Le lendemain matin, les hôtes de Fontsomme se dispersaient. Le mousquetaire royal qui se nommait Bénigne Dauvergne, sieur de Saint-Mars, reprenait la route d’Aix, la maréchale de Schomberg, au lieu de rentrer à Nanteuil, partait pour La Flotte visiter sa grand-mère malade tandis que Sylvie et Perceval, laissant un Philippe boudeur jouir de la campagne avec l’abbé de Résigny et Corentin Bellec, rejoignaient l’une sa maison de Conflans près du bois de Vincennes, l’autre son hôtel de la rue des Tournelles, pour y faire leurs préparatifs de voyage. Jeannette accompagnait sa duchesse :

— Je refuse, confia-t-elle à son époux, de la laisser retourner sans protection dans une cour qui ne doit pas valoir beaucoup mieux que celle d’avant.

— Ne cherche pas de mauvaises raisons ! Tu es ravie d’aller voir de près les fêtes du mariage et c’est bien naturel, ajouta-t-il avec un bon sourire.

— C’est vrai… et puis je n’aime pas qu’elle soit loin de moi. Nous étions déjà sœurs de lait, mais depuis le jour abominable où nos mères ont été assassinées par l’horrible Laffemas – qu’il brûle en enfer pour l’éternité ! –, nous sommes liées par quelque chose de plus…

— L’affection, je pense ? Je sais bien, soupira Corentin, qu’il ne faut pas dire du mal des morts mais je respire mieux depuis qu’il a disparu, celui-là !

— D’autant qu’il a eu vraiment le sort qu’il méritait, après tous ces tourments qu’il se plaisait à infliger au pauvre monde.

En effet, un soir d’hiver – la Fronde vivait ses derniers mois – les serviteurs de celui que l’on appelait jadis le Bourreau du Cardinal de Richelieu s’étaient réfugiés, épouvantés, dans l’église Saint-Julien-le-Pauvre, en disant que le Diable était venu chercher leur maître et lui faisait subir les tourments d’une horrible agonie après s’être enfermé avec lui dans sa chambre. Quelques voisins les rejoignirent et tous passèrent la nuit en prières sans que personne se hasarde à aller voir ce qui se passait au juste. Au matin quand, formés en corps important, ils se risquèrent à rentrer, le spectacle qu’ils découvrirent était abominable ; sur le lit souillé de sang et de sanies, le cadavre nu et presque noir était tordu dans les derniers spasmes d’une épouvantable agonie. Le visage déformé, les yeux exorbités reflétaient une terreur sans nom. En outre, au milieu du front, un grand cachet de cire rouge frappé de la lettre grecque oméga et des coulures de cire brûlante sur tout le corps achevaient de rendre ce mort effrayant. Personne ne voulut y toucher et l’on alla chercher les Frères de la Miséricorde avec des seaux d’eau bénite pour procéder à l’ensevelissement de l’ancien Lieutenant civil qui avait terrifié Paris et la province durant des années. Il n’y eut qu’une voix dans le peuple pour affirmer qu’il avait été damné tout vivant bien que, le jour même sur le Pont-Neuf, à l’heure de la plus grande affluence, un homme vêtu de noir mais portant un masque grotesque eût sauté sur le socle de la statue d’Henri IV pour proclamer que lui, le capitaine Courage, avait fait justice de l’infâme tourmenteur de femmes puis, bondissant sur le parapet s’était tiré un coup de pistolet dans la tête en se laissant tomber dans la Seine. Témoins de la scène, Perceval de Raguenel et son ami Théophraste Renaudot, le gazetier, s’étaient efforcés, la nuit suivante, de retrouver le corps de cet étrange garçon qui avait été un ami fidèle, mais ils n’y parvinrent pas et se contentèrent de faire dire des messes.

Avant de quitter Paris, Sylvie fit deux visites : la première au couvent de la rue Saint-Antoine, où sa fille réserva un accueil encore plus enthousiaste que Philippe à la nomination de sa mère auprès de la nouvelle Reine. Proche de ses quatorze ans, Marie ne rêvait que de voir le monde, la Cour et surtout le Roi dont une grande partie de ses compagnes pensionnaires étaient amoureuses. Depuis plus d’un an ces demoiselles se passionnaient pour le roman éclos entre le jeune Roi et Marie Mancini, l’une des nièces de Mazarin, qui avait vécu deux ans avec l’une de ses sœurs à la Visitation où elles avaient laissé un souvenir indélébile par leur espièglerie et leur habitude de vider leurs encriers dans les bénitiers de la chapelle. La jeune Italienne était devenue, du coup, l’héroïne du couvent et l’on s’arrachait les informations sur le développement de l’aventure. On savait que le Cardinal avait exilé ses nièces à Brouage. C’était à qui ajouterait le plus de détails à la scène des adieux, où Marie, furieuse et désespérée, avait lancé à Louis XIV : « Vous êtes roi, vous pleurez et je pars ! » Depuis, on faisait même des paris : Louis XIV parviendrait-il à gravir son calvaire jusqu’au mariage avec l’Infante, ou bien, incapable de résister à sa passion, affirmerait-il enfin la volonté d’épouser celle qu’il aimait ?

