Il y en a qui s'asseyent, qui s'écroulent... qui commencent à rire sans pouvoir s'arrêter. Il y en a qui sont un peu malades et un peu hagards, mais personne n'y prête attention.

Là-haut, près des maisons en lisière des arbres, les Indiens Mic-Macs et Mohicans, presque aussi graves que le révérend Patridge, observaient les amusements des Blancs. Ils songeaient qu'il n'y a pas avantage à boire le vin qui ne saoule pas assez. L'eau-de-feu seule est divine et magique. Lorsqu'ils auraient récolté beaucoup d'eau-de-vie près des navires, en troquant avec les marins leurs fourrures, alors ils organiseraient une terrible beuverie au fond des bois, alors ils deviendraient fous, ils rejoindraient l'Esprit des Songes... Eux ne se contenteraient pas de rire et de danser stupidement comme les Blancs... et de ne manger que quelques coquillages...

Sur la mi-nuit, le premier sauteur jaillit de la flamme comme un diable noir. Et hop ! L'un après l'autre, les Basques aux jarrets de fer bondissaient, traversaient le brasier, jambes déployées, bras levés, et chaque saut était salué d'un cri de frayeur et d'admiration des spectateurs.

– Celui qui traverse le feu de la Saint-Jean ; le Diable ne peut rien contre lui pour l'année, dit Hernani d'Astiguarza.

– Alors, moi aussi, je veux sauter, s'écria Angélique.

– Les femmes ne peuvent pas, protesta un Basque choqué dans son esprit de tradition.

– Vous voulez donc abandonner les femmes au Diable ? cria Angélique en lui rabattant son béret sur le nez.

Elle était un peu folle et un peu saoule, soit ! Mais cette occasion ne se renouvellerait peut-être jamais, et elle en avait toujours rêvé.

– Elle, elle peut ! dit Hernani avec grande force en la couvant d'un regard ardent. Mais vos cheveux, madame... Il faut prendre garde, ajouta-t-il en posant la main d'un geste caressant sur la tête d'Angélique – geste dont elle n'eut pas tout à fait conscience dans la fièvre enivrée de l'heure.

– Ne craignez rien ! Je suis fille du Sagittaire, signe du Feu, cohorte des Violents et légion des Salamandres qui traversent impunément toutes flammes. Je DOIS sauter ! Monsieur d'Astiguarza, votre main !

Il la conduisit à quelques pas du foyer crépitant, et un silence profond s'établit. Angélique rejeta les souliers qu'elle avait empruntés à Mrs Mac Grégor. Sous ses pieds nus, le sable était frais. Devant elle, la flamme ronflante montait, haute et dorée. Angélique, elle-même nourrie de « loukinkas » brûlants, de vin ardent et du sel de la mer, se sentait aussi n'être plus qu'une flamme prête à crépiter et à bondir. Hernani lui tendit une petite gourde plate. Elle flaira, reconnut le parfum.

– De l'armagnac de « piquepoult » !... Mille grâces, messire !

Elle avala une longue gorgée.

Tous les regards étaient fixés sur elle. On ne se rappelait plus très bien son nom, mais ce qui avait été dit d'elle flottait vaguement dans les mémoires embrumées. Pieds nus et déjà prête à s'élancer, elle leur apparaissait comme l'incarnation d'une déesse, pas tout à fait terrestre, et pourtant elle les dominait par sa tranquille indépendance de créature assurée d'elle-même.

Ils voyaient que sa taille mince était sans fragilité, que ses épaules harmonieuses, malgré leur grâce, avaient assumé une vie déjà longue d'expérience et de luttes et ils devinaient, à voir la lueur de ses yeux, que ce défi aux flammes, c'était comme un sceau qu'elle voulait apposer à tant d'autres brasiers traversés.

Angélique, pour sa part, n'en pensait pas si long, toute à l'épreuve difficile et captivante. Ç'avait été d'abord un désir de tout son corps énervé par la nuit chaude de s'élancer, de son corps vivant qui ce même jour avait failli mourir, et maintenant, dans les convulsions des flammes, elle voyait comme une face splendide et redoutable qui paraissait l'appeler, l'esprit mythique de la nuit de la Saint-Jean, l'esprit succube éblouissant aux cheveux tour à tour nocturnes et pourpres, la Démone !...

Le tambourin battait. Hernani d'Astiguarza, saisissant la main d'Angélique, la fit courir, l'entraînant de plus en plus vite...

La muraille d'or se dressa.

La poigne du Basque enleva la jeune femme dans les airs, et elle s'élança, sentit l'haleine du brasier, elle traversa sa fluide et incandescente draperie, perçut la fugitive morsure, le tourbillon rutilant qui voulait l'enrober et la captiver, et elle s'en évada, retombant de l'autre côté dans la fraîcheur de la nuit, où un autre Basque l'attendait pour l'entraîner encore plus loin, hors de toutes atteintes.

