– Je suis lasse de soigner tous ces gens. Leur sort me tourmente, et je crains sans cesse que de nouvelles querelles fassent de nouveaux blessés.
Il lui adressa un coup d'œil complice.
– Et puis, dites aussi que votre petit cœur est blessé et que c'est cela qui vous ronge, hein ? Si ! Si ! Comme si cela ne se voyait pas... Tutt ! Tutt ! Je connais les femmes. Dites-moi, belle enfant, ce n'est pas bientôt fini cette fâcherie avec votre seigneur de mari ? Allons ! Allons ! qu'y a-t-il de si grave derrière ces fredaines ? Le Suisse a été trop bavard, j'en conviens ! S'il ne s'était pas trouvé là au mauvais moment, il ne resterait pas plus de tout cela qu'une plume au vent. Pas de quoi fouetter un chat, à, la réflexion. Vous avez donné un petit coup de canif dans le contrat ?... Soit ! La belle affaire !... Vous êtes trop séduisante, jolie dame, pour que cela n'arrive pas de temps à autre, par-ci par-là. Vous devriez aller le trouver et lui expliquer la chose.
– Hélas ! dit Angélique avec amertume, j'aimerais que mon mari partageât votre sérénité en ce domaine des sentiments. Car il est vrai qu'il m'est plus cher que tout au monde. Mais c'est un être secret et à moi-même... parfois, il me fait peur.
– Il est vrai qu'en ce qui vous concerne il est coriace comme un Anglais et jaloux comme un Sarrasin.
« Bien que vous me teniez en suspicion, savez-vous que je suis assez fort votre ami pour essayer de convaincre M. de Peyrac du peu fondé de sa rancune, ou plutôt de ce qu'elle a de déraisonnable lorsqu'il s'agit de vous ? J'essaie de lui faire entendre qu'il y a une certaine catégorie de femmes auxquelles un homme, même d'honneur, doit savoir pardonner. « Tenez, lui dis-je, moi, avec mon Inès... »
– Ah ! Je vous en prie, protesta Angélique avec humeur, ne me mélangez pas avec votre Inès.
– Et pourquoi pas ? Je sais ce que je dis : Toute noble dame que vous êtes et toute petite peste qu'elle soit, sortie d'un coquillage des mers chaudes, vous êtes l'une et l'autre de cette race exquise des femmes qui, par leur beauté, leur science de l'amour, et ce je ne sais quoi de mystérieux qu'on appelle le charme, font pardonner au Créateur l'aberration dont il a été victime le jour où Il décida de sortir Eve de la côte d'Adam.
« Or donc, lui dis-je, considérez qu'il y a des femmes auxquelles il faut savoir pardonner certains écarts sous peine d'être plus cruellement puni que la coupable elle-même. Partant du principe que lorsque l'on est favorisé dans le jeu de l'Amour au point d'avoir tiré la carte maîtresse, on ne doit pas négliger de tels avantages et en être reconnaissant aux dieux. Tant d'autres parcourent l'existence sans ne tenir jamais en main qu'un jeu médiocre...
– J'imagine assez bien comment mon irascible époux accueille vos raisonnements spécieux et immoraux, dit Angélique avec un sourire mélancolique.
Tout à l'heure, dans la cabine du Gouldsboro, il avait encore feint de l'ignorer. Par cette attitude, il la frappait chaque fois plus durement qu'il ne l'avait fait. Il suffirait de cette entrevue pour que ses élans de courage retombassent. Et, déjà, elle se sentait comme rompue ; que serait-ce, le soir venu, quand le jour ne lui aurait apporté aucun secours, et que ses terreurs l'assailleraient !
C'était tellement plus grave que ne se l'imaginait le brave Vaneireick. Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'elle ne supporterait jamais d'être repoussée par Peyrac. Elle en mourrait. La peur de ce risque retenait ses élans.
– Mais que lui avez-vous donc fait pour qu'il vous ait à ce point dans la peau ? s'écria Vaneireick en la couvrant de son regard charbonneux, soupçonneux, plein d'étincelles. C'est inimaginable !... Je ne l'aurais jamais cru si vulnérable, ce grand pirate pourtant nourri d'expériences, de science, de philosophie et de chance ! Il nous en imposait à tous là-bas aux Caraïbes, en l'île de Tortuga dans la mer du Mexique, et les femmes lui étaient d'autant moins cruelles qu'il n'y attachait aucune importance. Pourtant, à votre vue, je comprends... il a succombé. L'amour avec vous, cela doit être quelque chose... d'inoubliable, de prodigieux, de...
