supportés qu'à petites doses dans les pays ordonnés...
– C'est bien ! C'est bien ! gémit le flibustier. Je m'en vais, je suis blessé jusqu'au cœur, ajouta-t-il, une main douloureuse appliquée sur sa poitrine.
– Retournons à terre, conclut Peyrac.
*****
Angélique, montant la plage aux côtés de Vaneireick, essaya d'atténuer l'effet de ses paroles peu amènes.
– En d'autres temps, croyez, monsieur, que je m'enchanterais de votre compagnie car vous êtes fort aimable. Et je n'ignore pas que mon mari vous tient en grande amitié. Vous l'avez assisté jadis en maints combats, et il n'y a guère encore...
– Aux Caraïbes, nous étions frères de la Côte. Cela lie à jamais...
Angélique, en détaillant la silhouette un peu replète quoique fort agile de l'aventurier français, songeait que celui-là encore avait été mêlé à la vie inconnue de Joffrey. Eux avaient toutes sortes de souvenirs communs. Pas elle. Il connaissait aussi Cantor et en parlait souvent avec affection en l'appelant « le petit » ou « le gamin ».
Certes, en d'autres temps, comme elle l'affirmait sincèrement, elle eût aimé s'entretenir avec lui du passé de son mari et de son fils cadet, mais elle n'en pouvait plus. Elle l'avoua spontanément.
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