— Appelez cela comme vous voulez mais, si vous ne vous décidez pas à m’écouter, vous risquez de graves ennuis. M. Colbert, interrogé par le Roi hier à Fontainebleau, n’a fait aucune difficulté pour admettre que vous lui aviez envoyé l’un de vos amis, un certain Fulgent de Saint-Rémy, afin qu’il utilise ses services…

L’œil aigu de François nota sans peine que la dame pâlissait sous le rouge qui lui faisait des joues pleines de santé. Pourtant elle parut se détendre, s’assit à son tour de façon à n’offrir qu’un profil encore parfait et prit un éventail comme si une soudaine montée de la température en justifiait l’emploi. Elle sourit :

— Fallait-il vraiment déranger Sa Majesté pour une telle vétille ? Quel mal y a-t-il à recommander à un futur ministre un pauvre diable plein de talents et fort malmené par la vie ?

— Aucun, fit Beaufort avec un bon sourire. Tout dépend des intentions qui vous animaient. Au fait, où l’avez-vous trouvé, votre protégé ?

— Devant ma porte. Il arrivait des Îles où un cousin de mon défunt mari lui avait donné un mot de recommandation. Il brûlait de trouver enfin un emploi digne d’un homme intelligent…

— Il y a tant à faire aux Îles, surtout fortune, que je ne vois pas bien ce qui pouvait l’inciter à entreprendre la traversée. À condition qu’il l’ait entreprise, évidemment !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’à l’époque où il prétend être arrivé, aucun Saint-Rémy n’a pris passage sur l’un des bateaux qui sont venus des Îles. Que ce soit de Saint-Christophe, de la Martinique ou de la Guadeloupe. Ou alors, il a voyagé sous un autre nom qui est son nom réel et il n’aurait revêtu celui dont il se pare… qu’en arrivant ici et dans un but trop évident.

— Vous me tenez là un discours tout à fait obscur. Je vous ai dit ce que je savais de ce malheureux… ou croyais savoir. En ce cas, ma bonne foi ne peut être mise en cause.

De bénin, le sourire de Beaufort se fit carnassier, montrant des dents parfaites qui ne demandaient qu’à mordre :

— Tendre agnelle ! Douce innocente ! Ainsi vous n’avez agi que par pure charité… parce que, bien sûr, vous ignoriez que cet aventurier osait se prétendre le fils aîné du feu maréchal de Fontsomme… ces Fontsomme dont vous rêvez depuis toujours de ceindre la couronne ducale…

— En vérité, j’ignore de quoi vous voulez parler.

— … au point, poursuivit Beaufort, de n’avoir pas hésité à aider votre protégé à enlever le jeune duc. Seulement, les ravisseurs ont eu le tort de clamer qu’ils appartenaient à M. Colbert, prétention que celui-ci nie de façon formelle !

Cette fois, Mme de La Bazinière éclata d’un rire dans lequel une oreille exercée eût décelé quelque fêlure :

— Bien entendu il le nie parce que le pauvre homme n’y est pour rien, comme moi-même ! La farce est d’ailleurs un peu grossière et se déchiffre aisément : ce sont des amis de M. Fouquet qui ont enlevé l’enfant en se proclamant du parti de Colbert pour le déconsidérer.

— Les amis de Fouquet enlever le fils d’une des leurs ? Comme c’est vraisemblable !

— Ce serait justement d’une grande habileté pour qui veut mettre Colbert dans un mauvais cas.

— J’admets que vous en seriez capable. Cependant M. Colbert ne garde aucun doute là-dessus : il s’en tient au fait que vous lui avez recommandé Saint-Rémy et que c’est lui, donc vous, qui a fait enlever le jeune duc de Fontsomme. Aussi, madame, je vous conseille de le rendre aux siens dans les heures qui viennent… et en bon état si vous voulez éviter de graves ennuis. Serviteur !

Beaufort tournait les talons pour sortir, mais elle l’arrêta d’un cri :

— Arrêtez !

Il la toisa avec mépris :

— Encore quelque chose à dire ?

— Oui. Je me demande ce que penserait le Roi qui est si fort du côté de la chère duchesse s’il savait que ce jeune duc, comme vous dites, n’a aucun droit au nom et encore moins au titre ?

— Continuez !

— Il comprendrait tout de suite pour quelle raison vous vous faites le champion de votre protégée…

— J’ai tué le père de cet enfant en duel : je le lui dois !

