— Non. Elle est partie ce soir pour un couvent de l’intérieur…
— Départ mouvementé si j’en juge par ce que je vois ici ?
— Puis-je savoir, madame la duchesse, pour quelle raison vous vous intéressez si fort à ma fille ?
— Je me suis prise d’une vraie sympathie pour elle parce qu’elle est aussi fière que belle, mais jouons cartes sur table si vous le voulez bien : elle est vraiment partie pour un couvent… ou bien ?…
— Vous voulez savoir si elle s’est enfuie avec ce fou qui m’est tombé dessus tout à l’heure en la réclamant à tous les échos et en m’accusant de l’avoir emmenée dans une retraite cachée pour la marier sur l’heure à son cousin. Du délire pur et simple !
— Quand on est amoureux on délire facilement. Ainsi M. de Saint-Mars était ici ?
— Oui. Il était déchaîné. Il hurlait qu’on l’avait prévenu trop tard et il a fouillé partout, même chez vous, et chez M. le maréchal où il a failli mettre le feu en renversant le réchaud sur lequel son valet espagnol était en train de préparer cette infernale boisson. Mais enfin, il est parti en courant pour aller je ne sais où… Le Ciel m’a bien inspiré en me disant de mettre dès ce soir ma fille à l’abri de ce furieux… Qu’il aille au diable !
— Il y a longtemps qu’il est parti ?
— Quelques minutes avant votre arrivée.
— Donc j’avais raison, triompha Sylvie. On l’a attiré dans un piège car il ne pouvait pas, à la même heure, être en train de tout casser ici et de s’enfuir avec les bijoux de l’Infante. Ce qu’il faut savoir, maintenant, c’est où il se trouve et là-dessus j’ai mon idée.
— Si vous m’expliquiez ?
— Trop long, mais vous pouvez venir avec moi si cela vous chante… ou plutôt attendez-moi un instant, ajouta-t-elle avec un regard à ses petits souliers de satin qui demandaient grâce. Le temps de changer de souliers.
Jeannette eut vite fait d’arranger cela. Elle voulait suivre sa maîtresse mais celle-ci s’y opposa : il valait mieux qu’elle reste au logis. Un moment plus tard, Sylvie trottait aux côtés de l’armateur en direction de l’hospice. Chemin faisant, elle fit de l’affaire un court récit et posa une question : Saint-Mars portait-il sa tunique de mousquetaire au moment de son esclandre ? La réponse fut négative, et comme son compagnon faisait remarquer, avec aigreur, qu’il n’avait aucune raison d’aider un homme qu’il détestait, elle haussa les épaules :
— Vous avez les meilleures de toutes : d’abord, un homme de votre qualité se doit de respecter le droit de quiconque à la justice. Ensuite, votre intérêt est que ce pauvre garçon, dont le seul tort est d’aimer plus riche que lui, puisse poursuivre sa carrière. Dans quelques jours elle l’éloignera de vous et vous ne le reverrez sans doute jamais. Les soldats meurent beaucoup au service du Roi.
— Nos marins aussi. La pêche à la baleine est le plus dangereux métier du monde et je veux un gendre qui s’y connaisse !
Ainsi que Sylvie l’espérait, Perceval était encore près de là. Quand elle l’appela à mi-voix, il sortit de l’ombre de la tour carrée.
— Vous arrivez bien, soupira-t-il. J’étais en train de me demander ce que je devais faire…
— Il s’est passé quelque chose ?
— Plutôt, oui ! Votre pèlerin, ainsi que nous le pensions, est rentré tranquillement mais quelque chose me poussait à attendre encore et apparemment j’ai eu raison : on s’agite beaucoup chez les moines augustins quand un roi se marie. Il y a un quart d’heure environ, trois hommes sont arrivés qui en soutenaient un quatrième. Ou plutôt qui le portaient. Ils se sont engouffrés dans l’hospice, avec quelque difficulté tout de même : le frère portier commençait à trouver qu’il y avait beaucoup de pèlerins dehors cette nuit. Ils ont dit qu’ils avaient réussi à retrouver leur frère. Malheureusement, c’était dans un ruisseau où il cuvait son vin… mais je jurerais que le prétendu ivrogne est Saint-Mars.
— Bien. En ce cas, cher Parrain, veuillez poursuivre votre faction un moment encore au cas où…
— Que voulez-vous faire ?
— Aller chercher M. d’Artagnan ! Il faut qu’il obtienne du Roi la permission de fouiller l’hospice…
— Terre d’asile ? Le Roi n’acceptera pas !
