Verrazano le Florentin, pour la France, l'Espagnol Gomez, l'Anglais Rut, un prêtre français André Theot, sir Humphrey Gilbert, Gosnold, Champlain et George Weymouth et John Smith qui, en 1614, avait reçu mission « d'explorer l'Amérique du Nord pour or et baleines ». L'histoire était longue, grouillante, multicolore. Elle s'exhalait, la saga agitée, de l'île des Mohicans. Elle respirait à travers ces cris divers, l'écho gaélique des voix irlandaises et écossaises, ces odeurs truculentes, ces jurons de toutes langues, et ces mêmes rires d'hommes, de femmes et d'enfants qui éclataient, ces vêtures de tous les cieux : tartans des Écossais, bérets rouges des Basques, chapeaux noirs des calvinistes et foulards de satin de quelques boucaniers des Barbades, et puis les bonnets de laine de toutes les couleurs des marins de tous les mondes.

Les criquets, les grillons, cachés dans l'herbe, menaient leur sarabande aiguë. Et sur l'horizon safrané, là où enfin la nuit s'assemblait, écume assombrie du firmament vert, des voiles, des voiles encore qui passaient.

Et, tout à coup, il n'y avait plus rien : la mer était déserte, la côte était vide. Angélique était seule en face de la mer et de la plage abandonnée. Pourquoi aujourd'hui tant de Bar Harbor, pourquoi maintenant tant de « ports nus »... Partout, partout, sur la côte dentelée à l'infini, Bar Harbor, Bar Harbor, comme un glas qui sonne... Le Désert... Les baleines s'en sont allées, les bancs de morues, de sardines, grands boucliers en plaque d'argent sur la mer, s'en sont allés, les oiseaux en nuages immenses s'en sont allés, et les loups-marins en robe de Minimes, et les marsouins blancs, les cachalots bleus, le féroce épaulard, le tendre dauphin...

Mais ce n'est pas seulement cela qui accable... Un découragement saisit l'être, une nostalgie infinie, douloureuse s'empare de l'âme... Une désespérance sourde des criques désertées...

Trop de souvenirs, trop de luttes, trop de massacres, trop de noyés, trop de convoitises, trop de passions, trop d'âmes errantes, ennemies, désolées, oubliées, assemblées, pleurant, se lamentant dans les brumes, dans le vent, dans l'écume des vagues, portées par les marées géantes et terribles qui s'engouffrent au sein de la terre avec des sifflements et des sanglots. Tant de rivages nus...

Brumes miroitantes, fines et lourdes, pleurant sur les forêts de cèdres, sur l'épine verte des pins, sur la feuille vernissée de l'érable et du hêtre rouge, pleurant sur les champs de lupins sauvages et de rhododendrons, sur les lilas près d'une maison ruinée, sur les roses d'un jardin oublié.

Pays de fantômes !

Français, Anglais, Hollandais, Suédois, Finlandais, Espagnols, Bretons, Normands, Écossais, Irlandais, pirates, paysans, pêcheurs, morutiers, baleiniers, coureurs de bois, puritains, papistes, jésuites et Récollets, Indiens, Etchemins, Tarratines, Mic-Macs, Malécites, où êtes-vous ? Où êtes-vous, fantômes d'Acadie, la terre aux cent nominations, le royaume des criques et des péninsules, des repaires feuillus où passe une voile... ? L'odeur des bois et l'odeur des algues, l'odeur de l'Indien, l'odeur des scalps, l'odeur des incendies, l'odeur des rivages, effluves venus de la mer et venus de la terre, qui vous encensent et vous engourdissent, et sur tout cela un regard impavide et froid qui vous regarde mourir...

En un cri rompant le silence, un hurlement aigre et insolite qui arrache Angélique à son sommeil et à son cauchemar et la redresse au pied de l'arbre, où elle vient de s'endormir, le cœur battant.

– Qu'est-ce ? On égorge un porc ?

Non, c'étaient seulement les cornemuses des Écossais qui se mettaient en branle, là-bas sur la plage.

À quelques pas d'elle, Angélique aperçut Jack Merwin assis, le visage tourné vers la grève, où l'on venait d'allumer les grands feux. Les Écossais dansaient autour des épées croisées ou s'exerçaient à une lutte corps à corps avec l'ours noir.

– J'ai fait un rêve, dit Angélique à mi-voix. À force de se battre en lutte fratricide, les hommes avaient rendu ces lieux déserts et oubliés.

Et elle s'aperçut qu'elle avait parlé en français.

