— Ah, je l’avoue, la fête insensée qu’il nous a donnée à Vaux m’a fait voir combien vous aviez raison de me mettre en garde. Le défunt Cardinal a d’ailleurs bien vivement recommandé M. Colbert au Roi et il savait ce qu’il faisait…

— Je vous annonce ? proposa Motteville, la main sur la poignée de la porte.

— Non… Non, c’est inutile, ma chère amie. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus et je perdrais mon temps. À propos : savez-vous ce qu’a obtenu cette femme pour ce bel ouvrage ?

— Une pension, je crois… et surtout un commandement pour le jeune Laigue. Celui-ci avait fort à se plaindre du Surintendant qui l’avait traité selon ses mérites.

Écœurée, Sylvie regagna son appartement. Ce qu’elle venait d’entendre ne la surprenait qu’à moitié. Depuis qu’elle connaissait Anne d’Autriche, elle l’avait vue abandonner l’un après l’autre amant et fidèles serviteurs : François de Beaufort, La Porte, Marie de Hautefort, Cinq-Mars et François de Thou qu’elle avait livrés au bourreau, et jusqu’à cette même Chevreuse rappelée après un long exil pour se voir écartée de la Cour comme un meuble inutile, mais celle-là avait su revenir en surface, plus venimeuse que jamais. Colbert, férocement attaché à la perte de son ennemi, avait vite compris quel parti on en pouvait tirer, moyennant finances bien entendu… Tout cela, en vérité, était infâme et le service des rois présentait bien souvent des côtés sordides. Au fond, il était sans doute dommage qu’Anne d’Autriche n’eût pas épousé son beau-frère, l’homme de toutes les démissions, de tous les abandons. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre.

Tandis que ses pieds chaussés de satin gris foulaient l’herbe d’une pelouse, elle dérangea une couleuvre qui fila vers l’eau et elle resta là un instant à la regarder disparaître, frappée par le symbole. Les armes de Colbert portaient une couleuvre – encore qu’une vipère eût mieux convenu ! –, celles de Fouquet un écureuil : la bête rampante avait pris à son piège le petit coureur aérien et s’enflait pour l’étouffer avant de l’avaler…

Sentant les larmes lui venir, Sylvie rentra chez elle le plus vite qu’elle put puis décida de demander un congé. Il fallait qu’elle sache ce que devenaient la femme et les enfants du prisonnier, ses proches amis aussi dont certains étaient les siens, et cela Perceval saurait sûrement le lui dire. Elle verrait alors ce qu’il était possible de faire pour eux…

Toujours bonne, Marie-Thérèse lui octroya toutes les permissions qu’elle voulut, demandant seulement qu’elle ne s’éloignât pas trop longtemps. Suzanne de Navailles lui serra la main sans rien dire. Elle savait combien elle était sensible au sort de ceux qu’elle aimait et pour sa part l’eût volontiers accompagnée, mais il n’était pas possible de laisser la Reine aux griffes de Mme de Béthune ou d’Olympe de Soissons. Il fallait lui assurer autant que possible une grossesse tranquille.

Sylvie rentra chez elle le cœur un peu apaisé pour apprendre que Mme Fouquet était exilée – limogée avant la lettre puisque, Dieu sait pourquoi, on l’envoyait à Limoges –, que Mme du Plessis-Bellière était exilée à Montbrison, le frère archevêque de Narbonne et l’abbé Basile exilés on ne savait où et le frère évêque d’Agde dans son diocèse. Les maisons étaient fouillées de fond en comble, surtout celle de Saint-Mandé dont Colbert se chargea personnellement, au mépris de tout droit, puis les scellés mis partout et d’abord sur Vaux. Quant à l’hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs, on en chassa sans ménagements les enfants dont le dernier n’avait que deux mois et que l’on eût mis à la rue si un ami dévoué ne les avait conduits chez leur grand-mère… En même temps, on libérait ceux que le Surintendant, pour une raison ou pour une autre mais en général pour des délits, avait fait emprisonner. Mais cela, Sylvie et les siens ne le surent que plus tard, lorsque, quinze jours après le drame, l’abbé de Résigny accourut de Fontsomme dans un état à faire pitié : Philippe, son élève, avait été enlevé alors qu’avec des gamins de son âge il gaulait des noix au fond du parc…

L’un des cavaliers ravisseurs – ils étaient cinq – avait crié à l’abbé, éperdu et impuissant :

— Va dire à ta maîtresse que c’est une grave imprudence de jeter en prison les amis de M. Colbert… surtout lorsque l’on est de ceux de M. Fouquet !

