— Cet homme a dit : « les amis de M. Colbert » ? Qui sous-entendait-il ? En auriez-vous quelque idée, duchesse ?

— Oui, Sire. Il s’agirait d’un certain Fulgent de Saint-Rémy, débarqué voici quelque temps de l’île Saint-Christophe et qui, se prétendant le frère aîné de feu mon époux, réclamait sa part d’héritage… sans d’ailleurs avancer aucune preuve.

— Un frère aîné ? Le maréchal de Fontsomme se serait-il marié deux fois ?

— Pas vraiment, mais il aurait signé une promesse de mariage à une jeune fille au cas où elle attendrait un enfant avant de partir pour la guerre. Elle s’est retrouvée enceinte, le père qui la destinait à un autre s’en est aperçu et l’a jetée dans un couvent dont elle s’est échappée à la fois pour sauver l’enfant à venir et suivre le seul ami qu’elle eût. Ils se sont embarqués pour les îles et l’enfant – ce Saint-Rémy – serait né sur le bateau. Il prétend pouvoir produire la promesse de mariage et s’est dit plus ou moins protégé par M. Colbert…

— Comment avez-vous traité ses prétentions ?

— Il m’est apparu assez misérable et je lui ai donné quelque argent…

— Vous avez eu tort. Ce genre de personnage se jette dans la rue sans explications…

— Je sais, Sire, mais il m’a aussi fait peur, je l’avoue, surtout quand il a dit qu’au cas où il arriverait quelque chose à mon fils – le dernier duc ! –, il ferait valoir ses prétentions devant le Parlement et le juge d’Armes du Roi. Et mon fils vient d’être enlevé…

— Il fallait appeler le guet, madame !… ou bien cet homme possède-t-il quelque moyen d’avoir barre sur vous ? Je ne vois pas bien ce que cela pourrait être car votre vie est limpide, mais les maîtres chanteurs sont pleins d’imagination…

Sylvie réprima un tressaillement : la main de Beaufort venait de se poser, légère puis ferme, sur son épaule comme pour l’engager à la prudence. Sous cette chaude pression, elle éprouva un étrange réconfort parce que cela voulait dire qu’il était prêt à tout pour sauver l’enfant dont il savait mieux que personne de qui il était le fils. Même s’il devait affronter ce jeune homme couronné qu’il avait tout autant de raisons d’aimer.

— Pas à ma connaissance, Sire, mais peut-être faudrait-il demander à M. Colbert ce que je lui ai fait pour qu’il s’en prenne à moi avec tant de cruauté ?

— Je ne crois pas qu’il ait la moindre raison de s’en prendre à vous en particulier, duchesse, ou de vous reprocher quoi que ce soit… sinon peut-être une trop grande amitié pour ce Fouquet que nous venons d’arrêter. Mais de là à de telles actions…

— Les amis de M. Fouquet sont fort maltraités ces temps derniers : exil, prison et j’en passe. M. Colbert donne libre cours à sa haine, jusqu’à fouiller lui-même, au mépris des lois, les papiers intimes de l’ancien Surintendant… même les lettres de femmes. Or, n’ayant jamais écrit à M. Fouquet, je ne crois pas qu’il en ait trouvé de moi…

— Un instant, madame ! On dirait que vous trouvez là belle occasion de faire le procès d’un serviteur qui m’est précieux. Il est possible qu’il outrepasse ses droits mais c’est par zèle pour la couronne et non par je ne sais quelle haine !

— Sire, coupa Beaufort, à qui Votre Majesté veut-elle faire croire cela ? Le monde entier sait que Colbert exècre Fouquet, mais le Roi ne nous fait pas l’honneur de nous recevoir pour en discuter. Seulement pour tenter de savoir ce qu’il advient d’un enfant innocent, du fils d’un serviteur encore plus fidèle que ne le sera jamais M. Colbert…

Le regard royal se chargea d’éclairs :

— À votre place, monsieur le duc, je ne rappellerais pas trop que vous étiez aussi fort ami du prisonnier…

— Nous travaillions ensemble à la défense des côtes de France, à l’amélioration de la Marine, donc au service de Votre Majesté mais, en dehors de cela, Sire, le Roi qui connaît Mme la duchesse de Fontsomme depuis toujours, et qui me connaît moi depuis longtemps, n’ignore pas que nous avons le même défaut, elle et moi : quand nous donnons notre amitié, nous gardons fidélité dans la mauvaise fortune comme dans la bonne sans que cela fasse de nous, pour autant, des conspirateurs. La justice du Roi nous est aussi sacrée que sa personne.

