François se mit à rire de si bon cœur qu’il en détendit l’atmosphère :
— Je commence à comprendre pourquoi vous tenez tant à vous embarrasser d’un barbon. Un marin n’est pas souvent là, ce qui laisse à son épouse tout le loisir de mener la vie qu’elle veut tout en portant avec fierté l’auréole de gloire.
Le cri de colère de Marie dérangea une chouette qui humait paisiblement l’air nocturne :
— Oh ! C’est indigne !… Mais dites tout ce que vous voulez, vous ne me découragerez jamais. Je me suis déterminée à n’épouser personne d’autre que vous… ou Dieu !
Ayant dit, elle lui tourna le dos et prit sa course vers le château illuminé après avoir ramassé à pleines mains sa jupe de satin rose, sans imaginer un seul instant qu’elle laissait sa mère plongée dans un abîme de réflexion… ni que son bien-aimé, en la voyant partir, ne put retenir un « ouf » de soulagement.
Cet amour-là était plus qu’intempestif et même il l’effrayait, lui qui n’avait jamais eu peur de rien. Voilà qu’après dix longues années de pénitence sans un sourire de Sylvie, sans pouvoir même une seconde effleurer ses doigts de ses lèvres, cette jeune étourdie s’avisait de l’aimer ? Que penserait-elle, sa douce et fière Sylvie, si elle apprenait qu’il avait pris le cœur de sa fille ? Qu’il cherchait une laide vengeance pour dix ans de dédain, ou un moyen encore plus laid de se rapprocher d’elle en dépit de sa volonté ?
Retrouvant un geste d’autrefois qui lui était familier quand, petit garçon à Anet ou à Chenonceau, il se trouvait embarrassé, il ramassa quelques cailloux et fit des ricochets sur l’eau du Grand Bassin, et ce fut cette eau qui lui suggéra une solution : prendre la mer, demander à Fouquet-le-tout-puissant de lui obtenir un commandement, réaliser enfin ce rêve-là, le plus vrai, le plus pur ! Tourner le dos à la Cour, ses pièges, ses perfidies et naviguer en simple capitaine avec une poignée d’hommes, sans attendre que la mort d’un père qu’il aimait lui offre l’Amirauté…
Le dernier caillou ponctua sa décision et, après l’avoir lancé, il se mit à la recherche de son ami Fouquet. Lorsqu’il fut éloigné, Sylvie quitta enfin sa statue et continua sa promenade interrompue. Sa tête ne la faisait plus souffrir mais elle avait plus que jamais besoin de réfléchir dans le silence et la solitude. Elle descendit vers le ruban miroitant du canal…
Pendant ce temps Marie, revenant vers le château, rencontra Tonnay-Charente et Montalais qui la cherchaient :
— Où diantre étiez-vous passée ? s’écria la première. A-t-on idée de s’esquiver ainsi quand il se passe des choses passionnantes ?
Marie aurait bien riposté que Beaufort lui paraissait le plus passionnant des sujets mais, outre qu’elle n’entendait partager son secret avec personne, c’eût été sans doute peine perdue, les deux autres paraissant excitées au plus haut point.
— Vraiment ? fit-elle d’un ton léger. Monsieur aurait-il fait à son épouse une déclaration d’amour publique ?
— Nous n’aurions pas dépensé un pas pour vous raconter cela, dit Montalais. C’est du Roi qu’il s’agit.
— Belle nouvelle ! Tout le monde sait que le Roi est follement amoureux de sa belle-sœur. Au point de faire pleurer la Reine.
— Si vous nous laissiez parler ? fit sévèrement Athénaïs, cela vous éviterait de dire des sottises. À présent, si nous ne vous intéressons pas…
D’un geste, Marie arrêta son mouvement de retraite et s’excusa gentiment :
— Ne m’en veuillez pas : je suis un peu nerveuse ces temps-ci…
— Vous voyez pourtant M. d’Artagnan tous les jours ? fit Montalais acide.
— Sans doute mais j’ai d’autres sujets de contrariété. À présent, s’il vous plaît, instruisez-moi !
— Eh bien, voilà l’affaire…
Douée de façon incontestable pour le récit, Athénaïs retraça, avec verve et une grande fidélité, la petite scène qui s’était jouée chez Madame après le départ de M. le duc de Beaufort. Le Roi était entré pour prendre à son tour des nouvelles de la belle malade, mais sans s’attarder. L’heure du souper approchait et Sa Majesté, douée d’un robuste appétit, ne cacha pas qu’elle avait faim. C’est ce détail qui rendit l’événement tellement extraordinaire : en quittant la chambre de Madame, Louis, au lieu de foncer vers la porte, s’est approché du groupe des filles d’honneur et s’est adressé directement à Mlle de La Vallière pour lui demander si elle se plaisait à Fontainebleau. Naturellement, la première surprise passée, le respect avait obligé les compagnes de la jeune fille à s’écarter, la laissant avec le Roi dans un superbe isolement.