La mère n’accorda que peu de temps à l’horrible douleur qui la transperça. La lionne se réveilla vite en elle. Elle commanda ses chevaux.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Perceval inquiet. Comptez-vous affronter ce Colbert ?

— La duchesse de Fontsomme ne s’abaisse pas à ces gens-là ! Je vais au Roi !

— Autrement dit, à Fontainebleau ? Alors je vais avec vous… ne serait-ce que pour guetter votre sortie au cas où elle s’effectuerait entre des gardes… Vous venez aussi, l’abbé, puisque vous avez été témoin !

Et Perceval de Raguenel s’en alla chercher le petit bagage qu’en homme de précaution il tenait toujours prêt à toute éventualité…

CHAPITRE 6

FRANÇOIS

Donnant la main à la Reine, le Roi sortait de la chapelle où le couple venait d’entendre la messe et traversait la double haie des courtisans inclinés quand soudain une femme pâle et belle dans ses atours de deuil, sans un bijou, se dressa devant lui avant de plier le genou jusqu’à toucher le sol. Puis sa voix s’éleva. Assez pour que tous pussent entendre.

— J’en appelle à la justice du Roi à l’instant où il vient de rencontrer Dieu parce que le Roi seul peut contraindre le ravisseur de mon fils à me le rendre !

Louis XIV eut un haut-le-corps, fronça le sourcil, mais au bout d’une seconde lâcha la main de la Reine pour relever Sylvie avec une sollicitude qui souleva un murmure d’admiration.

— Que dites-vous là, duchesse ? Votre fils aurait été enlevé ?

— Hier, Sire, sur nos terres de Fontsomme et sous les yeux de son précepteur, l’abbé de Résigny qui me suit…

— Comment pouvez-vous savoir qui a commis ce forfait ? Ces gens-là ne se vantent pas, en général.

— Ceux-là pensent pouvoir agir à visage découvert. Leur chef s’est déclaré ami de M. Colbert agissant contre une amie de M. Fouquet…

Le visage du Roi se figea, son regard durcit et sa bouche prit un pli désagréable.

— Ah ! dit-il seulement.

Puis, alors que chacun retenait son souffle :

— Je reconduis la Reine chez elle. Suivez-moi ensuite jusqu’à mon cabinet. Vous aussi l’abbé !

— Et si le Roi le permet, moi aussi !

Fendant la foule d’une épaule puissante, François de Beaufort venait se ranger au côté de Sylvie. L’œil royal eut un éclair de colère :

— Vous, monsieur de Beaufort ? Et à quel titre je vous prie ? Si c’est celui d’enfance, il est insuffisant…

— Mme de Fontsomme me déteste et le Roi le sait bien mais j’ai tué en duel le père de ce jeune garçon et je réclame le droit de… me mettre à son service puisque je l’ai privé de son défenseur naturel.

— C’est assez juste… à condition que la duchesse vous accepte.

Sylvie n’hésita même pas, heureuse, en dépit de tout, de ce soutien inattendu du véritable père. Soutien qui n’était pas sans danger : ami de Fouquet, Beaufort pouvait être suspect aux yeux de Louis XIV. La rejoignant dans une attaque contre Colbert, il jouait peut-être sa liberté.

— J’accepte, Sire.

— En ce cas venez ! Votre main, Madame, ajouta-t-il en revenant à son épouse qui n’avait rien compris mais que les atours noirs de Sylvie inquiétaient.

François, lui, n’osa pas offrir son appui physique à celle qu’il aimait désormais sans espoir, mais le regard qu’il posa sur elle la réconforta et ils marchèrent côte à côte en silence dans le sillage bleu et or de la traîne de Marie-Thérèse.

Tandis que l’on traversait la grande et magnifique salle de bal d’Henri II pour gagner les appartements de la Reine puis ceux du Roi, un incident faillit se produire : avertie par ces mystérieuses transmissions qui à la Cour propagent les nouvelles à la rapidité de l’éclair, Marie, suivie d’Athénaïs qui s’efforçait de la rattraper, voulut se précipiter vers sa mère. Elle fut attrapée au vol par Perceval qui, mêlé aux courtisans comme tout gentilhomme, possédait le droit de le faire, guettait son apparition.

— Doucement, jeune fille ! Personne n’a besoin de toi ici et ta mère moins que quiconque.

— Mais que fait-elle avec M. de Beaufort ?