Que sa mère fût invitée à Saint-Jean-de-Luz transporta de joie l’adolescente :

— Oh ! Maman, promettez-moi de m’écrire tous les jours ! Je veux absolument savoir tout ce qui va se passer !

— Que veux-tu qu’il se passe d’extraordinaire ? dit Sylvie en riant. Notre roi va donner une reine à la France, un point c’est tout !

— Oui, mais laquelle ? L’Infante ou Marie Mancini ? Beaucoup de mes compagnes jurent qu’il est trop épris pour se laisser marier et qu’il en a assez de faire les volontés du vieux Mazarin ! Il adore Marie.

— Vous êtes des folles et vous rêvez trop ! Le vieux Mazarin, comme tu dis, a juré de ramener lui-même sa nièce à Rome si elle s’obstinait à vouloir se faire épouser. Il faut comprendre qu’il jette ses dernières forces dans le traité dont l’Infante est le couronnement et qui met fin à plus de trente ans de guerre. Si Louis XIV veut rester roi, il doit épouser Marie-Thérèse… ou alors renoncer au trône en faveur de son frère.

— Dieu que vous êtes sévère, Maman ! L’amour ne doit-il pas primer sur toutes considérations politiques ?

— Pas quand on est roi de France !… Cependant, je promets de t’écrire souvent…

— Tous les jours ?

— Je ferai ce que je pourrai…

— Merci ! Vous êtes un ange ! Et… à ce propos, quand pensez-vous me sortir d’ici ? J’ai quatorze ans et ma marraine était fille d’honneur à douze ! Et puis…

— Et puis tu as hâte de te montrer ailleurs que dans un parloir ? La vanité est un gros péché !

— Je ne suis pas vaniteuse… et pas hypocrite non plus. Je sais seulement que je ne suis pas vilaine !

Sylvie poussa un gros soupir. Pas vilaine ? Sa petite Marie était tout simplement ravissante avec ses grands yeux bleus et ses magnifiques cheveux d’un blond de lin. En trouvant le moyen de ressembler à la fois à son père et à sa mère, elle réussissait l’ensemble le plus piquant et le plus charmant qui fût. Ce qui n’allait pas sans inquiéter Sylvie, persuadée que sa fille attirerait bien des convoitises dès l’instant où elle la produirait à la Cour. Aussi avait-elle fixé à l’âge de quinze ans les débuts mondains de Marie. De toute façon, avec son caractère impétueux, souvent imprévisible, il ne serait guère possible de la garder plus longtemps sous le boisseau.

Sa seconde visite fut pour l’hôtel de Vendôme. Elle gardait à la duchesse et à Élisabeth de Nemours, sa fille, une profonde tendresse ; aussi n’avait-elle guère cessé, la Fronde enfin vaincue, de fréquenter en toute tranquillité d’esprit la grande demeure du faubourg Saint-Honoré. Et cela pour la meilleure des raisons : elle était certaine de ne jamais y rencontrer François.

Après ses folies d’une guerre civile dont il était en partie responsable, celui que l’on avait surnommé le Roi des Halles connut naturellement l’exil dans les châteaux familiaux d’Anet ou de Chenonceau. Un exil assez agréable, vécu le plus souvent en compagnie de Monsieur – Gaston d’Orléans, le dangereux frère du défunt roi Louis XIII – et surtout de sa fille, l’impétueuse Mademoiselle qui, dans le dernier combat de la Fronde, avait si hardiment fait tirer les canons de la Bastille sur les troupes royales. Ces deux-là s’entendaient à merveille. En outre, le bel accord existant depuis toujours entre Beaufort et son père, le duc César de Vendôme, comme avec son frère Louis de Mercœur, s’était rompu le jour de 1651 où Louis, avec la bénédiction de son père, avait épousé Laura Mancini, l’aînée des nièces de Mazarin. Que ce fût un mariage d’amour n’enlevait rien, aux yeux du rebelle, à ce qu’il considérait comme une trahison et une insupportable mésalliance.

