Anne d’Autriche, elle non plus, n’oubliait pas. Elle s’attachait de toute sa force à ce qu’elle espérait un bonheur et, le soir venu, pour qu’au moins la pudeur de Marie-Thérèse ne soit pas soumise à trop rude épreuve, elle n’hésita pas à bousculer les traditions, referma elle-même les rideaux du lit sur le jeune couple à peine couché et renvoya tout le monde.
— Pensez-vous qu’ils seront heureux ? demanda Sylvie à Mme de Navailles tandis qu’elles quittaient ensemble la maison du Roi.
— J’en doute un peu. Le bruit court qu’en rentrant à Paris le Roi ferait, seul, un crochet par Brouage où Mazarin a exilé sa nièce Marie, sous le prétexte de visiter le port de La Rochelle. D’autre part, certains regards posés sur l’une des filles d’honneur ne m’ont pas échappé. Il faudra veiller au grain…
— Ou faire en sorte que la Reine continue de plaire à son époux ?
— Quelque chose me dit que ce sera plus difficile…
Le vent de mer rafraîchissait la nuit étoilée. Les deux femmes prolongèrent leur promenade pour mieux en profiter.
CHAPITRE 3
UN CADEAU POUR LA REINE
Ce fut à Fontainebleau et, bien entendu, au moment où elle s’y attendait le moins que Sylvie revit François.
Avant de présenter la Reine à Paris et d’y faire avec elle sa « joyeuse entrée », Louis XIV décida de passer quelques jours dans un palais qu’il aimait particulièrement. Il y avait plus d’un an que la Cour avait quitté la capitale pour la Provence et le Pays basque et il est toujours agréable de rentrer chez soi. En outre, le long voyage de retour en plusieurs semaines ponctuées de fêtes, de discours, de banquets, de bals et de toutes sortes de distractions avait offert trop de logements improvisés, voire misérables, pour que tous ne souhaitent retrouver l’espace et le charme de ce qui était alors la plus agréable des résidences royales.
Sylvie aussi aimait Fontainebleau où elle avait séjourné à plusieurs reprises sous le règne précédent. Elle appréciait la beauté de la grande forêt et l’agrément des bâtiments moins élevés que ceux de Saint-Germain, moins sévères que ceux du Louvre où la royauté s’était réinstallée après les troubles de la Fronde – avec le Cardinal qui tenait beaucoup de place – quand on avait pu mesurer la difficulté de défendre l’aimable Palais-Royal. Sylvie conservait le souvenir – amusé avec le recul du temps ! – de sa première rencontre avec Richelieu. Et c’est en y pensant qu’elle était descendue dans les jardins, ce matin-là de bonne heure, dans l’intention de jouir de la fraîcheur de la rosée et de refaire cette première promenade qui devait avoir tant d’influence sur sa vie de petite fille d’honneur de quinze ans, puisqu’elle lui avait permis de rencontrer, non seulement le redoutable Cardinal mais aussi celui qui était devenu son époux et que, ce jour-là, accompagnait le trop beau et trop imprudent Cinq-Mars. Un pèlerinage de tendresse en quelque sorte !
Il était vraiment tôt : l’aurore incendiait le ciel et Sylvie pensait disposer d’une petite heure, le couple royal étant encore au lit. Or, en arrivant au pavillon Sully, elle s’aperçut que l’immense enfilade de jardins allant de l’étang aux carpes au Grand Canal était envahie par une foule de gens affairés, valets, ouvriers, jardiniers et artificiers, mêlés à ce qui ne pouvait être que les préparatifs d’une grande fête dont personne n’avait sonné mot, le parc étant, la veille au soir, rigoureusement vide et désert. Déçue, un peu mécontente, elle allait se décider à rentrer au château quand, derrière elle, une voix masculine se fit entendre :
— Par grâce, madame, gardez-moi le secret encore deux ou trois heures !
Le son grave et chaud de la voix l’atteignit comme une flèche. Elle se retourna et vit qu’il était là, que c’était lui qui venait de parler. À cause de la grande mante de soie légère dont elle s’était enveloppée contre l’humidité de l’aube, il ne l’avait pas reconnue. Et maintenant ils étaient face à face, figés par la surprise et se regardant sans trouver un mot à dire, sans oser un geste. Seuls vivaient leurs cœurs, qui battaient la chamade, leurs yeux qui se pénétraient plus ardemment peut-être que ne l’eût fait un baiser, illuminés d’une joie dont ils n’étaient maîtres ni l’un ni l’autre mais qui, très vite, épouvanta Sylvie. Réagissant enfin, elle voulut fuir, mais il la retint par un pli de sa mante :
— En souvenir d’autrefois, Sylvie, accordez-moi au moins cet instant puisque Dieu nous permet de le vivre à l’écart des regards indiscrets de la Cour.