Deux autres se précipitèrent pour éteindre dans leurs paumes les bords de sa jupe qui roussissaient.

Il y avait une légère odeur de cheveux brûlés. Angélique secoua sa crinière.

– Ce n'est rien ! Je suis passée ! Dieu béni, merci !

– Vous me rendez malade ! s'écria Adhémar en pleurant pour de bon. Qu'est-ce qu'on serait devenus, nous autres, si vous étiez tombée dedans ?... L'eau ne vous suffit donc pas pour votre mort, il vous faut encore le feu ?...

D'ailleurs, il était absolument ivre.

La musique repartait, un peu cahotante et embrouillée.

Le grand Hernani serrait la taille d'Angélique dans son bras de harponneur et l'entraînait à l'écart.

Ses yeux noirs brillaient comme des escarboucles. Il parlait, en basque, sur un ton pressant.

– Vous êtes, pour moi, une rencontre inoubliable, madame. Vous avez ravi mon âme. Nous terminerons la nuit ensemble, n'est-ce pas ?

Angélique se dégagea pour mieux le regarder, et sa stupeur n'était pas causée par les paroles hardies qu'il lui adressait, mais parce que, prononcées en basque, elles auraient dû, en principe, lui demeurer obscures.

– Voilà qui est extraordinaire, s'exclama-t-elle, mais... il me semble que je comprends le basque !... Moi, le basque ! Ce charabia hermétique que nul ne peut apprendre s'il n'est pas né sur les bords de la Soûle !... Votre armagnac contenait-il quelque philtre magique ? monsieur d'Astiguarza...

– Non... Mais... Ne dit-on pas que vous parlez, madame, certains dialectes des Indiens d'Acadie ?

– J'ai en effet l'usage de la langue abénakise dans la région du Kennebec.

– C'est là l'explication du mystère. Notre langue et celle de ces Indiens sont parentes. Je suppose que, d'origine asiatique, nos races ont fait le tour de la terre en sens inverse, eux se retrouvant ici et nous à Bayonne. Quand jadis mes aïeux sont venus chasser la baleine jusque dans ces parages, ils n'eurent nulle difficulté à s'entendre avec les sauvages et souvent, sans avoir rien appris, nous avons pu servir d'interprètes entre eux et les missionnaires.

Il eut de nouveau un mouvement pour l'attirer contre lui.

– Alors, si vous avez compris mes audacieuses paroles, madame ?... quelle est la réponse ?

Elle lui posa deux doigts sur la bouche.

– Chut, messire ! La nuit de la Saint-Jean, on dit beaucoup de folies, mais on ne doit pas les commettre. C'est affaire de féerie, non de corps.

Le moment semblait venu pour les dames honnêtes de se retirer. Angélique, ayant miss Pidgeon accrochée à un bras, remorquant de l'autre Mrs Mac Grégor qui elle-même soutenait une de ses filles, laquelle traînait sa fillette et toute une bande d'enfants, gravit non sans peine la côte vers ce qui leur semblait indistinctement être, là-bas, des demeures.

Leurs faux pas les faisaient rire aux larmes et s'esclaffer à mourir. Justicier sombre, le révérend Patridge se dressa pour les accueillir. Il commença de tonner :

– Je réprouve, miss Élizabeth Pidgeon, vos agissements présents. Vous, si pieuse...

– Ah ! Laissez-la donc, la pauvre créature, trancha Angélique d'une voix qu'elle découvrit, malgré elle, un peu éraillée. Après tout, elle a eu son compte d'horreurs et de souffrances depuis deux semaines ! Elle a bien le droit de s'amuser un peu, maintenant que nous sommes hors de danger !

Faisant virevolter miss Pidgeon qui riait comme une petite folle, elle recommençait à danser.

– Je vous emmènerai à Gouldsboro, darling, et là vous serez à l'abri.... Mistress Mac Grégor, pouvons-nous reposer sous votre toit ?

– Oui, mes toutes belles, chantonna Mrs Mac Grégor, qui était complètement éméchée, ma demeure est la vôtre.

On s'étendit pour dormir sur des matelas de varech, posés à terre dans la salle commune. À peine trouvait-on une position confortable et propice au sommeil que des matelots vinrent frapper aux volets en braillant et réclamant des femmes. Mais le vieux Mac Grégor bondit sur le seuil, chemise au vent et son mousquet en main, criant qu'il allait trouer comme une passoire quiconque oserait troubler le repos de ses femmes. Après quoi, tout fut calme. Et déjà c'était l'aube.