– Capitaine, calmez votre imagination, dit Angélique en riant. Je ne suis qu'une simple mortelle, hélas !
– Trop ! Trop simple mortelle. Juste ce qu'il nous faut à nous autres hommes. Bon ! Je suis parvenu à vous faire rire. Rien n'est perdu. Écoutez alors mes conseils. Ne parlez plus de cette histoire, n'y pensez plus ! Allez à confesse : il est bon de commencer par le pardon de Dieu. Et pour celui de l'époux, glissez-vous dans son lit un soir sans avertir, au bon moment. Je garantis l'absolution.
– Décidément, je crois que vous êtes un véritable ami, convint Angélique, égayée. Ceci dit, mon cher Vaneireick, et, si vous n'avez rien de mieux à faire ici que de réparer les cœurs brisés, je vous réitère ma proposition de mettre à la voile. La brise est belle, le brouillard s'est levé, et j'en ai assez pour ma part de panser du matin au soir des gens qui s'égorgent. Or, si vous ne vous en allez pas très vite dès la prochaine marée, le sang coulera encore avec tous vos diables à têtes chaudes de votre île de la Tortue.
« Les blessés de votre équipage sont pour leur part en bonne voie de guérison et je vous les remets de bon cœur, en bon état pour vos prochaines expéditions. Dame Pétronille Damourt venait vers eux, roulant plus qu'elle ne courait, et toujours échevelée et éplorée.
– Ah ! madame, au secours, les filles sont folles ! Je n'en viens pas à bout. Elles parlent de se sauver d'ici, de partir à travers la forêt, à pied, je ne sais où !
Chapitre 24
– Alors, les filles, on veut aller à la noce ?
La voix tonitruante de Colin et son apparition géante sur le seuil de la porte suspendirent les pleurs et les grincements de dents qui emplissaient la grange. Sans la présence d'Angélique à ses côtés, les plus émotives auraient achevé de mourir de frayeur. Elles se précipitèrent vers elle et se groupèrent autour de sa présence féminine rassurante.
– Eh bien, mes chères enfants, eh bien, mes bonnes filles, que se passe-t-il donc ? Pourquoi ce tumulte ? interrogea Angélique avec son sourire le plus apaisant.
– Racontez-moi tout, décida Colin en frappant sa vaste poitrine. Je suis le gouverneur du lieu. Je vous promets que les méchants qui vous ont effrayées, gentes demoiselles, seront punis.
Aussitôt, elles se lancèrent, parlant toutes à la fois, chacune décrivant ses impressions, qui allaient du « Moi, je n'ai rien entendu, je dormais » à « Cet horrible bonhomme m'a saisie par le poignet et m'a tirée au-dehors... Je ne sais pas ce qu'il me voulait... ».
– Il puait le rhum, compléta avec une grimace de répugnance Delphine Barbier du Rosoy qui, par malchance pour une « demoiselle », avait été la plus malmenée dans cette échauffourée.
Elle refoulait, par dignité, des larmes humiliées.
Angélique tira un peigne de sa ceinture et entreprit de remettre en ordre la chevelure de la pauvre jeune fille. Puis elle essuya des nez et des paupières gonflées, rectifia les plis des fichus, des corsages, et décida de faire apporter une grande marmite de bouillon, et du bon vin, qui est toujours pour Français et Françaises l'ultime panacée à leurs maux. Ce faisant, Colin Paturel continuait d'interroger, d'écouter les doléances, penchant sa haute taille vers ses jeunes interlocutrices. Sa physionomie bourrue et bonne et l'attention qu'il leur prêtait achevèrent de les réconforter, et même Delphine, quoique offusquée d'avoir été mêlée dans son interpellation au tout-venant des « filles », levait sur lui des yeux confiants.
– Oh ! Monsieur le gouverneur, faites-nous mener à Québec, nous vous en supplions !
– Par terre, surtout ! Nous ne voulons plus de notre vie monter sur un navire...
Pauvres donzelles ! On voyait bien qu'elles n'avaient aucune idée du Canada, pas plus qu'elles n'avaient jamais entendu parler de l'Acadie et de la Nouvelle-Écosse, si tant est qu'il y en eût une seule qui sût que la terre était ronde, et qui eût jamais posé ses yeux sur une carte de géographie.
Partant de là, Colin, après leur avoir promis que les dangereux individus qui s'étaient permis de les importuner à l'aube auraient quitté les parages avant le crépuscule, leur parla de l'établissement de Gouldsboro où le seigneur semblait avoir voulu les faire parvenir par un miracle assez inexplicable – mais les miracles ne s'expliquent pas, chacun le sait –juste à l'instant où de braves marins français, décidés à embrasser une vie saine et courageuse de colons, se désolaient de ne point avoir à leurs côtés de vaillantes femmes pour les assister et leur rendre la vie plus douce.