— Il s’est mis à son service pour retrouver ton frère qui a été enlevé hier par… des inconnus. Ta mère vient de faire appel à la justice du Roi. Le ravisseur serait un personnage important. Maintenant tu en sais autant que moi. Mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Tonnay-Charente, soyez assez bonne pour la ramener chez Madame ! Et toi, Marie, tiens-toi tranquille ! Je te promets que tu auras des nouvelles…

— N’ayez crainte ! assura Athénaïs, je me charge d’elle. Elle sera surveillée de près… mais j’enverrai Montalais aux nouvelles ! C’est notre plus habile espionne ! conclut-elle en riant de toutes ses belles dents blanches.

Elle avait pris le bras d’une Marie réticente pour l’emmener quand un nouveau personnage entra sans plus de façons dans la conversation :

— Si forte qu’elle soit, votre Montalais ne vaudra jamais un homme habile, surtout quand il s’agit de savoir ce qui se passe chez le Roi. Mademoiselle de Fontsomme, je suis déjà votre serviteur, acceptez-moi comme chevalier servant. J’ajoute que je suis aussi votre admirateur…

— Quelle audace, Péguilin ! protesta Athénaïs. Vous êtes déjà le serviteur de tellement de dames que vous devez être fort encombré. Laissez mon amie Marie tranquille et retournez à vos affaires ! Je suis sûre que Mme de Valentinois vous cherche…

— Bah ! Elle est chez Madame et nous nous y rendons. Venez, mademoiselle, ajouta-t-il en présentant son poing fermé à Marie avec un regard enjôleur.

— Un instant, coupa Perceval avec un rien de sévérité. Je suis le tuteur de Mlle de Fontsomme… et je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Moi non plus je ne vous connais pas, fit le jeune homme avec impertinence, mais qu’à cela ne tienne : j’ai nom Antonin Nompar de Caumont marquis de Puyguilhem et je suis…

— Le neveu du maréchal de Gramont, récita Tonnay-Charente les yeux au ciel, et je commande la 1re compagnie de cent gentilshommes aux becs-de-corbin… et mon bec à moi est encore plus acéré que le signe de ma fonction ! Passez votre chemin, marquis ! Vous devriez déjà être à la porte du Roi pour écouter ce qui s’y passe !

— Je n’écoute pas aux portes, mademoiselle, et mes informations sont d’un ordre plus subtil. En outre… je souhaite être mieux connu de votre compagne…

— Elle vous connaîtra bien assez tôt ! Venez, Marie…

— Quelle pécore ! Il faudra qu’elle en rabatte le jour où j’irai vous demander, monsieur le tuteur, la main de votre pupille !

— Vous voulez épouser Marie ?… À propos, je suis le chevalier Perceval de Raguenel. Autant que vous sachiez mon nom.

— Vous avez raison, cela peut servir. Mais dites-moi un peu pourquoi je n’épouserais pas ? Elle est ravissante et c’est un parti magnifique ?

— Et vous, êtes-vous aussi un parti magnifique ?

Le jeune homme eut le curieux sourire qui lui plissait toute la figure et cependant lui donnait beaucoup de charme :

— Je ne dirais pas cela. Mon père, le comte de Lauzun, est plus riche d’ancêtres que de ducats… mais vous pouvez être certain que je ferai mon chemin. Le Roi m’aime bien parce que je l’amuse.

— Je croyais qu’il était question de mariage avec l’une des filles de Mme de Nemours ?

— Impossibilité majeure à cela, mon cher. Si j’épousais l’une, l’autre m’arracherait les yeux et sans doute aussi ceux de l’heureuse élue. Non, grâce à Dieu, ces deux folles et leur mère sont parties exercer leurs ravages en Savoie… et j’espère bien n’en plus entendre parler. À bientôt, monsieur le chevalier… moi je vais aux nouvelles !

Dans le cabinet du Roi, la conversation était moins tournée vers le badinage. En entrant, Louis XIV avait gagné son fauteuil derrière la lourde table où portefeuilles ouverts, classeurs et liasses de papiers attestaient qu’il ne s’agissait pas là d’un vain ornement, puis désigné un siège à Sylvie, Beaufort et l’abbé restant debout, de chaque côté.

— Racontez-moi ce qui s’est passé, ordonna-t-il en se carrant dans le haut fauteuil de chêne et de cuir clouté.

Avec plus de clarté que l’on en pouvait attendre de son émotion, M. de Résigny retraça la scène dont il avait été le témoin : les enfants occupés à leur cueillette, puis les cavaliers tellement sûrs d’eux-mêmes qu’aucun n’avait songé à se masquer, l’enlèvement du petit duc et enfin la phrase dédaigneusement lancée au précepteur éperdu. Quand il eut terminé, le Roi garda le silence un instant, puis :