— C’est cet enfant que je venais lui réclamer. Il est le fils d’une amie chère enlevé il y a en effet quatre jours.
— Me direz-vous qui il est ?
— Le jeune duc de Fontsomme. Sa mère est des dames de la jeune Reine…
Les beaux yeux bleus jetèrent des flammes vite cachées sous la paupière :
— Un rapt ! Et celui d’un duc ! Monseigneur vous me ravissez ! Que cette femme en soit convaincue et elle disparaît !
— N’allez pas si vite ! Rien ne dit que l’enfant soit encore chez elle…
— Je jurerais qu’il y est encore. D’abord la voiture en question n’est jamais ressortie. Comme je vous l’ai dit, la maison est surveillée la nuit et moi je m’y rends chaque jour. Mon instinct me disait que le moment était venu de me prendre pour cette femme d’une incroyable passion. Je vais chez elle sous les prétextes les plus divers. Je joue un peu les folles ; je déclare que je m’annoncerai moi-même ; j’apporte de menus présents. Avant-hier, je suis tombée dans sa chambre où elle était en conversation avec un homme portant sa livrée mais que je n’avais jamais vu. Un homme d’une quarantaine d’années avec un visage long…
Beaufort tira de sa poche le dessin de Perceval et le lui tendit :
— Ressemblait-il à cela ?
— Mais… mais oui ! Tout à fait !
— Votre père est-il là ?
— Non. Pas ce soir. Il est à notre château d’Offémont…
— C’est fâcheux ! J’ai menacé cette femme, si l’enfant n’était pas rendu demain matin à sa mère, de faire investir son hôtel par les gens du Roi.
Ce fut au tour de la belle Marie-Madeleine de quitter les coussins où elle s’alanguissait si joliment :
— C’est toujours possible, même sans lui, mais alors elle n’a qu’une solution : envoyer cette nuit même le petit duc dans une autre cachette…
— Elle en a une autre : le tuer ! fit Beaufort d’un ton sinistre.
— Je ne crois pas. C’est une femme qui sait mesurer les risques et celui-là serait trop gros : un meurtre laisse des traces, ce serait la roue pour l’assassin et l’épée du bourreau pour elle. Où est votre écuyer ?
— Dehors. Il surveille la maison…
— Mon valet La Chaussée en fait autant. Sans vous commander, monseigneur, allez rejoindre votre serviteur, reprenez vos chevaux et restez à quelque distance. Quelque chose me dit que l’enfant va partir cette nuit. Je vais envoyer renverser une charrette de bois à l’autre bout de la rue…
« Quelle femme ! pensa Beaufort. Elle ferait un meilleur Lieutenant civil que son père ! » Puis, tout haut :
— Si nous réussissons, ce sera grâce à vous, marquise ! Comment pourrais-je vous remercier ?
Mme de Brinvilliers eut un petit sourire :
— J’aimerais, si la duchesse retrouve son fils, qu’elle accepte de me présenter à la Reine. Nous sommes nobles de fraîche date puisque le nom de mon époux est Antoine Gobelin, de la famille des grands liciers, mais Gobelin tout de même. Sans être tout à fait une savonnette à vilain, notre marquisat est un peu frais.
— Acquis aux armées, madame, ce qui donne bien des droits.
— Certes, certes… mais je voudrais voir la Cour d’un peu près.
— J’y veillerai, marquise, et la duchesse sera heureuse de vous aider.
Redescendu dans la rue obscure, Beaufort envoya Ganseville chercher les chevaux et s’établit avec lui dans le boyau nauséabond qui filait entre deux immeubles. On y jetait les détritus et c’était apparemment une terre d’élection pour les rats. Quelques coups de pied les mirent en fuite. En même temps, sortie des dépendances de l’hôtel d’Aubray, une charrette lourdement chargée se mit à cahoter sur les pavés inégaux avec des grincements d’apocalypse avant de s’effondrer juste à la sortie de la rue. Tout était donc en place et l’attente commença.
Elle allait être longue. Commencée aux environs de neuf heures, elle s’étira bien après que le clocher de l’église Saint-Paul eut sonné minuit. Les guetteurs commençaient à trouver le temps long quand, enfin, les portes de l’hôtel La Bazinière s’ouvrirent sans bruit : une chaise à porteurs, escortée de deux hommes armés d’une épée mais ne portant aucun luminaire, se dirigea vers la rue Saint-Paul.
— Où peut-elle aller ainsi en pleine nuit ? souffla Beaufort persuadé que son ennemie occupait la chaise. Suivons-la !
