Ensuite, on revient au château et l’on passe à table. Tandis que Fouquet et sa femme servent au Roi et à Anne d’Autriche, dans de la vaisselle d’or, les mets les plus délicats préparés par Vatel, trente buffets regorgeant de victuailles et des vins les plus fins sont à la disposition des invités. Le Roi a d’abord dévoré, puis son appétit s’est ralenti et il est devenu rêveur cependant que sa mère feignait de dédaigner ce qu’on lui offrait.

Le souper achevé, on gagne le théâtre de verdure élevé près d’une sapinière. Comme l’on redoute un orage, les spectateurs trouvent l’abri d’une vaste tente de damas blanc. Une comédie de Molière est au programme. Ce sera Les Fâcheux dont certains se demandent s’il n’y a pas là quelque intention discrète. Enfin, un extraordinaire feu d’artifice, chef-d’œuvre de Torelli, embrase le ciel d’été. Il fait jaillir des fleurs de lis accompagnant les monogrammes du Roi et de la Reine Mère qui se fondent ensuite en milliers d’étoiles. On ne saurait rien imaginer de plus galant ni de plus magnifique, pourtant Louis XIV regarde cela d’un œil froid. Il se sent humilié, comparant ces splendeurs à ce qu’il possède lui-même, et oublie qu’avant de faire sa propre fortune, Fouquet a aidé vigoureusement Mazarin à faire la sienne. Mazarin qui avant de mourir lui a donné, en la personne de Colbert, l’instrument pour perdre Fouquet.

— Madame, murmura-t-il à sa mère, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?

À deux heures du matin, Fouquet pensant que le Roi souhaite se reposer lui demande humblement s’il acceptera d’occuper pour cette nuit la chambre fabuleuse qu’on lui a préparée. Mais non, le Roi veut rentrer dans son Fontainebleau. Aussitôt les trompettes sonnent et, tandis que l’on avance les voitures, le château tout entier semble s’embraser par la magie des artificiers et Fouquet vient tenir la portière à son royal invité. À cet instant il a un dernier geste, combien généreux : il offre Vaux, ses merveilles et tous ceux qui les ont fait naître à ce roi qui n’a même pas pour lui un sourire, qui ne remercie même pas pour cette fête qui a ruiné le Surintendant. Il refuse le domaine mais gardera en mémoire les noms des artistes qui l’ont créé : Le Vau, Lebrun, Le Nôtre, sans compter Molière qui cependant est encore à son frère, et aussi La Fontaine qui a dit de si jolis vers…

Il s’en va, remâchant sa colère et une jalousie indigne d’un roi quand il se veut grand…

Sylvie a vu tout cela. Elle a vu aussi le sourire de matou satisfait qui orne la lourde face de Colbert. Celui-là sent la chair fraîche… Alors, laissant Mme de Motteville repartir seule, elle a choisi de s’attarder. Fouquet le magnifique trouvera bien une voiture pour la ramener à Fontainebleau avant le lever de la Reine. Ce qu’elle veut, c’est parler à son ami : elle rejoint le couple qui, debout au pied du perron, regarde le train royal se fondre dans la nuit.

Mme Fouquet l’a vue venir et lui offre un sourire las :

— J’ai dit tout ce que je pouvais dire, ma chère amie, mais il n’a rien voulu entendre. Souffrez que je me retire à présent : je suis si fatiguée…

— On le serait à moins… Reposez-vous bien ! Quant à vous, mon cher Nicolas, je crois que vous êtes fou. Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? Cette fête démontre de façon éclatante, pour le Roi, que vous êtes plus riche et plus puissant que lui…

— Il s’est invité lui-même. Pouvais-je le recevoir comme un voisin de campagne ? Je l’ai reçu comme je le devais et ce que j’ai voulu lui montrer c’est que j’étais capable de l’aider à devenir le plus grand roi du monde !

— Vous avez fait ce qu’il voulait. Ou plutôt ce que Colbert voulait… Je crains fort que l’on ne vous ôte votre surintendance et que vous ne soyez jamais Premier ministre. Mais grâce à Dieu, vous êtes toujours procureur général, ce qui vous sauve du pire !… Vous l’êtes toujours, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle inquiète de la mine soudain assombrie de son ami.

— Non, je ne le suis plus. J’ai vendu ma charge à M. de Harlay pour un million quatre cent mille livres… dont vous venez de voir s’envoler la meilleure part avec les illuminations, le spectacle et les feux d’artifices.

