De ce que se dirent Anne d’Autriche et sa belle-fille nul n’en eut confidence, mais quand les deux femmes se rendirent ensemble à la chapelle, suivies cette fois de leurs dames et gentilshommes – on était un dimanche –, chacun put voir que Marie-Thérèse avait de nouveau les yeux rouges et que la Reine Mère arborait un air de sévérité qui ne lui était guère habituel, surtout si tôt le matin. Madame, elle, ne parut pas. La princesse de Monaco vint prévenir qu’elle avait la fièvre, toussait et devait garder le lit :
— Nous irons la réconforter tout à l’heure, dit la Reine Mère d’un ton qui laissait prévoir que le réconfort pouvait fort bien s’accompagner d’une mercuriale. Après quoi, elle envoya Mme de Motteville prier le Roi de passer chez elle dès qu’il aurait un moment.
Au fond, Anne d’Autriche n’était pas tellement mécontente d’avoir enfin une occasion de régenter un peu cette jeunesse écervelée et bouillonnante de vie qui avait trop tendance à la laisser à l’écart avec Marie-Thérèse. Elle ne doutait nullement de la tendresse de ses fils, mais elle était consciente de ce que, vieillie, souvent malade, elle manquait un peu d’attraits pour une cour avide de plaisirs et de jouissances… Le Roi vint, entendit ce qu’elle avait à dire, puis s’en alla quérir des nouvelles de Madame avec laquelle il s’entretint un moment sans témoins. Lorsqu’il sortit, il annonça qu’il reviendrait le lendemain, puis il alla prendre son frère par le bras avec de charmantes marques d’affection « pour le réconforter » et décida de l’emmener à la chasse puisque les réjouissances prévues pour ce jour ne pouvaient avoir lieu. Monsieur détestait la chasse qu’il jugeait un exercice trop brutal pour l’harmonie de ses mises, toujours admirables, et la délicatesse de ses mains, mais il se laissa tout de même emmener sans résistance. Quant à la reine Marie-Thérèse, bien que désolée que son état la prive de suivre son époux à la chasse – elle était une excellente cavalière ! –, elle acheva cette journée agitée dans l’odeur mélangée du chocolat, de l’encens brûlé en quantité dans son oratoire et dans le calme lénifiant qui suit les grandes tempêtes. Le château tout entier fut ce jour-là d’une grande tranquillité.
Au retour des chasseurs, le Surintendant, qui venait d’arriver de sa terre de Vaux en compagnie du duc de Beaufort, vint avec ses grandes manières habituelles tenir l’étrier au Roi devant le bel escalier en fer à cheval construit jadis par Louis XIII. Ce procédé sembla mettre Louis XIV d’excellente humeur :
— Avez-vous quelque bonne nouvelle à nous porter, monsieur Fouquet ?
— Aucune en particulier, Sire. Je souhaitais seulement savoir de Votre Majesté quel jour elle arrêtait pour faire à ma maison de Vaux le grand honneur de venir jusqu’à elle ?…
— Quoi déjà ? N’avions-nous pas parlé du mois d’août, et nous finissons juin ! Faut-il tant de préparatifs pour une visite de campagne ?
— Lorsqu’il s’agit de recevoir le plus grand roi du monde, Sire, tout autour de lui doit s’efforcer de tendre à la perfection et je veux que le Roi soit content.
Louis XIV eut un sourire qu’un observateur attentif eût jugé ambigu :
— Recevez-nous selon vos moyens, monsieur, et nous serons satisfait ! Ah, mon cousin Beaufort, vous voilà donc ! Je vous croyais à Saint-Fargeau, chez Mademoiselle qui nous boude ces temps derniers ?
— Non, Sire ! J’étais à la campagne de M. Fouquet. Nous établissons de grands plans pour que le Roi ait une marine digne de lui et nous avons travaillé…
— Comme c’est bien ! Mais puisque vous voilà, allez donc saluer Madame qui est souffrante. Vous savez quelle amitié elle vous porte. Vous lui ferez plaisir…
— Et à moi plus encore, Sire, mais… ce malaise… serait-il annonciateur d’un heureux événement ?
— Cela m’étonnerait fort ! ricana le Roi. Et prenez garde à ne pas faire trop le galant auprès d’elle. Monsieur crie comme une orfraie dès que Madame regarde un gentilhomme avec quelque douceur !