— Si cet asile est aussi celui des joyaux de sa femme, cela m’étonnerait beaucoup qu’il n’accepte pas. De toute façon nous allons voir ce que dira M. d’Artagnan.
On le trouva sans peine. Il était toujours à la maison de la Reine, comme s’il n’arrivait pas à s’en détacher. Visiblement très soucieux, il écouta Sylvie et son compagnon sans mot dire. Quand ce fut fini, il appela quatre de ses mousquetaires.
— Avec moi, messieurs ! Nous allons à l’hospice.
— Vous ne demandez pas un ordre du Roi ? interrogea Sylvie.
Le lieutenant la regarda sous le nez en lui dédiant un sourire féroce :
— Quand il s’agit de mes hommes, j’irais chez le diable en personne sans demander permission à qui que ce soit ! J’en répondrai moi-même à Sa Majesté… s’il le faut !
— Vous risquez votre carrière !
— Peut-être, mais si vous avez raison et si nous ne faisons pas vite, ces soi-disant pèlerins qui doivent être de vrais voleurs risquent de filer vers l’Espagne au lever du soleil ! Encore une objection ?
— Mon Dieu non. Sauf peut-être une mise au point : si vous devez en répondre devant le Roi, je serai avec vous !
— Pourquoi pas ! On a déjà vu plus bizarre…
Un moment plus tard, la cloche de l’ancien couvent des Hospitaliers attirait une fois de plus le frère portier au guichet. Il s’entendit réclamer d’urgence « au nom du Roi » une entrevue avec le Frère supérieur et ne se fit pas trop prier pour ouvrir sa porte, mais il eut tout de même un haut-le-corps en voyant entrer, derrière l’officier, quatre mousquetaires bien armés et une dame, mais pas l’armateur. Froissé dans sa piété, celui-ci avait préféré battre en retraite.
Il fut moins facile de convaincre le Supérieur de laisser les soldats du Roi fouiller sa maison.
— Je sais bien que les errants de Dieu ne sont pas tous des saints mais le seul fait de s’engager sur le pénible chemin de Saint-Jacques doit leur valoir paix et protection. Je refuse. Ou alors apportez-moi un ordre de Mgr l’évêque…
— Je n’ai pas le temps. Et d’ailleurs je n’ai l’intention de molester personne. Nous opérerons en douceur… et je suppose que personne ne couche à la chapelle ?
— En effet, mais pendant les offices les pèlerins sont invités à se joindre à nous… et matines n’est pas loin.
— Après quoi viendra le jour et nos gens peuvent filer avec leur butin. Songez-y, mon père : les bijoux de l’Infante qui devient aujourd’hui notre reine ! Cela frise la lèse-majesté. Si vous m’accordez ce que je demande nous allons ôter casaques et chapeaux et nous nous séparerons. Tous ici connaissent leur camarade. Mme la duchesse de Fontsomme qui représente l’Infante le connaît. Pressons, Votre Révérence ! Vous permettez ou non ?
— Qui vous dit que votre homme n’est pas complice des prétendus voleurs ? C’est lui qu’on a vu partir avec le coffret…
— Non. C’est l’un des autres revêtu de son uniforme après l’avoir suffisamment affolé pour qu’il accepte ce curieux remplacement… Alors, nous y allons ? Si vous refusez, je demanderai au Roi la fermeture de votre hospice !
— Eh bien… faites comme vous l’entendrez mais si vous ne trouvez rien…
— Je suis homme à répondre de mes actes !
On trouva. On trouva même tout : Saint-Mars toujours sous l’effet de la drogue qu’on lui avait ingurgitée de force, les quatre voleurs paisiblement endormis en attendant l’heure de se mêler aux autres pour reprendre la route, les joyaux de l’Infante répartis dans les « panières » de ces pèlerins d’un genre bien particulier. Et la casaque du mousquetaire ! Les malandrins tentèrent de se défendre en chargeant Saint-Mars. Il avait tout fait et eux n’étaient là que pour passer les bijoux en Espagne où on les vendrait sans peine à un juif de Burgos.
— C’est sans doute pour cela que vous l’avez drogué quand vous l’avez récupéré à la sortie de la maison Etcheverry ? fit d’Artagnan.
Le gros homme qui avait joué le rôle du dénonciateur protesta :
— La maison… Etcheverry ? On n’avait rien à y faire. On l’attendait sur la plage. Il est venu tout droit à nous…
— Après avoir jeté sa casaque ? Comme c’est vraisemblable ! Il comptait déserter, partir avec vous, abandonner tout ? Son honneur et le reste ?
— Il voulait épouser une fille riche. Il lui fallait de l’argent. Tout était arrangé avec elle et elle devait le rejoindre. Pas besoin d’aller la chercher.
