Ce petit discours fit l’effet d’une bombe. Les sept hommes rassemblés autour de la longue table n’en croyaient pas leurs oreilles. Plus de Premier ministre ! Un Conseil réduit à donner son avis « quand on le lui demanderait » ? Quant au petit couplet sur Hugues de Lionne, chargé des Affaires étrangères, il donnait à penser clairement que si l’on était si content de lui c’est qu’on l’était moins des autres. Le chancelier Séguier se sentit un peu souffrant et rentra vite se mettre au chaud au milieu de ses livres et de ses richesses. Fouquet, lui, fila chez la Reine Mère dont il attendit patiemment le lever pour lui raconter ce qui venait de se passer. Mais elle ne fit qu’en rire :

— Il veut faire le capable, dit-elle en haussant les épaules, mais il aime trop les plaisirs. Cette belle ardeur au travail n’y résistera pas longtemps, à présent que le Cardinal n’est plus là pour tenir serrés les cordons de la bourse…

C’était l’évidence même ! Et Fouquet repartit pour Saint-Mandé tout à fait rassuré.

CHAPITRE 5

LA FÊTE MORTELLE

Le mariage de Philippe d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre eut enfin lieu le 30 mars, dans la chapelle du Palais-Royal qui était alors la résidence de la veuve de Charles Ier, mère de la fiancée. Mgr de Cosnac le célébra devant un autel décoré par les Visitandines de Chaillot de ces fleurs en colle de poisson – des roses blanc et argent – qui étaient leur spécialité. Mazarin n’avait quitté ce monde que depuis trois semaines, ce n’en fut pas moins le mariage le plus gai et le plus brillant qui se puisse voir. Madame était ravissante, Monsieur brillait comme un soleil, entouré des plus beaux gentilshommes de la Cour mués en satellites mais un peu éclipsés par l’éblouissant duc de Buckingham. Les deux reines mères arboraient des mines ravies. Seule, Marie-Thérèse s’efforçait de cacher des yeux gros de larmes parce que son époux ne quittait pas la mariée des yeux. Pendant ce temps, parquées dans un salon du palais, les nouvelles filles d’honneur attendaient avec impatience le moment d’être présentées. Marie encore plus que les autres.

Il n’y avait pas assez de place dans la chapelle pour qu’elle et ses compagnes aient pu voir la cérémonie, mais elle le supportait très bien. Il lui suffisait d’être dans la place et le rideau se lèverait bientôt sur la vie dont elle rêvait. C’était cela l’important.

La jeune fille n’en regardait pas moins avec curiosité celles qui allaient partager sa vie quotidienne au service de la princesse en se demandant si elle aurait plaisir à nouer amitié avec l’une ou avec l’autre, comme jadis sa mère avec Mlle de Hautefort. C’était assez difficile à décider parce qu’on ne leur avait pas accordé le droit de se parler depuis que la sévère Mme de La Fayette – une amie personnelle de la reine Henriette-Marie ! – les avait rassemblées en se contentant d’indiquer les noms. Sur la dizaine, Marie n’en avait retenu que quatre ; les autres lui paraissaient dépourvues d’intérêt, appartenant à cette catégorie de la société qu’elle appelait « moutonnière » parce qu’elle se déplaçait toujours en un groupe compact dans lequel on ne distinguait rien. Certes, toutes étaient jolies dans le petit troupeau mais ces quatre-là semblaient aussi intelligentes. Singulièrement celle qui portait le plus grand nom : Athénaïs de Rochechouart-Mortemart, dite Mlle de Tonnay-Charente : grande, d’une blondeur rayonnante avec des yeux magnifiques scintillants comme des diamants bleus, elle avait une allure d’altesse, de grandes manières et un esprit vif qu’un seul mot permettait de déceler. Blonde aussi mais pourtant son contraire, Louise de La Baume Leblanc de La Vallière évoquait les douceurs du clair de lune avec son teint transparent, sa grâce flexible, sa fragilité, ses yeux d’azur clair et ses cheveux aux reflets d’argent. Celle-là était timide et douce. Les deux autres étaient brunes : Aure de Montalais avec un teint d’ivoire chaud et les yeux noirs les plus vifs et les plus gais qui soient, Élisabeth de Fiennes, elle, se contentait d’un châtain foncé avec des joues de rose et des prunelles brunes et veloutées. Mais, à la réflexion, Marie conclut qu’elle se sentait plus attirée par Tonnay-Charente et Montalais : la première parce qu’elle lui rappelait sa marraine, la fière et superbe Hautefort, la seconde parce que, avec elle, on ne devait pas s’ennuyer facilement. La Vallière faisait un peu trop victime prête pour le sacrifice et Fiennes n’avait pas l’air de s’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Son choix personnel fut en quelque sorte ratifié par les deux jeunes filles car l’une lui adressa un sourire et l’autre un clin d’œil. Après la présentation, elles se rejoignirent tout naturellement :