— Dieu ? N’est-ce pas un trop grand nom, trop commode aussi pour un simple hasard ?
— Que vous regrettez, bien sûr !
— Je viens de manquer au serment que j’avais fait à votre victime de ne vous revoir de ma vie. N’est-ce pas assez ?
— Non, parce que vous êtes injuste. Quand deux hommes se font face, l’épée à la main, les armes sont égales. C’est corps pour corps, sang pour sang, vie pour vie, et quand l’un d’eux tombe, il n’est pas plus une victime que l’autre un bourreau.
— Vous l’avez tué pourtant !
— Mais je ne le voulais pas et c’est là que résidait la différence entre nous : lui se battait pour tuer. Moi pas.
— Vous en êtes sûr ?
— En conscience, oui ! Nous étions de force sensiblement égale au jeu de l’escrime et je ne voulais pas mourir. Peut-être me suis-je défendu un peu trop bien. J’ai conscience, depuis longtemps, qu’il eût mieux valu pour moi d’être tué. Pour moi et surtout pour vous… Mon ombre eût été plus heureuse : elle aurait vécu tout près de vous ces interminables années où vous êtes demeurée quasiment recluse sur vos terres et qui m’ont fait tant de mal !
— Cela ne se dirait guère, fit-elle avec une pointe d’amertume qui n’échappa pas à François.
— Allons donc ! Ne me dites pas que je n’ai pas changé ?
C’était indéniable, mais s’il était à présent différent, il n’en était peut-être que plus séduisant. Ses cheveux, jadis si longs, si blonds, avaient pris une teinte plus foncée et s’argentaient légèrement vers les tempes. Coupés au ras des épaules et rejetés en arrière, ils dégageaient le visage énergique dont les traits se creusaient, accusant davantage la ressemblance avec César de Vendôme son père. Si le jeune dieu nordique d’autrefois s’effaçait, il était incontestable que la maturité seyait à François de Beaufort : sa silhouette, sans s’épaissir le moins du monde, en tirait plus de puissance sous le justaucorps de daim gris fer qu’il portait avec des bottes de cavalier.
— En effet, admit Sylvie, vous avez changé…
Mais il ne la laissa pas continuer :
— L’apparence seulement, Sylvie. Le cœur, lui, est toujours le même… toujours tout à vous !
— Encore un mot sur ce sujet et je vous quitte ! fit-elle sévèrement en esquissant un mouvement de retraite qu’il arrêta de la main.
— Je pensais, après tant d’années de pénitence, avoir acquis le droit de vous dire ce qu’il en est de moi.
— Celui qui est entre nous ne vous accorde aucun droit. D’ailleurs, je ne vous crois pas. Si éloignée que j’aie été de la Cour, ses bruits n’en sont pas moins venus jusqu’à moi. On parlait, à votre sujet, d’une demoiselle de Guerchy ; on avance à présent le nom de Mme d’Olonne…
Au léger sourire qui détendit les lèvres dures, elle comprit qu’elle venait de commettre une faute en laissant entendre qu’elle s’intéressait toujours à lui et se traita de sotte. Cette fois, il fallait partir si elle ne voulait pas poursuivre le dialogue sur un ton différent. Virant sur ses talons avec une prestesse qui fit voler sa mante, elle se trouva nez à nez avec Nicolas Fouquet, survenant à la tête d’une troupe de musiciens et disant :
— Où en êtes-vous, monseigneur ? Tout sera-t-il prêt pour le plaisir de Leurs Majestés lorsqu’elles sortiront de la messe ?… Tiens, madame la duchesse de Fontsomme ! C’est apparemment le jour des surprises, mais la mienne est la plus heureuse puisque je vous rencontre. Vous êtes bien matinale.
— J’ai toujours aimé ce parc et je venais y rêver un peu quand je suis tombée…
— Sur les préparatifs de la fête que M. le duc de Beaufort veut offrir au Roi et pour laquelle il s’est donné beaucoup de peine.
— Je n’en serais pas sorti sans vous, mon cher Fouquet ! Vous êtes, en vérité, un grand magicien…
— Inutile de me chanter ses louanges ! coupa Sylvie en tendant sa main au surintendant des Finances. M. Fouquet est, depuis longtemps, l’un de mes plus fidèles amis. Mais j’ignorais que vous vous connaissiez ? ajouta-t-elle d’un ton plus sec.