Ce soir-là, l’arrivée inopinée de la duchesse de Béthune permit à Sylvie d’échapper à l’atmosphère étouffante de l’appartement royal. Elle souffrait d’un violent mal de tête, dû autant aux vapeurs conjuguées de l’encens et du chocolat qu’au duel oratoire incessant qui opposait, jour après jour, la surintendante de la maison de la Reine, Olympe Mancini, comtesse de Soissons, à la dame d’honneur, Suzanne de Navailles, dès que leurs obligations les mettaient en présence. Les criailleries de l’Italienne trop vaniteuse pour être intelligente, perverse et cruelle de surcroît, se heurtaient à l’ironie mordante, au dédain à peine voilé de la duchesse de Navailles pour une femme à l’origine douteuse, selon les critères de la noblesse française, et dont le Roi, pour se débarrasser d’une maîtresse devenue encombrante, n’avait rien trouvé de mieux que lui donner à régir la maison de sa femme.
Peu tentée par un retour dans son logis où la chaleur du jour devait s’attarder, Sylvie pensa que la fraîcheur du parc lui ferait le plus grand bien. C’était l’heure du souper du Roi et elle y serait sans doute assez tranquille. Comme d’habitude, elle traversa le Parterre pour descendre vers la Cascade et le Canal qui perçait de part en part les ombrages épais du parc… Elle allait à pas lents, maniant d’un geste machinal un précieux éventail d’écaille blonde et attentive à l’éloignement progressif des bruits du château. Elle allait vers le silence, vers le calme de l’eau endormie sous un ciel bleu sombre criblé d’étoiles et sous la caresse d’un rayon de lune. Un instant, elle s’arrêta pour contempler tant de beauté et ne même plus entendre le froissement de sa robe sur le sable. Elle saisit alors le crissement léger de pas qui s’approchaient : un couple venait qui la retint contre la balustrade et dans l’ombre d’une statue, soudain gênée par sa situation de témoin involontaire. Ennemie jurée des potins de cour et de ceux qui en faisaient quotidiennement la chasse, elle voulut se retirer mais un éclat de rire la retint, suivi d’un :
— Par la mordieu, ma chère petite, savez-vous que ceci ressemble beaucoup à un enlèvement ?
— Le moyen de faire autrement quand on veut parler à quelqu’un ? Voilà des semaines que l’on ne vous a vu et vous tombez chez Madame au moment où l’on vous y attend le moins ? J’ai saisi l’occasion en m’échappant lors de votre sortie, en vous suivant et en vous demandant un instant d’entretien. En êtes-vous fâché… monseigneur ?
Les deux voix n’étaient que trop faciles à identifier pour Sylvie. C’étaient celles de sa fille et de Beaufort. Elle resta, prenant soin de s’abriter davantage derrière la statue. D’ailleurs, la nuit était assez claire pour qu’elle distingue sans peine les deux promeneurs dont le but semblait être les cascades.
— Pas le moins du monde, jeune demoiselle. Je me sentirais plutôt flatté… si je ne craignais que vous ne souhaitiez me faire part de quelque ennui de la duchesse votre mère ?
— Ma mère ? Que vient-elle faire ici et pourquoi donc supposez-vous que je veuille parler d’elle ?
— Parce que nous avons été élevés ensemble ou peu s’en faut et parce que vous ne pouvez ignorer à quel point elle m’est chère ?
La douceur soudaine du ton de François n’en fit ressortir que mieux la colère qui vibra dans la voix de Marie :
— Voilà bien de l’affection perdue ! Ma mère vous déteste, monsieur le duc. Oubliez-vous que vous avez tué mon père ? Cela ne lui laisse guère de raisons de vous aimer…
— Je le sais, hélas ! Et croyez bien que j’en suis plus navré que je ne saurais dire. Et tout autant de la brutalité de votre accusation. Si j’ai tué le duc de Fontsomme, je ne l’ai pas voulu et cela change tout. Vous êtes trop jeune pour apprécier ce qu’était la Fronde quand on n’était pas du même parti. Et un duel, quand les armes et la valeur sont égales, n’a rien à voir avec un meurtre.
En dépit de la gravité sombre des paroles de son compagnon, Marie se mit à rire :
— Vous vous donnez bien du mal pour plaider une cause gagnée depuis longtemps. Pour moi tout au moins…
— Cette absolution me rend fort heureux, fit Beaufort avec gravité. C’est de cela que vous vouliez me parler ?
Il y eut un silence, comme si Marie hésitait au bord de quelque chose d’inconnu, mais elle avait trop de bravoure pour balancer longtemps. En outre, il y avait des jours et des jours qu’elle préparait les paroles qu’elle allait prononcer. Derrière sa statue, Sylvie entendit :
— J’ai à dire que je vous aime et que je veux être votre femme.