— Il y est allé pourtant, affirma Sylvie. Manech Etcheverry pourra témoigner qu’il a tout mis en l’air dans sa maison…
L’autre prit un air malin :
— Peut-être qu’il s’était mis d’accord avec lui aussi. En tout cas, nous on n’a pas bougé de la plage…
— Et il n’est pas allé chez Etcheverry ?
— Ben… non ! Il n’avait pas le temps et ça risquait de le faire prendre.
— Et ça ?
D’un doigt, Sylvie désignait l’énorme tache grasse et brune étalée sur le justaucorps de daim du mousquetaire.
— Ça, reprit-elle, c’est du chocolat : celui qu’il a renversé dans l’appartement du maréchal de Gramont. Etcheverry en témoignera…
— Ne vous donnez pas tant de peine, madame la duchesse. Ce chocolat est une bonne preuve comme aussi le sommeil tenace de ce malheureux que l’on aurait sans doute abandonné à sa honte et à la justice du Roi avant de filer en Espagne. De toute façon, on connaîtra les détails de l’opération quand le bourreau s’occupera de ces messieurs pour leur tirer la vérité… Qu’on les emmène et qu’on ramène cet imbécile au cantonnement…
— Il sera puni gravement ?
— Il a abandonné son poste, non ? Et un poste de confiance. En outre, il a prêté sa casaque pour que l’on ne s’aperçoive pas tout de suite de son absence. Il fera de la prison militaire, mais je veillerai à ce que, ensuite, il réintègre les mousquetaires. C’est un bon soldat, très brave. J’entends le garder… mais il vous devra une fière chandelle !
Ce fut ce que le pauvre Saint-Mars écrivit le lendemain à Sylvie : « Je sais, madame la duchesse, ce que vous avez fait pour moi. Je sais que vous avez sauvé ma vie et mon honneur. Ils vous appartiennent désormais et vous pourrez venir me les réclamer quand vous le voudrez… »
— Pauvre garçon ! murmura la jeune femme en approchant la lettre de la flamme d’une bougie. Que pourrais-je bien faire de sa vie et de son honneur surtout ? Laissons-le oublier !
Mais Perceval saisit le papier qui commençait à brûler et l’éteignit sous son talon :
— Ce genre de lettre ne se détruit pas, Sylvie ! Ça se garde même précieusement. Vous ne savez pas de quoi votre avenir et le sien peuvent être faits…
— Eh bien, gardez-la si cela vous fait plaisir ! soupira-t-elle. Il est l’heure d’aller habiller l’Infante pour la messe de mariage…
Quelques heures plus tard, Marie-Thérèse, ravissante dans sa première toilette française – robe de satin blanc semée de fleurs de lis comme l’immense manteau de velours pourpre attaché à ses épaules –, prenait le chemin de l’église. Le manteau était soutenu à mi-longueur par les jeunes sœurs de Mademoiselle et au bout par la princesse de Carignan, mais il n’avait pas fallu moins de deux dames et d’un coiffeur pour convaincre la couronne royale de rester fixée au sommet de la magnifique chevelure blonde, fraîchement lavée et trop abondante de la princesse.
Sous les vivats et le carillon frénétique des cloches on alla vers l’église à pied comme tout un chacun, sous une chaleur tropicale et d’ardents rayons de soleil dont une floraison de parasols essayaient de défendre le beau cortège. Le prince de Condé ouvrait la marche, puis venait Mazarin empaqueté dans un métrage impressionnant de moire pourpre, des diamants à tous les doigts. Ensuite le Roi, en habit de drap d’or voilé de fine dentelle noire, sans un bijou, précédant la fiancée menée à droite par Monsieur, à gauche par M. de Bernaville, son chevalier d’honneur. La Reine Mère rayonnante de joie venait ensuite et enfin Mademoiselle, qui avait couvert ses voiles noirs de tout ce qu’elle possédait de perles. Toutes avec des traînes qui, sans être aussi longues que celle de la nouvelle reine, n’en compliquèrent pas moins les évolutions dans la belle église au somptueux retable doré et sculpté, où les hommes de la région, placés dans les trois galeries étagées jusqu’à la voûte en berceau de navire, firent entendre les plus beaux chants du monde.
Sylvie qui se souvenait de ce qu’avait été le ménage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche pria de tout son cœur pour que ce nouveau couple, si bien assorti, trouve ce bonheur qui est rarement le lot des personnes royales, mais le sourire de Louis quand il regardait sa jeune femme, et surtout le regard de Marie-Thérèse, déjà brillant d’un amour qui ne s’éteindrait jamais, permettaient les plus grandes espérances.
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