— Vous n’avez pas du tout tué son père, puisque son père c’est vous…

— Encore un de ces ragots dont vous aimez à vous repaître ! En vérité, vous êtes une créature infâme…

— Peut-être, mais si vous ne voulez pas que le Roi apprenne la vérité, je vous conseille de me laisser en dehors de cette affaire et de chercher votre Saint-Rémy ailleurs que chez moi…

Alors Beaufort perdit son sang-froid. Dégainant son épée d’un geste fulgurant, il en plaça la pointe au creux de la gorge de La Bazinière :

— Dites-moi où est l’enfant ou je vous tue !

Soudain blême, les narines pincées et les lèvres blanches, elle essaya encore de plastronner :

— Vous ne tueriez pas une femme ?

— Vous n’êtes pas une femme, vous êtes un monstre. Alors j’attends… mais pas plus longtemps que cinq secondes. Une… deux…

À cet instant la porte s’ouvrit sous la main d’un valet qui avait peut-être « gratté » mais qu’aucun des deux adversaires n’avait entendu. Il tenait un billet à la main. Aussi vivement qu’il avait dégainé, François abaissa sa lame tandis que la femme s’affalait dans le fauteuil avec un soupir énorme. L’homme salua Beaufort comme s’il n’avait rien remarqué de l’étrange scène :

— L’écuyer de monseigneur m’a dit de lui remettre au plus vite ce billet.

Beaufort déplia le papier et fronça le sourcil en découvrant un seul mot : « Venez ! » mais il n’eut pas le temps de demander ce que cela signifiait. Derrière le premier laquais, trois autres venaient d’entrer, armés de gourdins. Il comprit que ces gens, qui avaient dû écouter à la porte, venaient à la rescousse de leur patronne, qui d’ailleurs reprenait ses esprits.

— Laissez, mes braves ! fit-elle avec un sourire encore tremblant. Monseigneur a eu un accès de fièvre mais c’est passé et il se retire…

François reprit son chapeau qu’il enfonça sur sa tête, puis fonça sur les valets qu’il écarta de la porte d’un moulinet meurtrier. Au seuil, il se retourna :

— Nous verrons ce qu’en pensera le Roi, lança-t-il. Sachez ceci, en attendant : l’enfant doit être rendu a sa mère ou à moi-même demain matin, faute de quoi les gens du Roi investiront cette maison…

Mme de La Bazinière haussa ses belles épaules, rendant à Beaufort dédain pour dédain :

— Si cela les amuse…

Il lui laissa le dernier mot. Au bas de l’escalier il retrouva Ganseville qui, le nez en l’air, regardait vers l’étage et semblait prêt à s’élancer.

— On dirait qu’il se passe des choses bizarres ici ! grogna-t-il en repoussant au fourreau son épée à moitié tirée. Je viens de voir un déploiement de valets suspect.

— Il l’était, mais allons-nous-en pour le moment…

Tandis qu’ils reprenaient leurs chevaux sous l’œil atone d’un portier apparemment changé en statue, Ganseville chuchota à son maître :

— On fait le tour du pâté de maisons et on revient…

Ce fut dans la rue Beautreillis qu’il consentit à s’expliquer :

— Peu après votre arrivée, une jeune dame, fort jolie ma foi, a descendu l’escalier au pied duquel je me tenais. Elle a fait mine de manquer une marche et s’est accrochée à moi pour ne pas tomber…

— Instant agréable ! marmotta Beaufort. Tu as raison, elle est assez ravissante…

— Oh, elle doit s’intéresser davantage à vous. Tandis que je la soutenais, elle m’a soufflé : « Dites à votre maître de venir me voir. La maison d’en face. C’est important… »

— Tiens donc ! Ça pourrait l’être en effet : cette dame est la fille du Lieutenant civil. Elle s’appelle… attends !… La marquise de… de…

— De Brinvilliers, compléta Ganseville impavide. J’ai interrogé l’un des chiens de garde de la Chémerault. C’était tout naturel, vu la beauté de la dame. Il n’a fait aucune difficulté pour me renseigner, avec un gros rire en prime…

Pour ne pas attirer l’attention des gens de Mme de La Bazinière, Beaufort décida de revenir seul et à pied dans la rue Neuve-Saint-Paul. On laissa les chevaux dans une auberge voisine du couvent de la Visitation-Sainte-Marie, puis le duc se dirigea vers l’hôtel Dreux d’Aubray tandis que son écuyer s’embusquait dans le renfoncement d’un portail de façon à garder l’œil sur celui de La Bazinière.