Le dos de Jack Merwin était aussi immobile que le roc. Il reposait ses avant-bras sur ses genoux et ses mains pendaient. Elle remarqua pour la première fois que, malgré leurs callosités, c'étaient des mains longues et patriciennes. La sensation d'inquiétude qui l'avait souvent effleurée lorsqu'elle le considérait lui revint plus forte, et le souvenir de son attitude bizarre, lorsqu'il avait refusé de lui tendre la main, et qu'il la regardait mourir de ses yeux froids et impavides.

Qu'est-ce qu'il lui avait pris, à cet Anglais, de la laisser couler et se débattre atrocement, pour ensuite plonger, alors qu'il était déjà presque trop tard, et la sauver in extrémis, au prix d'efforts surhumains ? Il était vraiment bizarre. Il était peut-être fou, après tout !...

– Donnez-moi votre main, Jack Merwin, fit-elle brusquement, je voudrais y lire votre destin.

Mais il lui jeta un regard furieux et serra fortement ses mains l'une contre l'autre pour bien exprimer qu'il entendait conserver ses mains pour lui.

Angélique rit subitement. Décidément, elle n'était pas encore bien éveillée pour oser se montrer tant soit peu coquette et provocante avec un être aussi misogyne et hostile. Son cœur à elle était comme une nacelle dont les voiles se gonflent, prête à s'élancer vers l'horizon, et tout ce tohu-bohu, et jusqu'aux ritournelles couinantes des cornemuses, l'enchantait.

– C'est tellement merveilleux d'être vivante, Merwin, je suis heureuse... Vous m'avez sauvée.

Il se renfrogna, les mains serrées farouchement. De toute façon, l'entendant monologuer, il la prenait pour une folle.

Elle rit de nouveau, grisée par la nuit de juin, envoûtée par sa longue stridence. Dominant les cornemuses, l'appel rythmé des fifres et des tambours éclatait. Angélique sauta sur ses pieds.

– Miss Pidgeon, Mrs Mac Grégor, Mrs Winslow et vous, Dorothy, Janeton, venez, venez... allons danser la farandole avec les Basques.

Elle les attrapa par la main et les entraîna en courant au long de la pente. Les Basques avançaient les uns derrière les autres sur la pointe de leurs pieds nus avec des virevoltes et des entrechats, danseurs prodigieux, pleins de grâce et d'élan. La lueur des feux faisait briller leurs bérets rouges comme des coquelicots. Un long diable souple tournoyait au-devant d'eux, bras levés, faisant résonner un tambourin garni de pièces de cuivre et qu'il frappait de ses doigts agiles. Lorsque Angélique et ses compagnes parurent dans le cercle de clarté, ils poussèrent une clameur cordiale, et leur firent place entre chacun d'eux.

– Par Saint Patrick, s'écria l'Irlandais Porsons, cette diablesse fait danser nos femmes !

– On raconte des choses sur elle, dit l'Anglais Winslow. Il paraît que c'est une Démone.

– Une Démone ! s'esclaffa le vieux Mac Grégor. Tais-toi, tu n'y connais rien. C'est une fée ! J'en ai rencontré sur les landes quand j'étais enfant, en Écosse. Je l'ai reconnue tout de suite. Laisse, laisse donc, voisin. C'est la nuit folle. Rien que d'entendre ces flûtes basques, j'ai des fourmis dans le bout des pieds. Viens danser aussi, voisin. C'est la nuit folle.

La farandole continuait sa course sinueuse et dansante entre les feux, les maisons, les rochers, les arbres.

Toute femme, vieille ou jeune, aïeule, mère, fille ou fillette, doit danser la nuit de la Saint-Jean. Le grand capitaine harponneur Hernani d'Astiguarza avait tendu sa main à Angélique et, l'entraînant, ne la quittait plus des yeux. Il s'aperçut vite qu'elle connaissait la plupart des pas qui s'exécutaient, selon la tradition, dans la farandole basque, et, lorsqu'ils furent revenus sur la plage, il s'élança en l'emmenant vivement au milieu du cercle. Alors, se soumettant à l'entraînante musique, elle dansa avec lui, multipliant les figures compliquées, bondissantes et gracieuses du folklore basque.

À Toulouse, en Aquitaine, naguère, Angélique avait déjà exécuté la plupart de ces figures. Dans les châteaux, on les préférait aux danses de la cour, trop guindées, et plusieurs fois Joffrey de Peyrac avait emmené sa jeune femme au pays Basque, dans les Pyrénées, pour assister aux grandes fêtes populaires, où elle s'était mêlée gaiement, en tant que suzeraine, aux amusements de ses vassaux.