Ainsi s'acheva la folle nuit de la Saint-Jean à l'île Monégan, la nuit la plus courte de l'année, la nuit païenne du solstice d'été, où les feux s'allument sur les collines et sur les plages, où la fougère fleurit dans les sous-bois, où le vieux Shapleigh s'en va par les forêts du Nouveau Monde cueillir la verveine sauvage... larmes de Junon... sang de Mercure... joie des simples...

Chapitre 8

Et ce fut le troisième jour du voyage. Lendemain de fête.... Une brume prête à fondre en pluie stagnait sur l'île et traînait des relents de feux éteints et de poissons morts. Seuls les mouettes, les cormorans, les pies de mer avaient repris leurs rondes actives et leurs cris de commères. « Chacun son tour ! » semblaient-ils protester avec hargne. Tandis qu'Angélique descendait vers le port escortée d'Adhémar et du petit Samuel, la fille de Mrs Mac Grégor la rejoignit en courant, avec ses deux fillettes âgées de huit et douze ans, derrière elle.

– Emmenez-les, voulez-vous, fit-elle, essoufflée, emmenez-les à Gouldsboro ! Il paraît que là-bas il y a une école. On leur enseignera un bon français comme celui de ma grand-mère et leurs prières. Voilà trois ans que nous n'avons pas eu de pasteur ici... Quant à savoir leurs lettres, les pauvrettes ! Elles apprendraient plutôt tous les blasphèmes de la terre. Flanquée de Dorothy et Janeton, Angélique éprouvait quelque confusion à se présenter à l'embarcadère.

– Je vous paierai le passage de ces petites quand nous serons à Gouldsboro, dit-elle a Jack Merwin.

Il détourna la tête avec la mine dégoûtée d'un homme dont on prend décidément le bateau pour un dépotoir.

Bâillant et d'un pas mal assuré, les hôtes de la White Bird regagnaient leurs places habituelles. Au dernier moment, le capitaine Hernani surgit du brouillard, aussi vif que la veille, et posa sur les genoux d'Angélique un présent assez lourd.

– Voici pour vos amis de Gouldsboro, glissa-t-il. Je sais qu'ils sont des Charentes. Ils apprécieront...

C'était un tonnelet de chêne blanc contenant du plus pur armagnac. Un trésor sans prix !

Merwin éloignant d'un coup de gaffe outré son esquif du rivage, Angélique put à peine remercier l'aimable capitaine.

– Venez nous voir à Gouldsboro, lui cria-t-elle.

On le vit rester debout, à lui envoyer des baisers, jusqu'à ce que la lueur rouge de son grand béret se fût éteinte derrière les brumes.

Habitués aux lubies du patron anglais, ses passagers s'étaient embarqués dès qu'il en avait donné l'ordre.

On s'apercevait vite, à la réflexion, que c'était folie de prendre la mer par une « crasse » pareille.

Heureusement, personne n'était beaucoup en état de réfléchir. L'absence de sommeil aussi engourdissait les esprits. Angélique, pour sa part, se félicitait de ce départ hâtif. Le soir, on serait à Gouldsboro, et rien ne pouvait altérer son humeur joyeuse, ni le temps maussade, ni la mer assombrie, ni le front encore plus houleux du révérend Patridge qui boudait miss Pidgeon, laquelle le regardait avec une expression de brebis repentante, ni le visage plus que jamais hostile et glacé de Jack Merwin.

Elle trouvait les deux petites Écossaises adorables avec leurs frimousses rondes émergeant des grands plaids à carreaux rouges et verts dans lesquels elles étaient emmitouflées de la tête aux pieds. Chacune tenait avec soin son petit bagage, un grand mouchoir noué autour de quelques hardes, et la plus jeune serrait contre elle une naïve poupée indienne fabriquée avec des barbes de maïs dont les joues étaient teintes au jus de framboises et les cheveux d'herbe sèche.

Angélique songeait à Honorine et à la grâce de l'enfance qui illumine la vie. Il n'y eut qu'un incident au cours de cette journée de navigation. Ils furent arraisonnés par une barque d'Acadiens de la presqu'île, en quête de capture anglaise.

La brume s'épaississant, Merwin avait fait sonner la corne d'avertissement par le mousse. Le gosse, joues gonflées, s'époumonait dans l'énorme coquillage, lorsque le profil d'une grosse chaloupe de pêche se discerna, dérivant vers eux. Il semblait n'y avoir personne à bord. Mais comme elle approchait, un cri épouvantable en jaillit, le cri de guerre des Peaux-Rouges. Tandis qu'ils demeuraient pétrifiés, le canon d'un long pistolet parut par-dessus le rebord de la chaloupe, et la voix d'un homme invisible les héla, en français.