Au portier qui lui ouvrit, Beaufort n’eut pas à décliner son identité. Apparemment, la charmante marquise ne doutait pas un instant qu’il n’accourût à son invitation et elle l’avait décrit avec suffisamment de précision pour que le bonhomme le guide sans un mot jusqu’au vestibule où attendait un laquais.

La maison était curieusement peu éclairée et semblait déserte ou presque. On n’y entendait pas de bruit et le visiteur impromptu se sentit rassuré : il s’était demandé un moment ce qu’il dirait s’il se trouvait soudain nez à nez avec le Lieutenant civil – encore que celui-là ne ressemblât en rien à son prédécesseur défunt Laffemas, dont il n’avait ni la dangereuse intelligence, ni la cruauté, ni l’astuce : un magistrat exécutant sa tâche sans la moindre originalité et sans guère d’efficacité. Mais ni lui ni le mari qui devait être aux armées ne se montra. Après avoir parcouru une galerie vitrée, Beaufort pénétra dans un petit cabinet très féminin avec ses soies bleues et ses girandoles de cristal, où son hôtesse l’attendait dans une robe d’intérieur abondamment garnie de dentelles et si largement décolletée qu’il se demanda s’il ne s’agissait pas, après tout, d’un vulgaire piège galant. D’autant qu’à la réflexion il ne voyait pas bien ce que cette dame pouvait avoir à lui dire. Cette vague déception ne dura guère. Après lui avoir offert une belle révérence, la dame l’invita à prendre place :

— Vous avez dû, monseigneur, être aussi surpris de mon invitation que cette chère Mme de La Bazinière l’a été de votre visite de tout à l’heure. J’ai d’ailleurs cru comprendre, à votre air, que l’amitié n’y participait guère…

— Vous semblez avoir des yeux aussi bons que beaux, marquise, mais à quoi avez-vous vu cela ?

— Votre mine était celle de quelqu’un qui vient demander des comptes plutôt qu’un moment de conversation badine. Il faut que je vous dise qu’en toute vérité je n’aime pas beaucoup ma voisine.

— Que faisiez-vous chez elle en ce cas ?

— De la surveillance ! Voyez-vous, mon père est veuf et fort riche. Cette Mme de La Bazinière s’est mis en tête de le séduire et de se faire épouser. Comme mon père est, en outre, un homme fort obstiné – encore que je ne sois pas certaine que ses vues rejoignent celles de la dame –, je me garde bien de prendre une attitude inamicale. Au contraire, en cultivant le bon voisinage je peux la surveiller de plus près…

— C’est fort sage mais je ne vois pas en quoi je peux vous apporter une aide quelconque pour empêcher ce mariage.

Mme de Brinvilliers prit sur une petite table posée près d’elle un drageoir contenant des fruits confits qu’elle offrit à son visiteur, et comme il esquissait un geste de refus :

— Vous devriez y goûter. Ces fruits sont délicieux : je les fais moi-même…

Pour ne pas la désobliger, il prit une prune qu’il trouva fort bonne en effet, encore qu’un peu collante aux doigts. Elle-même se servit, dégusta et reprit le fil de la conversation :

— Ne vous y trompez pas, monseigneur ! Je ne vous demande pas votre aide, pas directement tout au moins, mais il est possible que je puisse vous être de quelque utilité. Si toutefois vous consentiez à me confier la raison de votre visite chez La Bazinière… Cependant, ne me répondez pas tout de suite et écoutez encore ceci : étant donné ce que je vous ai appris des intentions de cette femme, moi et deux de mes serviteurs dévoués la surveillons de près, elle et sa maison. De jour comme de nuit.

François dressa l’oreille, soudain très attentif.

— Auriez-vous surpris quelque chose d’inhabituel ?

— Vous jugerez. Il y a… quatre nuits je crois, je revenais de faire médianoche dans une demeure proche de la place Royale, j’étais en compagnie d’un ami qui me ramenait chez moi quand, dans cette rue, nous avons été dépassés par une voiture fermée escortée de deux cavaliers. Cette voiture est entrée dans la cour de La Bazinière et je n’y aurais rien vu d’extraordinaire si, lorsqu’elle est passée près de nous – en ralentissant car la rue n’est pas large –, je n’avais entendu des cris et des protestations, vite étouffés d’ailleurs, mais j’aurais juré qu’il s’agissait d’un enfant.

Beaufort sauta sur ses pieds, envahi d’une joie sauvage :