Les yeux de Louis XIV allèrent de l’un à l’autre : de cette femme si charmante et si digne à cette espèce de héros de roman qu’il avait cent fois maudit pendant la Fronde sans se défendre de l’admirer.

— Monsieur de Gesvres ! appela-t-il.

Le capitaine des gardes apparut aussitôt :

— M. Colbert est au château ?

— Oui, Sire… du moins je le crois !

— Qu’il vienne sur l’heure !

Le Roi se leva et alla vers l’une des fenêtres de son cabinet donnant sur le jardin de Diane. L’automne en son début dorait les feuillages et semblait donner aux fleurs sur le point de mourir plus d’éclat encore qu’au cœur de l’été sous le ciel adouci. Le silence s’établit sur la grande pièce. Un silence qui ne dura guère. Mis sans doute au courant de ce qui s’était passé au sortir de la messe, Colbert s’était rapproché de l’appartement royal et le marquis de Gesvres n’eut pas à le chercher bien loin. Peu de minutes s’écoulèrent avant qu’il ne fît son entrée, un portefeuille sous le bras comme d’habitude : il semblait en effet ne pouvoir se déplacer sans cet accessoire qui mettait l’accent sur sa passion du travail tout en lui donnant une contenance. Il faut ajouter que ledit portefeuille était souvent bourré de papiers…

Celui que Mme de Sévigné appellerait bientôt « le Nord » était alors un homme de quarante-deux ans, grand et assez corpulent. Avec son visage aux traits pleins, ses yeux, sa moustache et ses cheveux noirs, coupés assez courts, Jean-Baptiste Colbert n’inspirait pas la sympathie, plutôt une sorte de crainte larvée tant on devinait en lui un homme aussi redoutable, aussi impitoyable que l’avait été Richelieu. Cependant, il convenait de ne pas se tromper sur son aspect monolithique : il cachait une vaste intelligence qui eût été géniale avec plus de sensibilité et de finesse, mais Colbert, extrêmement ambitieux et avide de pouvoir comme de richesse, laissait paraître sur sa physionomie une farouche détermination à déblayer sans douceur les obstacles dressés sur sa route et la satisfaction intime de sa cruelle victoire contre Fouquet.

En entrant, il salua comme il convenait le Roi, la duchesse et les deux autres personnages présents, non sans qu’à la vue de Beaufort un bref éclair se fût allumé dans son œil sombre.

— Monsieur Colbert, dit Louis XIV, je vous ai fait mander pour que vous entendiez l’étrange récit que vient de me faire M. l’abbé de Résigny que voici. J’ajoute pour être plus clair que l’abbé est le précepteur du jeune duc de Fontsomme.

Il fallut bien que le malheureux se résigne à répéter ce qu’il avait vu et entendu. Sylvie s’attendait à le voir s’écrouler sous le noir regard de l’intendant des Finances mais, bien qu’il fréquentât les grands capitaines uniquement chez Tite-Live et les étoiles plus volontiers que les ministres, le petit abbé était de bonne race et ce fut avec une grande dignité qu’il redit la phrase accusatrice des malandrins.

— Quelle explication pouvez-vous donner à ceci, monsieur Colbert ? fit le Roi d’un ton négligent.

— Aucune, Sire. Mme la duchesse de Fontsomme qui ne me connaît pas ne m’a jamais rien fait et je n’ai pas l’habitude de m’attaquer aux enfants…

— C’est tout récent, alors ? coupa Beaufort avec un mépris mal déguisé. Sans M. de Brancas qui les a récupérés au nom de Sa Majesté la Reine Mère pour les mener à leur grand-mère, vous jetiez au ruisseau ceux de votre ancien patron !…

— Encore une fois, que l’on laisse M. Fouquet là où il est ! gronda le Roi en frappant du poing sur la table.

Puis, consultant une note prise peu avant :

— Vous auriez dans vos amis, Colbert, un certain… Saint-Rémy qui se prétend des droits à l’héritage de feu le maréchal-duc de Fontsomme…

— J’ai, en effet, reçu cet homme il y a quelque temps. C’était peu après le mariage de Votre Majesté. Il venait des Îles. De Saint-Christophe si je me souviens bien, mais dans la brève entrevue que je lui ai accordée, il n’a été question en rien d’une quelconque prétention à une quelconque succession.

— Pourquoi l’avoir reçu, en ce cas ?

— Le Roi n’ignore pas à quel point je m’intéresse aux terres lointaines, singulièrement aux îles Caraïbes, à des vues commerciales. Venant de Saint-Christophe, il était normal que je l’écoute.