Le pays était beau, jamais pris de glace en hiver, moins rude que le Canada. Et lorsqu'elles surent que le « présent du roi » qu'elles regrettaient tant toutes n'était que pauvreté à côté de celui que l'aimable gouverneur à la si belle prestance offrirait aux nouveaux mariés de l'établissement de Gouldsboro et plus de voyages par un océan déchaîné, ni par des forêts infestées d'Indiens et de fauves, les sourires revinrent et des coups d'œil s'échangèrent, tentés. Il y eut, pour la forme, quelques protestations.
– On nous avait promis des officiers, pour mes trois compagnes et moi-même, fit remarquer Delphine avec une sérieuse modestie. Nous avons appris au couvent les bonnes manières de tenir une maison, de recevoir des notables, de discourir et de faire la révérence aux princes. Et je suis certaine qu'à Québec les époux qu'on nous réservait, eux, n'empestaient pas le rhum.
– En effet, vous avez raison, convint Angélique. Car ils empesteraient plutôt l'eau-de-vie de seigle ou de maïs. Une excellente boisson, soit dit en passant, et dont, par les rudes hivers, on prend facilement l'usage. Allons, mesdames, ajouta-t-elle en riant, si vous vous effrayez de tout maintenant que vous êtes aux Amériques, comment affronterez-vous les Iroquois, tempêtes, famines, et tout ce qui vous attend dans le Nouveau Monde, et dont le Canada n'est pas plus exempt que nous-mêmes ? Plutôt plus, car plus loin et plus sauvage.
– Et moi, s'enquit la Mauresque, ne serai-je pas traitée en esclave comme aux îles, ainsi que l'on m'avertit qu'on traitait là-bas les personnes à peau sombre ? J'ai été élevée au couvent de Neuilly. Une grande dame y venait payer régulièrement ma pension. Je sais lire et écrire et broder sur soie.
Colin lui prit le menton avec bonhomie.
– Vous trouverez preneur, ma jolie, si vous êtes aussi douce et raisonnable que vous en avez l'air, affirma-t-il, et je veillerai moi-même à votre bon établissement.
« De toute façon, nous vous laissons loisir de réfléchir à ces projets, d'en discuter avec votre duègne. Et s'ils ne vous conviennent pas, sachez que M. de Peyrac vous fera conduire sans histoires dans un établissement acadien de l'autre côté de la Baie Française où vous trouverez certainement bon accueil.
Dame Pétronille était bien tourmentée. Bien plus informée que ses compagnes et moins ahurie qu'elle n'en avait l'air, elle avait fort bien compris que ces Français mêlés de beaucoup d'Anglais, sans être des naufrageurs comme les en accusait Job Simon, n'étaient sans doute pas des sujets très fervents du roi de France. Enfin, elle aussi n'arrivait pas bien à se situer dans l'espace, et les cartes que lui avaient déroulées Colin et le comte de Peyrac pour la convaincre que Québec n'était pas la porte à côté lui avaient plutôt embrouillé l'esprit.
– Ah ! Si seulement notre chère bienfaitrice était là ! soupira-t-elle.
– Ça ne ferait qu'un beau bordel de plus ! grinça la voix faubourienne de Julienne. Car, pour ça, elle s'y entendait en bordel, presque autant qu'en prières...
Antoinette, son ennemie personnelle, derechef lui sauta aux cheveux. Lorsqu'on les eut séparées :
– Toi, la fille, viens par là ! ordonna Colin à Julienne.
Elle était la seule qu'il tutoyât, marquant ainsi qu'il n'était pas dupe de l'espèce femelle à laquelle elle appartenait.
– Toi, je ne peux pas te garder, lui annonça-t-il lorsqu'il l'eut entraînée à l'écart dans un coin. Non que tu sois des faubourgs, mais tu es malade, et je ne veux pas de cela pour mes hommes.
Julienne poussa aussitôt des cris d'orfraie sans souci de faire scandale.
– Moi, malade ? C'est pas vrai ! Y a pas si longtemps qu'un chirurgien-juré du Châtelet m'a examinée et m'a dit que j'étais fraîche comme la rosé. Et comme après j'étais tout le temps enfermée à l'Hôpital général, avec quels hommes voulez-vous que je les aie attrapées, vos maladies ? Mâme Angélique, au secours ! Écoutez ce qu'y dit !... Y dit que j'suis pourrie !
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