— Mon Dieu ! Vous avez fait cela ? Mais…

— Allons, allons, coupa-t-il d’un ton léger qui se voulait rassurant, même si l’on me fait quitter la vie publique, je saurai bien y revenir avec le temps. Et en attendant, je me partagerai entre ici, où je suis bien, Saint-Mandé où je suis encore mieux et Belle-Isle. Vous voyez que j’aurai de quoi m’occuper.

— Et si l’on vous prenait tout cela, si l’on allait… encore plus loin ?

— Ne dramatisez pas ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge ou au temps des Valois et je ne m’appelle ni Enguerrand de Marigny ni Beaune de Semblançay. Cela dit… je suis heureux que vous soyez restée, mais venez prendre quelque repos ! À l’aube ma voiture vous ramènera à Fontainebleau…

En revenant vers son poste dans la fraîcheur d’une aurore glorieuse rendue plus joyeuse par le chant d’une alouette matinale, Sylvie ne parvenait pas à repousser de noirs pressentiments qui ne s’apaisèrent pas dans les jours qui suivirent. D’ailleurs, la Cour fut moins gaie. Le Roi était tout à ses nouvelles amours qu’il rencontrait secrètement – mais ce ne fut pas longtemps un secret ! – dans la chambre de son fidèle Saint-Aignan. La Reine poursuivait une grossesse qui la tourmentait, et Madame la rejoignait à présent dans les malaises d’une future maternité qui ne l’enchantait pas car elle la privait souvent des plaisirs qu’elle aimait tant.

Peu de temps après, un matin, le Roi annonça qu’il comptait partir prochainement pour Nantes où se réunissaient les États de Bretagne. Seuls ses gentilshommes l’accompagneraient. Les Reines resteraient à Fontainebleau. Et le soir même, le capitaine d’Artagnan rejoignait Sylvie au bord du Grand Canal où elle avait pris l’habitude de faire quelques pas à des heures aussi régulières que possible.

— Je suis venu, madame, vous donner un bon avis. Je ne vous cache pas que j’ai longtemps balancé avant de venir vers vous… quelque plaisir que j’en aie mais vous m’avez, il n’y a pas si longtemps, sauvé un ami et je veux essayer de vous rendre la pareille.

— Voilà un préambule bien effrayant.

— Et ce qui va suivre ne l’est pas moins. Dites à M. Fouquet de ne pas se rendre aux États de Bretagne… ou, s’il y va, qu’il ne fasse que traverser Nantes pour aller s’enfermer dans Belle-Isle…

— Mais… pourquoi ?

— Parce que le Roi le fera arrêter… et par moi, j’en jurerais, comme il a bien failli le faire l’autre nuit à Vaux.

Sylvie considéra avec épouvante la haute silhouette du mousquetaire :

— Arrêter M. Fouquet, chez lui ? Alors qu’il venait de se ruiner aux trois quarts pour lui plaire ?

— C’est pourquoi j’ai eu l’honneur de dire à Notre Majesté qu’elle se déshonorerait en agissant ainsi et que, pour ma part, je ne me sentais pas disposé à faire si vilaine besogne…

— Et vous n’êtes pas à la Bastille ? souffla Sylvie abasourdie d’une pareille audace.

— Eh non ! Le Roi me connaît depuis longtemps. Il est jeune, impulsif, et quand il est en colère il est difficile de lui faire entendre raison ; pour cette fois, il a bien voulu admettre que j’étais dans le vrai et que l’acte eût été fâcheux, mais je gagerais tout ce que je possède au monde que, s’il va à Nantes, M. Fouquet n’en repartira pas avec ses propres chevaux. Des chevaux, il est vrai, qui vont très vite car je n’en connais guère de plus beaux. Alors, qu’il s’en serve quand il en est temps encore !

Sylvie passa son bras sous celui de d’Artagnan et fit avec lui quelques pas silencieux.

— Est-ce qu’en me donnant cet avis, murmura-t-elle enfin, vous ne manquez pas à votre devoir envers le Roi ?

— Rien ne me fera manquer à mon devoir envers le Roi. S’il m’ordonne dans les jours à venir d’arrêter le Surintendant, je l’arrêterai sans hésiter, mais l’ordre ne m’en est pas encore donné et je ne fais que vous confier ce que je crois…

— Je ne sais si l’on m’écoutera mais je vous dois un grand, un très grand merci…

— Je ne crois pas. Voyez-vous je… je déteste jusqu’à l’idée que je pourrais voir des larmes dans vos yeux…

Ce jour-là, Sylvie comprit que d’Artagnan était amoureux d’elle.