— Vous n’allez pas, j’espère, lui en vouloir pour ça ? C’est la passion de la mer qui nous a rapprochés. Vous n’ignorez pas que j’ai la survivance du poste d’amiral qui est encore à mon père. Fouquet est le nouveau maître de Belle-Isle et nous avons tous deux de grands projets pour mieux fortifier les côtes bretonnes et construire en eau profonde un port capable d’accueillir des vaisseaux de guerre entre Brest et Dunkerque. Nous pensons aussi à ma principauté de Martigues dont on pourrait faire, en Méditerranée, un grand port de commerce…
— Pitié, monseigneur ! dit Fouquet en riant. N’accablez pas Mme de Fontsomme sous nos projets. Peut-être nous prendrait-elle pour des fous… Oh Dieu ! Voilà M. Colbert qui nous arrive avec sa mine sombre et son œil fureteur. Il me suit à la trace dès que je mets le pied chez le Roi.
— Le miel attire les mouches et puis, mon ami, votre trace est si brillante qu’elle est facile à relever. Pour ma part je n’aime pas cette laide figure d’envieux et je vous la laisse. J’accompagne Mme de Fontsomme jusqu’au Grand Degré…
Sylvie aurait bien voulu refuser, mais elle craignit de paraître discourtoise aux yeux de Fouquet. Elle chemina donc un instant sans parler aux côtés de François puis demanda :
— Pourquoi perdre votre temps à me faire la conduite ? Vous allez être en retard.
— C’est avec vous que je suis en retard : de dix ans ! Sylvie… Accordez-moi de vous revoir… de temps en temps au moins. Ces années m’ont été si pénibles…
Les yeux fixés sur la pointe de ses souliers qui apparaissaient et disparaissaient au rythme de la marche, Sylvie se garda bien de tourner la tête vers lui. Au son de sa voix, elle devinait qu’il devait avoir ce visage de passion auquel jadis elle n’avait pu résister.
— Cela ne m’est pas apparu si long, à moi !
— Dieu que vous êtes cruelle ! Seulement je ne vous crois pas. Ce fou de Bussy-Rabutin prétend que l’absence est à l’amour ce qu’est au feu le vent… qu’il éteint le petit et allume le grand. Le mien est plus fort que jamais, Sylvie. Et le vôtre ?
— Brisons là, je vous prie ! C’est une question que je ne vous permets pas de me poser parce que je ne me la pose plus depuis longtemps. Cela dit, la vie de cour nous obligera à des rencontres. Il faudra vous en contenter.
— J’aimerais pourtant voir vos enfants. Votre petite Marie était si mignonne… et, ajouta-t-il d’un ton plus grave, je serais heureux de connaître votre fils.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, la gorge soudain séchée.
— C’est… naturel il me semble…
Cette fois elle le regarda avec une sorte d’épouvante, mais il venait de s’arrêter près d’un portique de roses et de jasmins, et respirait une fleur d’un air innocent. Que savait-il au juste de la naissance de Philippe ? En connaissait-il la date exacte au point d’en déduire la vérité ? Pourtant, la guerre faisait rage à cette époque et il croulait sous les responsabilités…
— Que voyez-vous là de si naturel ? demanda-t-elle, décidée à le pousser dans ses retranchements.
Il eut un sourire, arracha la rose qu’il lui offrit, prit son autre main pour l’entraîner à l’écart des jardiniers au travail puis, posant sur ses doigts un baiser très doux, il murmura :
— Ne me laisserez-vous jamais personne à aimer ?
Sans rien ajouter, il laissa la main retomber et rejoignit le théâtre de verdure improvisé où tout à l’heure on donnerait l’un de ces ballets que le Roi aimait tant. Rêveuse, Sylvie remonta chez la Reine…
La fête de M. de Beaufort fut une réussite et le Roi daigna s’y amuser. Sylvie nettement moins, car dès l’instant où elle parut dans la suite de la Reine, le maréchal de Gramont, qui la poursuivait de ses assiduités depuis Saint-Jean-de-Luz en dépit de la présence de sa femme, s’attacha à ses pas avec une constance que la jeune femme jugeait agaçante.
Le clou de la journée fut l’instant où Beaufort, magnifique dans un habit de taffetas noir glacé d’argent – Sylvie devait découvrir par la suite que, comme elle, il ne portait que les couleurs du deuil –, vint mettre genou en terre devant la jeune Reine en lui offrant le plus ravissant négrillon qui se puisse voir. Il devait avoir de dix à douze ans et, pour rehausser encore sa beauté, on l’avait vêtu de satin doré et coiffé d’un turban assorti où moussaient des plumes blanches. Tout à fait à son aise, il salua d’abord avec une amusante gravité en croisant les mains sur sa poitrine et en s’inclinant puis, content des murmures admiratifs des courtisans, il alluma un éclatant sourire.
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