— Bien incommode, d’ailleurs ! grogna Aure de Montalais. Nous entendions d’autant moins que cette pauvre Louise, rouge comme une cerise et tout interdite, balbutiait des réponses à peu près inaudibles en faisant les yeux les plus mourants du monde…
— Et c’était dans la chambre de Madame ? En sa présence ? Et elle n’a rien dit ?
— Rien du tout. Elle regardait la scène du fond de son lit en buvant de l’eau d’oranger d’un air tout à fait bénin. Mais moi j’arriverai bien à savoir ce que le Roi a dit à Louise. Nous sommes compagnes depuis que nous servions ensemble la vieille Madame à Blois. Elle ne peut rien me cacher.
Pourtant, la curieuse Montalais en fut pour sa peine : Louise refusa de révéler la moindre des paroles du Roi. Tout en parlant, elle pressait son cœur de ses mains comme si elle craignait qu’il laissât échapper la moindre bribe de ce précieux trésor. Attitude dont ses trois compagnes tirèrent une stupéfiante conclusion : La Vallière avec ses airs de vierge sage, fragile et attachant peu d’importance aux choses de la terre, était amoureuse de son souverain…
— Amoureuse folle, amoureuse perdue ! Allez donc après cela vous fier à l’eau qui dort, conclut Montalais.
Elle et ses compagnes n’étaient pas au bout de leurs surprises. Les jours qui suivirent alimentèrent avec générosité leurs conversations comme celles de toute la Cour. Louis XIV se mit à faire ouvertement la cour à La Vallière ! Dès qu’il entrait chez Madame, c’était elle qu’il cherchait avant même de saluer la princesse. Allait-on en promenade : on le voyait à la portière de sa voiture pour lui donner la main. Il y eut surtout l’épisode de l’orage qui éclata alors que l’on s’éparpillait en forêt où l’on put voir Louis rester debout sous un arbre, tête nue, à se tremper, tandis que de son chapeau et même de sa personne il s’efforçait de protéger sa jolie compagne. Lorsqu’il rejoignit le gros de la troupe, le couple émettait en se regardant sans cesse une sorte de rayonnement plus révélateur qu’un long discours. Madame qui, jusqu’alors, avait suivi ces divers jeux avec un air amusé cessa de sourire…
En fait, il s’était passé ceci : devant la levée de boucliers soulevée par leur amour affiché avec tant d’insolence, Louis et Henriette s’étaient résolus à donner le change : on décida de s’abriter à la lumière d’un « chandelier ». Autrement dit, le Roi feindrait de s’éprendre d’une des filles d’honneur de sa maîtresse que l’on prit soin de choisir la plus discrète possible, la plus vulnérable aussi. Ce fut Louise de La Vallière après que Madame – qui ne songeait nullement à se créer une rivale – eut refusé Tonnay-Charente trop belle et trop altière, Fontsomme trop jeune, trop jolie et qui de toute évidence ne saurait pas jouer son rôle parce qu’elle ne s’intéressait pas au Roi, Montalais enfin, trop maligne et sûrement trop difficile à manier.
Or, au cours de ses conversations en aparté avec la jeune fille, Louis XIV découvrit cette chose incroyable, inouïe : la petite Tourangelle l’aimait, passionnément même, depuis qu’elle l’avait vu jadis à Blois chez sa tante d’Orléans. Et c’était l’homme qu’elle aimait, non le Roi, et elle l’eût cent fois préféré simple mousquetaire ou hobereau de campagne que marié à la fois à la France et à une Infante.
L’amour attire l’amour et celui-là était bien puissant : Louis flamba comme un brandon de pin et oublia tout à fait Madame qui n’eut plus d’autre ressource que se rapprocher des deux Reines pour faire front contre la nouvelle favorite. La pauvre allait en voir de toutes les couleurs mais, en attendant, la foule des courtisans se tournait dans un mouvement d’ensemble réglé depuis des siècles vers l’astre en train de se lever. Nicolas Fouquet s’annonça chez son amie Sylvie de Fontsomme.
— Je viens aux nouvelles, mon amie. J’arrive tout juste de Vaux et j’entends des choses si étonnantes qu’il me faut des assurances. On parle du Roi et d’une fille d’honneur alors qu’à mon dernier passage tout était à Madame ?