C’était énoncé simplement mais avec une noblesse qui fit trembler Sylvie parce que l’on y sentait une vraie détermination. Sa petite Marie, en qui se révélait la femme, pensait profondément chacun des mots qu’elle venait de prononcer. François dut le sentir aussi car il ne rit pas et même laissa passer un peu de temps avant de répondre :
— Qui suis-je pour mériter le choix d’un être aussi charmant que vous ? Et si jeune !… Trop sans doute pour savoir en vérité ce que c’est que d’aimer.
— Par pitié, laissez de côté les vieux poncifs ! Il n’y a pas d’âge pour l’amour et je n’ignore pas que ma mère vous a aimé quand elle était encore une petite fille…
— Jusqu’à ce qu’elle rencontre votre père ! Le cœur change, Marie… Il en sera du vôtre comme de celui de la duchesse…
Les larmes aux yeux, Sylvie lui envoya une pensée de gratitude. François savait bien qu’elle l’avait toujours aimé et que le mariage n’y avait rien changé mais il était bon que Marie le crût. Comment réagirait-elle si elle en venait à voir en sa mère une rivale ? Marie, cependant, repartait à l’attaque :
— Et le vôtre, monseigneur ? Qu’en est-il ? fit-elle d’un ton mordant qui effraya sa mère parce la femme qu’elle serait bientôt s’y révélait avec son goût du combat et sa capacité de souffrance. Vos nombreuses maîtresses l’encombrent-elles au point de n’y point laisser place à un amour… légitime ?
— Plus les maîtresses sont nombreuses et moins elles encombrent. D’autant qu’elles n’y ont jamais eu place.
— Quoi, vous n’aimez pas ces femmes que vous affichez ?
— Je ne crois pas afficher qui que ce soit.
— Vraiment ? Et Mme d’Olonne ?
Beaufort haussa les épaules :
— Choisissez mieux vos exemples, mademoiselle ! Mme d’Olonne n’en est pas un… surtout pour une jeune fille ! Elle n’est pas de celles que l’on aime.
— Et Mlle de Guerchy ?
— Mlle de Guerchy non plus !
— Alors, parlons de Mme de Montbazon ? Celle-là au moins vous l’avez aimée ?
Une soudaine colère amena la foudre dans les yeux de Beaufort.
— Celle-là, je vous défends d’y toucher ! Respect à la mort, Marie de Fontsomme ! Et à celle-là surtout ! Je crois que je vais vous laisser poursuivre seule cette promenade…
Il s’écartait déjà. Elle le retint d’un cri :
— Non !… Je vous en supplie, restez encore un peu ! Et pardonnez-moi si je vous ai blessé mais, voyez-vous, c’est la première fois que j’aime – sûrement aussi la dernière quoi que vous en pensiez ! – et je ne sais pas bien m’y prendre.
— L’amour vrai n’a pas besoin de savoir s’y prendre ! À présent mon enfant, écoutez-moi…
— Je ne suis pas votre enfant et ne veux pas l’être !
— Dieu que vous êtes fatigante ! Cessez donc de jouer aux propos interrompus ! Ce que j’ai à vous dire est sérieux. Tout d’abord, sachez que je ne me marierai jamais. Lorsque j’étais enfant, on me destinait à Malte et l’idée m’en plaisait parce que j’ai toujours rêvé de courir les mers. Mais je n’ai pas fait profession et n’ai même jamais aperçu les clochers de la sainte île guerrière…
— Rien ne vous empêche donc de vous marier…
— Si : moi ! Parce que jamais la femme que j’aime – pardonnez-moi si je vous irrite mais il en faut bien venir à le dire ! – jamais cette femme ne m’acceptera pour époux…
Marie recula comme si une balle l’avait frappée :
— Ainsi, vous aimez quelqu’un ? fit-elle d’une voix dont l’altération fit mal à Sylvie. Qui est-ce ?
— Je ne l’ai jamais dit qu’à Dieu et à elle. Encore ne suis-je pas certain qu’elle m’ait cru…
— Alors, pourquoi ne pas renoncer et prendre celle qui pourrait peut-être vous aider à oublier ?
— On n’oublie plus à mon âge et ce serait vous faire courir un trop grand risque. Vous méritez mieux ! Regardez devant vous ! Pas derrière. Moi j’appartiens au passé !
— De la Cour peut-être mais pas de la gloire ! Vous êtes un homme de guerre, vous serez amiral après le duc votre père et vous pourchasserez l’ennemi sur toutes les mers du monde. Donc vous deviendrez un héros ! Et je veux être la femme d’un héros… pas d’un muguet de cour épiant sans cesse le moindre froncement de sourcil du souverain.
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