— Peut-être cette chaise n’est-elle qu’un leurre et ce qui nous occupe sortira-t-il après ?
— En ce cas, les gens de Mme de Brinvilliers pourraient s’en charger ? Mais il se peut que tu aies raison. On se sépare : moi je suis et toi tu restes !
Chasseur solitaire à ses heures – il aimait à parcourir ses terres un chien sur les talons, un fusil sous le bras –, Beaufort savait se déplacer sans faire le moindre bruit. Il se lança derrière le petit cortège, suivit avec lui un bout de la rue Saint-Paul puis le vit obliquer vers le chevet de l’église construite quelques années auparavant par les Jésuites dont la maison professe était voisine. Il y avait là un cimetière auquel on accédait par l’intérieur de l’église, mais aussi par une petite porte ouverte dans le passage Saint-Louis sur le côté gauche du sanctuaire. La chaise s’engagea dans ce passage puis s’arrêta, mais personne n’en descendit. L’un des « gardes » s’approcha de cette porte dont il semblait avoir la clef car il l’ouvrit sans peine avant de revenir vers la chaise dont il tira un paquet oblong qu’il chargea sur son épaule, tandis que son compagnon, aidé par les porteurs, prenait divers outils dans le véhicule. Un voile rouge passa sur les yeux de Beaufort dont le cœur manqua un battement : ces gens allaient procéder à un enterrement clandestin et ce corps ne pouvait être que celui de Philippe. Il tira son épée et s’élançait déjà quand une main solide le retint :
— Ils sont quatre, monseigneur ! Ne faites pas ça tout seul.
— Qui es-tu ?
— La Chaussée, le valet de la marquise. Attendez un instant, je vais chercher votre écuyer…
— Commence par m’aider à franchir ce mur !
En effet, la chaise restait abandonnée dans le passage et la porte s’était refermée sur les quatre hommes. Sans répondre, La Chaussée se courba, offrant ses mains croisées à la botte de Beaufort qui s’enleva comme une plume et se retrouva au sommet du mur d’où il se laissa glisser avec souplesse sans le moindre bruit. Cependant, les quatre hommes et leur fardeau gagnaient le fond du cimetière et se mirent, non à creuser la terre, mais à soulever et faire glisser une dalle qui devait donner accès à un caveau. Beaufort entendit la pierre grincer et, sans attendre le secours annoncé, fonça à travers les tombes, l’épée haute. Attelés à leur tâche, les hommes ne le virent pas venir et l’un d’entre eux tomba, face contre terre, avec un hoquet, percé de part en part sans même savoir ce qui lui arrivait. Mais l’effet de surprise ne dura pas : le temps qu’il retire son arme du cadavre, un autre malandrin avait dégainé et l’attaquait. Touché au bras, Beaufort fit un saut en arrière, trouva le mur du cimetière et s’y adossa pour affronter non seulement l’homme armé mais les deux porteurs de chaise qui brandissaient un levier et une lourde barre de fer. Trop furieux pour sentir la douleur, il fit de si terribles moulinets avec sa lame que les autres, surpris, reculèrent, cherchant le défaut qui leur permettrait de l’atteindre. Il effraya sans peine les deux porteurs mais le troisième savait, de toute évidence, manier une rapière. Et soudain, Beaufort cria :
— Tu ne m’échapperas pas, Saint-Rémy, ou qui que tu sois ! Je vais te tuer comme la mauvaise bête que tu es !
— Il faudrait pouvoir m’atteindre. Nous sommes trois et tu es seul…
Ainsi c’était bien lui ! Beaufort se sentit des ailes et chargea avec une folle impétuosité. À cet instant le levier lancé d’une main vigoureuse le manqua d’un cheveu mais la seconde suivante le lanceur s’écroulait avec un affreux gargouillis, la gorge traversée par l’épée de Ganseville qui arrivait comme la foudre. L’homme à la barre de fer eut le même sort ; alors, se voyant pris entre deux feux, Saint-Rémy rompit brusquement le combat, fila comme une flèche à travers l’enclos et disparut aussi soudainement que si la terre s’était ouverte sous ses pas. Ganseville se lança à sa poursuite tandis que François courait s’agenouiller auprès du corps enveloppé d’une couverture que l’on avait déposé près du caveau ouvert. Il était si bouleversé en écartant le tissu d’une main tremblante que les larmes inondaient son visage : l’enfant de Sylvie gisait devant lui, victime d’un aventurier et d’une misérable femme. Et lui, Beaufort, allait devoir le rapporter à une mère dont il anticipait le désespoir avec épouvante.