Fouquet, comme elle s’y attendait, ne voulut rien entendre. Bien que souffrant d’une fièvre tenace, il voulut aller à Nantes où le Roi le convoquait, mais fit la plus grande partie de la route sur une confortable gabarre qui descendit la Loire, en même temps qu’une autre portant Colbert avec laquelle on lutta de vitesse de la meilleure grâce du monde. Cette atmosphère quasi amicale confortait Fouquet dans l’idée que ses amis se trompaient du tout au tout. Avant le départ, le Roi, qui fit le voyage à cheval, n’avait-il pas fait prendre par Le Tellier des nouvelles de sa santé ?

À Nantes, le Surintendant et sa femme – elle ne le quittait plus d’une semelle depuis la fête de Vaux – s’installèrent à l’hôtel de Rouge qui appartenait à la famille de Mme du Plessis-Bellière. Fouquet se coucha mais reçut néanmoins une joyeuse délégation de femmes de Belle-Isle qui, dans leurs beaux atours de fête rouges, vinrent danser pour lui. Le Roi envoya Colbert prendre de ses nouvelles et celui-ci en profita pour soutirer au Surintendant, dont il préparait la perte depuis si longtemps, 90 000 livres « pour la Marine ». Il annonça aussi que le lendemain, 5 septembre, il y aurait Conseil matinal au château, le Roi ayant décidé de partir pour la chasse.

Fouquet s’y traîna du mieux qu’il put, ressortit entouré de la foule habituelle des solliciteurs qui empêchèrent toute action contre lui. Ce fut seulement place de la Cathédrale que d’Artagnan, accompagné de quinze mousquetaires, rattrapa sa chaise à porteurs et lui signifia l’ordre d’arrestation. Le prisonnier leva sur lui des yeux pleins d’une immense surprise :

— Arrêté ? Moi qui croyais être dans l’esprit du Roi mieux que personne du royaume ?… En ce cas, faites en sorte qu’il n’y ait point d’éclat…

— Cela dépend un peu de vous, monsieur, fit l’officier avec une tristesse qui n’échappa pas à Fouquet. Pour ma part, sachez que j’aurais préféré ne jamais accomplir ceci…

— Où me conduisez-vous ?

— Au château d’Angers…

— Et les miens ?…

— Je n’ai pas d’ordre les concernant…

Tandis que d’Artagnan s’éloignait de quelques pas pour un ordre, Fouquet murmura à son valet La Forêt : « À Saint-Mandé et à Mme du Plessis-Bellière. » Dans son esprit, cela voulait dire que ceux de sa maison et son amie devaient faire en sorte d’enlever ses papiers personnels. Intelligent et vif, La Forêt s’éclipsa, quitta Nantes à pied jusqu’au prochain relais de poste et partit à fond de train. Quand il arriva à destination il était déjà trop tard : Colbert avait pris ses précautions…

Ce fut le 7 septembre que, par un courrier envoyé au chancelier Séguier et un autre à la Reine Mère, ceux de Fontainebleau apprirent ce qui venait de se passer à Nantes. Épouvantée, Sylvie prit, dans la journée, le premier prétexte pour quitter son service, laissant Marie-Thérèse dolente sur une chaise longue, en compagnie de Chica qui chantait pour elle et de Nabo qui lui faisait de l’air avec un énorme éventail en plumes d’autruche bleues. Elle courut chez la Reine Mère, s’attendant à la trouver aussi désolée qu’elle-même. Depuis qu’il possédait quelque pouvoir, Fouquet l’avait servie avec dévouement et fidélité, même et surtout pendant les temps si rudes de la Fronde. Il était aussi l’homme de confiance de Mazarin qu’elle avait aimé au point de l’épouser secrètement. Elle allait sans doute tout faire pour venir en aide à si noble et si généreux serviteur qui jamais ne lui avait refusé quoi que ce soit, quitte à payer de sa propre bourse.

Or, lorsque Sylvie entra dans les appartements, elle entendit l’écho de deux rires et, trouvant Motteville au seuil du Grand Cabinet, elle lui demanda qui était là.

— La vieille duchesse de Chevreuse, répondit celle-ci. Vous ne le savez peut-être pas mais elle est venue souvent ces derniers temps.

— Pour pleurer misère comme d’habitude ou quémander pour son jeune amant, le petit Laigue ?

— Non. Pour se réjouir… Écoutez plutôt !

Avec un demi-sourire, Françoise de Motteville entrouvrit la porte du Cabinet, laissant parvenir jusqu’à elle et son amie la voix aigre et exultante de l’ancienne beauté du temps de Louis XIII :

— Vous verrez, Madame, ce M. Colbert vous sera un bien meilleur serviteur que ce Fouquet dont vous avez enfin compris qu’il n’a jamais songé qu’à sa propre fortune. Il était temps que vous abandonniez cet homme qui n’est après tout qu’un traitant malhonnête…