— Eh bien tout a changé. Du moins je le crois, mais c’est Marie que vous devriez interroger, mon cher Fouquet, puisque c’est de l’une de ses compagnes qu’il s’agit.
— Dès que le Roi est en jeu, une dame d’honneur de la Reine doit en savoir tout autant. Sa Majesté ne doit pas se satisfaire davantage de cette nouvelle aventure que de la précédente.
Sylvie se mit à rire :
— C’est le moins que l’on puisse dire ! La pauvre !… Songez que, depuis son mariage il y a un peu plus d’un an, cette pauvre petite Infante amoureuse comme il n’est pas permis a vu son époux se complaire d’abord avec Soissons, puis avec Madame tout court et maintenant c’est cette malheureuse La Vallière qu’il projette en pleine lumière. Du coup, les deux Reines et Madame sont tout le temps ensemble, visiblement liguées contre la nouvelle favorite…
— Parlez-moi d’elle ! Qui est-elle au juste ?
— Une charmante enfant ! Timide, douce, effacée, une vraie violette des bois. Elle n’a que dix-sept ans. Elle appartient à la bonne noblesse tourangelle…
— Fortunée ?
— Oh, je ne crois pas ! Parmi les filles d’honneur de Madame elle est la plus modestement vêtue. Son défunt père, le marquis de La Vallière, possédait quelques biens mais la veuve les avait un peu écornés avant de se remarier avec le maître d’hôtel de la vieille Madame. La Reine, naturellement, sait tout cela et, en elle, l’épouse bafouée rejoint l’Espagnole offensée. Elle finirait peut-être par admettre une maîtresse de haut rang, mais elle considère La Vallière comme une fille de rien et son orgueil en souffre.
— Vous pensez que le Roi est vraiment amoureux, vous qui le connaissez depuis l’enfance ?
Sylvie écarta les mains en signe d’impuissance :
— Qui peut se vanter de bien connaître un homme tel que lui ? Tout ce que je peux dire c’est qu’il en a l’air.
— C’est tout ce que je voulais savoir ! Je baise vos jolies mains, ma chère duchesse !
Un salut pirouettant plein d’élégance et Fouquet disparaissait dans les profondeurs du palais en disant qu’il savait ce qui lui restait à faire. Il était déjà hors de vue quand Sylvie, inquiète, ouvrit la bouche pour demander à quoi il pensait…
En fait, l’idée du surintendant des Finances était d’envoyer, à Louise de La Vallière, Mme du Plessis-Bellière pour lui porter ses hommages et lui offrir deux cent mille livres « pour que sa parure soit digne d’une auguste attention ». C’était, malheureusement, la bourde à ne pas faire, Louise n’étant pas taillée sur le même patron que la majorité des dames de la Cour. Non seulement elle refusa mais, bouillante d’indignation, elle alla tout raconter au Roi…
Aussi Louis XIV est-il fortement prévenu contre son ministre lorsque, en fin d’après-midi du 17 août, son carrosse encadré de mousquetaires et de gardes-françaises franchit les hautes grilles dorées du château de Vaux-le-Vicomte et s’avance dans la large allée sablée dont une armée de domestiques prévenants a ôté le moindre caillou… L’effet de surprise est total : devant la magnificence du château et de ses jardins soudain surgis des bois qui l’ont dissimulé jusque-là, Louis XIV a le souffle coupé et, tandis que la longue file des voitures s’avance, il contemple presque incrédule ces parterres brodés, fleuris, ces eaux jaillissantes – on est en pleine canicule –, ces statues et cette architecture hardie, majestueuse, si nouvelle.
Et puis voici Fouquet lui-même qui attend le Roi au bas du perron tandis que sa femme va se placer à la portière de la Reine Mère. Marie-Thérèse qui souffre d’une grossesse que la chaleur rend pénible n’a pu venir mais, invitée particulière des Fouquet, Sylvie a rejoint son amie Motteville. Ce qu’elle voit l’épouvante : le Surintendant a jeté l’or à la pelle pour que la fête et la splendeur du château soient inoubliables, et c’est trop, beaucoup trop pour un jeune roi souvent impécunieux et dont l’œil n’a rien de tendre.
Après les rafraîchissements, Fouquet fait les honneurs du parc aux onze cents jets d’eau, puis d’un potager qui n’a son rival nulle part au monde. Bien plus tard, Louis XIV fera mieux encore à Versailles, pourtant, on pourra l’entendre dire à ses courtisans : « Vous êtes trop jeunes pour avoir mangé des pêches de M. Fouquet. »
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