— Que voulait-il ?

— À bout de ressources, il cherchait un emploi… un embarquement peut-être. En outre, il m’était adressé par une dame qui veut bien m’honorer de son amitié.

— Qui donc ?

— Mme de La Bazinière…

Sylvie ne put retenir une exclamation étouffée, mais qui dirigea tous les regards sur elle.

— Vous connaissez cette dame ? demanda le Roi.

— Oh oui, Sire. Je l’ai connue lorsque nous étions elle et moi filles d’honneur de la Reine, mère de Votre Majesté… qui pourrait en parler mieux que je ne souhaite le faire. Elle s’appelait alors Mlle de Chémerault et elle me rappelle… de bien mauvais souvenirs dont je ne veux pas fatiguer le Roi.

— Tiens donc !… Et cette femme serait capable de faire enlever votre fils ?

— Elle est capable de tout ! fit Beaufort. En ce qui me concerne, mon siège est fait et il nous reste à offrir des excuses à M. Colbert sous le nom duquel s’abritent des gens sans aveu. Si le Roi le permet, je me charge de cette affaire.

Fort sombre jusque-là, le visage du Roi s’éclaira. Il était enchanté que son cher Colbert soit mis si aisément hors de cause. François venait de jouer avec beaucoup d’habileté en renonçant à se poser en ennemi juré de l’intendant. Quant à celui-ci, au cas où il aurait couvert jusque-là les agissements de la dame, il devrait quitter cette position puisque le Roi était au courant. S’il poursuivait dans cette voie, il risquait peut-être un avenir qu’il voulait brillant. En effet, Louis XIV dit :

— Cela regarde au premier chef notre Lieutenant civil. M. Dreux d’Aubray recevra des ordres dans ce sens…

— Je supplie le Roi de n’en rien faire ! pria Sylvie saisie d’une angoisse nouvelle. Si mon fils est retenu chez elle… ce dont je doute, Mme de La Bazinière aura tout le loisir de le faire disparaître. Je ne veux pas risquer sa vie… en admettant qu’il soit encore vivant, ajouta-t-elle avec dans la gorge un sanglot.

Le Roi se leva et vint vers elle, se penchant même pour prendre ses mains dans les siennes :

— Vous la craignez à ce point ? Ma pauvre amie, il faut pourtant lui faire rendre gorge…

— Mais il ne faut pas qu’elle se sache démasquée, s’écria Beaufort, les yeux sur Colbert. Laissez-moi faire, Sire, au nom des liens de parenté qui nous unissent !

— Et que vous avez parfois oubliés !

— Je ne cesse de me le reprocher. Le Roi sait bien que je ne veux désormais que le servir de toutes mes forces…

— Le Roi le sait, monsieur le duc, intervint Colbert d’une voix dont la douceur surprit tout le monde. Il le sait si bien que j’apportais aujourd’hui à sa signature votre commandement en vue de mettre les vaisseaux de Brest en état de joindre ceux de La Rochelle, afin d’être en mesure d’entreprendre la prochaine campagne de printemps…

Il avait ouvert son portefeuille et en tirait un grand papier au-devant duquel le Roi avança la main sans quitter son cousin des yeux :

— J’espère que vous êtes content, mon cher duc ? Je sais que vous rêvez pour nous d’une marine nombreuse, puissante… ce dont elle est encore loin mais vous aurez toute l’aide nécessaire[64].

Beaufort rougit, pâlit, ses yeux bleus soudain pleins d’étoiles. Il s’inclina profondément en murmurant un remerciement ému mais, en se redressant, demanda :

— Quand dois-je partir pour Brest ?

— Le plus tôt sera le mieux, répondit Colbert. Huit vaisseaux ont le plus urgent besoin de recevoir les soins des maîtres de hache[65] et des maîtres voiliers. M. Duquesne vous attend.

— Sire, dit Beaufort, vous réalisez mon rêve le plus cher. Cependant…

— Cependant ? fit Louis XIV avec hauteur.

— Je ne saurais partir en paix si Mme de Fontsomme n’a pas retrouvé son fils.

— Cela peut durer longtemps ? grogna Colbert qu’un coup d’œil meurtrier de Beaufort cloua sur place.

— Pas avec moi, monsieur ! Pas avec moi…

— En ce cas, je vous accorde huit jours, dit le Roi. Ensuite vous rejoindrez Brest. Madame de Fontsomme, la Reine se privera de vos services le temps qui vous sera nécessaire pour retrouver votre sérénité, mais ne manquez pas de me tenir informé d’une affaire qui me tient à cœur par l’amitié que je vous porte.