— Mesdemoiselles, dit Athénaïs de Tonnay-Charente qui était aussi l’aînée, je ne sais ce que vous pensez de notre avenir, mais je crois que nous avons beaucoup de chance d’appartenir à Madame plutôt qu’à la Reine…

— Nous nous amuserons certainement bien davantage ! renchérit Aure de Montalais en contemplant avec satisfaction le cercle de jeunes gentilshommes qui brûlaient de faire leur connaissance…

— Vous devez savoir cela, vous, Fontsomme ! La duchesse votre mère, qui remplace Mme de Béthune plus souvent qu’à son tour, ne trouve pas sa charge trop pesante ? Des nains, des duègnes macérées dans le bénitier et des prières, surtout des prières, quand toute la Cour ne songe qu’à chanter et à danser ?

— Je vais vous confier un secret, dit Marie en riant. Ma mère est capable de s’accommoder de n’importe quelle forme de cour, mais ce qui lui gâche la vie, c’est le chocolat ! Elle déteste le chocolat qui lui donne mal au cœur. Et malheureusement, la Reine en boit plusieurs tasses par jour…

— Moi, je trouve cela plutôt bon et je m’en accommoderais beaucoup plus que des prières…

— Mesdemoiselles, mesdemoiselles ! Laissons là ces futilités, faisons notre choix parmi ceux que nous allons côtoyer chaque jour et accordons-nous afin de nous apporter secours et assistance. Et surtout, éviter de piétiner les plates-bandes de l’une ou de l’autre, dit Athénaïs. Pour ma part, je trouve le marquis de Noirmoutiers assez de mon goût.

— Le beau miracle, rit Montalais. On le dit amoureux de vous et prêt à demander votre main. De mon côté, j’ai des visées assez hautes. À défaut du duc de Buckingham qui va nous quitter parce que Monsieur est jaloux de lui, j’avoue que le comte de Guiche…

— Mauvais choix, ma chère ! L’héritier du maréchal de Gramont est l’ami de cœur de Monsieur !

— Oh, vous croyez ?

— J’en suis certaine. Cependant, il se peut qu’il ne le reste pas longtemps s’il continue à regarder Madame comme il le fait depuis deux jours. S’il n’est pas en train de tomber amoureux, je veux bien être pendue !

— En ce cas, fit Aure de Montalais avec philosophie, il faudra que je regarde ailleurs… Et vous, ajouta-t-elle en souriant à Marie, vers qui se tourne votre cœur ?

La petite – elle était la plus jeune des trois – devint toute rouge.

— Oh moi je… je ne m’intéresse pas aux jeunes gens. J’aime qu’un homme soit vraiment un homme. Pas une ébauche.

— Vous avez un penchant pour un barbon ? fit Athénaïs moqueuse. C’est grand dommage ! Allons, dites-nous tout puisque nous allons vivre à présent aussi proches que des sœurs…

Elles étaient toutes deux charmantes, amicales et ne songeaient certainement pas à se moquer d’elle, pourtant Marie répugnait à lancer le nom qui habitait sa tête et son cœur. Son regard flotta autour d’elle, s’arrêta…

— C’est… c’est M. d’Artagnan !

— Le capitaine des mousquetaires ?

Les deux autres étaient ébahies mais Marie releva bien haut son petit nez en agitant nerveusement son éventail.

— Et pourquoi pas ? C’est la plus fine lame du royaume, dit-on, et il a… des dents superbes !

Comprenant qu’elle avait trouvé là un faux-fuyant, ses compagnes se mirent à rire de bon cœur. D’un geste presque tendre, Athénaïs caressa sa joue d’un doigt léger.