Plus tard, un véritable drame l’éloignait un peu plus de sa famille : le 30 juillet 1652, Beaufort tuait en duel le mari d’Élisabeth, Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours. La cause en était misérable et la faute incombait entièrement à Nemours qui n’avait pu supporter que son beau-frère devînt gouverneur de Paris durant les derniers sursauts de la Fronde. Le jeune fou avait tout employé pour amener Beaufort sur le terrain, allant jusqu’à le traiter de bâtard et de lâche, exigeant que le combat soit à mort et au pistolet, beaucoup plus dangereux que l’épée, parce qu’une récente blessure à la main le gênait pour manier une lame. À sept heures du soir, sur le marché aux chevaux derrière les jardins de l’hôtel de Vendôme la rencontre eut lieu, alignant huit seconds à côté des deux adversaires[50]. La balle de Nemours ne fit qu’effleurer Beaufort qui, au lieu de tirer, adjura son « frère » d’en rester là, mais l’autre, ivre de rage, exigea que le combat continue à l’épée. Quelques instants plus tard il s’écroulait, la poitrine transpercée par ce coup redoutable qui avait déjà tué Jean de Fontsomme.

Le désespoir d’Élisabeth fut immense : elle adorait cet homme qui cependant l’avait trompée de façon si constante. Presque aussi désolé qu’elle, François s’enferma pour un temps chez les Chartreux mais, par la blessure de Nemours s’échappa une partie de l’amour qui avait si longtemps uni le frère et la sœur. Et l’hôtel de Vendôme où Élisabeth s’était réfugiée avec ses filles fut fermé à l’involontaire meurtrier en dépit du chagrin de Françoise de Vendôme – mère d’Élisabeth, de François et de Louis –, qui espérait qu’un jour le temps arrangerait les choses…

Il ne les arrangea guère. François resta volontairement à l’écart malgré le deuil qui affligea son frère aîné. En 1657, la charmante Laura, qui avait été le premier brandon de discorde dans la famille, mourait en quelques jours, laissant deux fils à un époux désespéré qui s’enferma aux Capucins avec l’intention d’y prendre l’habit. Si Beaufort eut un élan de pitié pour son frère, il n’en fit rien paraître. Quelque temps après, Mercœur devenait gouverneur de Provence où il défendit avec brio les intérêts du Roi en réprimant une révolte à Marseille.

La famille retrouvait son lustre. Le mariage avec la nièce de Mazarin qui avait si fort ulcéré François y était pour quelque chose. Ainsi, le duc César avait reçu l’Amirauté que son fils cadet désirait si fort et depuis, si on ne le voyait guère à Paris, ce n’était plus comme autrefois pour cause d’exil mais parce qu’il était en mer et y faisait de l’excellent travail. Certes, sa survivance était acquise de fait à Beaufort, mais ce n’était pour celui-ci qu’une mince consolation.

Toujours fidèle à elle-même, la duchesse Françoise veillait de loin sur lui comme sur tout son petit monde. C’était auprès d’elle, dans sa tendresse et sa foi profonde, que la pauvre Élisabeth trouvait le plus grand réconfort. Toutes deux consacraient une grande part de leur temps à la charité bien que Mme de Nemours n’eût pas le courage de suivre sa mère dans les lieux de perdition où elle continuait, en dépit de son âge, à s’efforcer de porter secours aux filles de mauvaise vie.

Lorsque Sylvie arriva à l’hôtel de Vendôme, la duchesse était absente. Cette fois, elle ne s’était pas rendue dans quelque « bourdeau » ni dans quelque taudis. D’une Élisabeth visiblement très affligée, la visiteuse apprit que la duchesse était à Saint-Lazare, auprès de monsieur Vincent dont la santé donnait de graves inquiétudes. À demi perclus, l’apôtre de toute misère s’en allait vers sa fin, sans perdre pour autant la sérénité joyeuse qu’il mettait en toutes choses.

Les paroles désolées de Mme de Nemours contrastaient fort avec le vacarme qui régnait dans la maison où l’on aurait juré qu’une troupe de chats en colère étaient lâchés.

— N’y prenez pas garde ! sourit Élisabeth d’un air gêné. Ce sont mes filles… Depuis huit jours elles ne cessent de se battre.

Et comme Sylvie, sans oser la question, ne pouvait maîtriser un sourcil interrogateur, elle reprit :

— Toutes deux se sont amourachées du neveu du maréchal de Gramont, le jeune Antoine Nompar de Caumont[51], et j’avoue n’y rien comprendre car il est petit, laid, encore qu’il ait grand air et possède un esprit du diable !