Soudain, comme il se penchait sur le petit garçon pour l’embrasser, il sentit que la peau était chaude et que Philippe respirait… Une violente bouffée de joie l’envahit :
— Ganseville ! appela-t-il sans se soucier du bruit qu’il faisait, Ganseville, viens vite ! Il est vivant ! Vivant !
Il enleva l’enfant dans ses bras et, sans s’occuper de sa blessure, le visage levé vers les étoiles, il sembla l’offrit au ciel.
L’écuyer accourut, examina le jeune garçon :
— Il est vivant mais inconscient… On a dû le droguer, mais avec quoi ?
— S’il s’agissait d’un poison en train d’agir ? s’alarma le duc.
— Il n’a pas l’air de souffrir…
— Et ces misérables allaient l’enterrer tout vif ! Comment peut-on être aussi ignoble !
Sans répondre, Ganseville s’approcha du caveau ouvert et s’aperçut qu’il était pourvu d’un escalier plongeant dans d’épaisses ténèbres. Il descendit quelques marches, remonta…
— Je ne crois pas qu’ils avaient l’intention de le tuer, plutôt de le cacher pendant que les exempts du Roi fouilleraient l’hôtel de La Bazinière ainsi que vous l’en avez menacée pour tout à l’heure. L’intérêt de Saint-Rémy n’est pas que l’enfant disparaisse à tout jamais sans qu’on sache ce qu’il est devenu. Il veut sans doute s’en servir pour tirer de l’argent à sa mère…
— Mais enfin, tu imagines ce pauvre petit se réveillant dans cette tombe ? Il y a de quoi mourir de peur…
— Possible aussi ! Dans ce cas, le cadavre que l’on découvrirait serait vierge de toute trace de sévices comme de toute trace de poison…
— Je ne suis pas encore certain que l’on n’en ait pas employé contre lui. Il faut essayer de le réveiller… le soigner !
On n’eut pas à chercher bien loin pour trouver du secours. L’agitation inhabituelle du cimetière, le cri de François avaient dû réveiller quelqu’un chez les Jésuites. Un homme en robe noire et bonnet carré surgit soudain, armé d’une lanterne. Sans hésiter, Beaufort se nomma et raconta ce qui venait de se passer. Le nouveau venu jeta un coup d’œil à l’enfant inconscient.
— L’un de nos frères est un excellent médecin. Il va l’examiner… Quant à ceci, ajouta-t-il en désignant le caveau ouvert, ce n’est pas une tombe mais un ancien cellier de l’hôtel Saint-Paul… que nous avons muré lors de la construction de l’église. Nous l’avions même oublié, je crois bien… Venez avec moi !
En suivant le religieux et Beaufort qui portait Philippe, Ganseville sourit intérieurement. Cela ne ressemblait pas aux Jésuites d’oublier un détail aussi important qu’une sortie secrète. Restait à savoir comment Saint-Rémy avait pu la découvrir…
Une salle basse et froide, meublée d’un austère crucifix mural et de quelques bancs, accueillit la petite troupe. Le Jésuite alluma à sa lanterne les quelques cierges disposés devant l’image sacrée puis sortit tandis que Beaufort et Ganseville étendaient Philippe sur un banc. L’enfant était aussi inerte qu’une poupée de son mais sa respiration, faible, restait régulière. Le vieux religieux l’examina avec plus de soin que n’en déployaient habituellement les médecins. Finalement, il se pencha sur la bouche qu’il renifla à plusieurs reprises, puis releva sur Beaufort son regard vif et son long nez chaussé de besicles :
— Une forte dose d’opium, diagnostiqua-t-il. Elle aurait pu tuer un enfant moins vigoureux que celui-là, mais je crois qu’il n’y a pas de soucis à se faire. Rapportez-le chez lui et attendez qu’il se réveille. On m’a dit que des malandrins s’apprêtaient à l’enterrer dans notre cimetière ?
— Oui, mon père… Je suis heureux que Dieu m’ait permis d’arriver à temps. J’ajoute que pour ce faire nous y avons tué trois hommes. Le quatrième s’est enfui, malheureusement…
— Dieu saura bien le retrouver. Ne vous souciez pas de vos cadavres, nous les enterrerons. Avez-vous une voiture pour emmener l’enfant ?
— Nous avons des chevaux. Mon écuyer va aller les chercher… et moi, demain, je reviendrai offrir à vous-même et à votre sainte maison le remerciement que me dicte ma gratitude.
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