— Vous avez raison : nous sommes trop curieuses ! Gardez votre secret, petit masque !… Je crois, en tout cas, que nous ne nous ennuierons pas ensemble…

De ce jour, Sylvie ne vit presque plus sa fille en dehors des cérémonies religieuses auxquelles toute la Cour assistait. Ou plutôt toutes les cours, car il fut vite évident que celle de Madame l’emportait sur les autres. Tout ce que la France comptait de noblesse jeune, riche, gaie, vivante et avide de s’amuser se donna rendez-vous au palais des Tuileries ou au château de Saint-Cloud dont Monsieur avait fait une merveille… Le petit homme avait du goût et si sa « passion » pour sa jeune femme ne dura guère que quinze jours, il se montra ravi d’être au centre de ce que la vie parisienne comptait de plus élégant et de plus joyeux : en un mot d’être à la pointe de la mode ! Et Madame enchantait tous les cœurs. On la découvrait vive, intelligente, primesautière, aimant par-dessus tout séduire et s’amuser. Le départ de Buckingham, que Monsieur avait exigé de sa mère parce qu’il le trouvait outrecuidant – Philippe appartenait à cette espèce de jaloux, la pire de toutes, qui est celle des jaloux sans amour –, n’avait guère touché Madame. Le beau duc avait fait son temps d’adorateur et devait céder la place à une autre cible, beaucoup plus passionnante aux beaux yeux de la princesse : le Roi, qui se rendait chez elle au moins une fois par jour. Louis XIV lui-même, qui venait de signer le contrat de mariage de Marie Mancini, son grand amour de jeunesse, avec le richissime prince Colonna et de la voir partir sans sourciller pour l’Italie, se libéra d’Olympe de Soissons en la nommant surintendante de la maison de la Reine en remplacement de la princesse Palatine. Ce qui ne causa aucun plaisir à sa femme : en dépit du fait qu’il la rejoignait chaque soir dans son lit avec une grande ponctualité, il était évident que Madame l’occupait tout entier.

En revanche, on vit beaucoup Fouquet dans la maison de Conflans où Sylvie s’était résolue à rester avec l’approche des beaux jours et, surtout, le bruit que le Roi ne tarderait guère à transporter la Cour à Fontainebleau. Proche de Saint-Mandé et voisin du domaine de Mme du Plessis-Bellière, le joli manoir représentait pour lui un havre d’amitié où il était certain d’être toujours compris, toujours encouragé car les deux femmes se voyaient souvent et il n’était pas rare que venant chez l’une il trouvât l’autre.

À la suite du fameux Conseil où Louis XIV avait fait entendre sa volonté de régner seul, le Surintendant n’avait pu se défendre d’une vague inquiétude en dépit des assurances de la Reine Mère. Inquiétude compensée par la mine mélancolique du chancelier Séguier qui se voyait très bien chaussant les pantoufles de Mazarin. Il est toujours très doux d’assister à la déception de quelqu’un que l’on n’aime guère. Sa position à lui, Fouquet, ne changeait pas : elle restait splendide, même si elle comportait maintenant un bémol en la personne de Jean-Baptiste Colbert, Colbert sa bête noire qui devenait son bras droit et pouvait prendre place au Conseil… Une sorte de réconciliation de surface était intervenue entre les deux hommes mais le superbe, le magnifique Fouquet était bien décidé à ignorer autant que faire se pourrait ce fils de drapier voué selon lui aux emplois subalternes…

— Ne l’ignorez pas trop ! conseilla doucement Perceval de Raguenel. Cet homme-là ne vous aimera jamais et il vous jalouse.

— Et si bras droit il y a, renchérit Mme du Plessis-Bellière qui se trouvait là, je ne saurais trop vous conseiller d’accepter de devenir manchot si vous ne voulez qu’il vous gangrène. Je le crois acharné à votre perte.

— Ma perte ? Comme vous y allez, marquise ! Puis, renouvelant le duc de Guise en un mouvement d’une inimitable hauteur : « Il n’oserait ! »

La suite des jours sembla lui donner raison : le Roi apparemment adorait un Surintendant qui semblait uniquement attaché à le distraire. Ainsi, en rejoignant ses amis, un soir, Fouquet annonça triomphalement :

— La Reine Mère et moi avions raison : le Roi a l’intention de s’amuser. Il est las de voir Monsieur et Madame attirer à eux toute la gaieté du royaume : il emmène la Cour à Fontainebleau où il veut donner de grandes fêtes.

— Que vous allez devoir payer, mon ami, dit Perceval.

— Bien entendu. Il veut quatre millions !

La somme tomba comme un pavé sur le petit groupe réuni dans le salon de Sylvie dont on avait entrouvert les fenêtres – le temps étant d’une grande douceur – sur la floraison embaumée des lilas. Mme du Plessis-Bellière reposa sa tasse de thé encore à demi pleine[63].