Tous ces souvenirs ressuscitaient l'un après l'autre pour elle avec l'endiablée musique. Le jupon court de la jeune Esther lui facilitait les pas vifs, à la jambe haut lancée. Elle riait, entraînée par l'irrésistible capitaine basque, tandis que ses pieds légers ne touchaient plus terre et que tournoyait sa chevelure claire, tantôt lancée derrière elle comme une oriflamme, tantôt frappant ses joues et enveloppant son visage dans leur réseau soyeux. Il lui parlait soit en basque, soit en français, lorsque les évolutions de la danse la rapprochaient de lui et que son bras de fer l'enserrait d'une pression chaque fois un peu plus possessive.

– Une fée est sortie de la mer pour la nuit de la Saint-Jean, disait-il, Monégan est une île heureuse. Magie que tout cela, madame. Comment pouvez-vous connaître nos danses ?

– Parce que je me nomme la comtesse de Peyrac de Morens d'Irristru.

– Irristru ?... Un nom de chez nous.

– Voilà.

– Vous êtes donc d'Aquitaine ?

– Oui, mais par alliance.

– Pourquoi votre époux vous laisse-t-il courir ainsi seule aux confins du monde ?

– Il n'est pas loin. Méfiez-vous, messire.

– Madame, dit-il en basque, vous avez la taille la plus belle, la mieux prise que j'aie jamais tenue entre mes mains, et vos yeux m'enivrent... Connaissez-vous la gigue des vendanges ? continua-t-il en français.

– Il me semble.

– Alors, allons-y.

Il l'entraînait avec folie et elle tourbillonnait jusqu'au vertige ; le ciel, d'un sombre bleu, basculait dans les flammes rouges des bûchers, des faces hilares tressautaient alentour comme des balles.

– Je n'en peux plus, cria-t-elle, la tête me tourne.

Il suspendit son élan non sans l'avoir auparavant fait tournoyer plusieurs fois en l'élevant de ses deux mains au-dessus du sol.

Des applaudissements éclatèrent. Essoufflée, Angélique riait tandis qu'on lui tendait la fiasque de peau de chèvre. Il fallait boire à la régalade, en envoyant le jet de vin au fond du gosier. D'autres applaudissements saluèrent ce nouvel exploit.

Un peu plus haut sur la côte, le révérend Patridge, qui réprouvait ces ébats, et le marinier Jack Merwin, qui n'était pas d'humeur à s'y mêler, tous deux appuyés au tronc d'un arbre, contemplaient la scène d'un même œil sombre et réprobateur. Angélique les aperçut et éclata d'un rire inextinguible. Ils étaient vraiment trop comiques ces deux-là.

Son grand rire gai entraîna l'hilarité des autres, et tout le monde se remit à danser, les grandes personnes par couples, les enfants en ronde, les cornemuses soutenant les tambours, la bourrée limousine s'entrecroisant avec la gigue écossaise et le branle cornouaillais, tandis que les personnes moins alertes ou fatiguées soutenaient le rythme en frappant des mains en cadence.

Parfois, l'on s'échouait près des tréteaux pour lamper une chopine de bière, une pinte de vin. Les vaisseaux, dans le port, avaient sorti leurs réserves de fête : vins espagnols des Caraïbes, vins de France, et il y avait aussi un vin âpre et parfumé tiré des vignes sauvages de l'île Matinicus. On mélangeait un peu et ces soleils de tous les continents, mêlés au fond des verres, vous mettaient une sacrée chaleur au creux de l'estomac et de la foudre dans les mollets, en attendant de les affaiblir dangereusement.

Assises auprès des tables, deux vieilles femmes du pays, dont la grand-mère Dumaret qui voyait en rêve les noyés, ouvraient clams et huîtres sans relâche, d'un couteau alerte. M. d'Astiguarza rappela à Angélique la bonne façon de savourer les « loubinkas », plat favori des Béarnais et des Basques.

Il n'avait eu garde de quitter Bayonne sans emporter d'amples chapelets de ces petites saucisses fort pimentées. On les passait au feu, on en avalait une en se brûlant copieusement, et, par là-dessus, on gobait une huître crue.

Comble de volupté gustative ! Une saucisse brûlante, une huître fraîche. Un petit tour de danse, un petit coup de jurançon. Et encore l'une de ces diaboliques saucisses, épicée à vous tirer des larmes, l'huître verte et glacée, baignant dans son eau marine, bue en sa coquille de nacre. La danse, les rires, les mains qui frappent en cadence, le vin d'ambre à la saveur haute et chantante comme un appel de fifres...