Non qu’aucun incident se fût produit mais, depuis la nuit de Fontainebleau où Marie avait déclaré son amour à François et, surtout, depuis le départ de son frère avec l’homme qu’elle s’obstinait à aimer, la jeune fille avait beaucoup changé. En dehors des rencontres à la Cour, elle ne venait chez sa mère qu’en passant, dans l’espoir – trop souvent déçu ! – d’avoir « des nouvelles de Philippe » bien qu’un autre nom soit inscrit dans le filigrane. Son affection n’avait plus la chaleur de naguère : elle était… superficielle, distraite et semblait ressortir davantage de l’habitude que des mouvements du cœur. En revanche, elle professait pour Madame une sorte de dévotion, ne trouvant la vie supportable qu’auprès d’elle, ne cessant de proclamer l’agrément qu’il y avait à vivre aux Tuileries ou à Saint-Cloud, et refusant avec une belle régularité les partis qui se présentaient. Ainsi Lauzun n’avait été, parmi ses prétendants, qu’un météore : elle lui avait très vite laissé entendre que, n’ignorant rien de sa passion pour la ravissante princesse de Monaco, elle ne voyait aucune raison de tenir à ses côtés le rôle sans gloire d’épouse éternellement trompée à qui l’on ne demande que trois choses : renflouer des finances plutôt tristes, faire des enfants et surtout se taire. Or, tout au contraire de ce qu’elle attendait, ce langage direct lui en fit un ami.
— Pardieu, jeune demoiselle, vous me plaisez plus encore que je ne le croyais ! Et vous me donnez bien du regret : c’eût été agréable de passer la vie avec une épouse aussi intelligente que jolie… Alors, vraiment vous ne voulez pas devenir comtesse de Lauzun ?
— Sans façon ! Je ne nie pas que si vous n’êtes pas beau, vous avez beaucoup de charme ; malheureusement je n’y suis pas sensible ! Cela ne devrait pas vous faire de peine : tant de dames vous trouvent irrésistible !
— Même une bonne et franche association ne vous tente pas ? Je respecterai les apparences, vous me donnerez un héritier ou deux et, comme je suis très ambitieux, vous deviendrez une grande dame…
— Mais je compte bien le devenir sans votre aide. Sachez que j’ai décidé d’épouser un prince. Pas moins !
— Eh bien, voilà qui est clair ! Alors, si vous le voulez bien, ajouta-t-il avec ce sourire de fauve qui n’appartenait qu’à lui, oublions tout cela et soyons amis ! Mais vraiment amis : comme peuvent l’être deux garçons ! Aux postes que nous occupons l’un et l’autre, vous auprès de Madame et moi auprès du Roi, je crois que nous pouvons nous être fort utiles !
— Cela, je le veux bien, dit Marie avec un grand sourire. Soyez-moi loyal, je vous le serai aussi !
C’est ainsi que fut conclue une amitié dont Marie ignorait quels prolongements elle pourrait avoir un jour…
En se retrouvant dans la « librairie » de Perceval, assise face à lui devant la cheminée où pétillaient et craquaient des bûches et des pommes de pin répandant une délicieuse odeur, Sylvie goûta longtemps, en silence, l’un de ces moments de détente et de paix comme il est si difficile d’en savourer dans les châteaux royaux toujours hantés par les regards indiscrets, les oreilles aux aguets, la malveillance et les courants d’air…
Les yeux clos, la tête abandonnée sur le haut dossier de cuir clouté, Sylvie laissait décanter la fatigue du voyage, l’énervement des derniers instants à Fontainebleau dans les chambres démeublées, l’agacement des menus incidents de la route où tout le monde veut passer avant tout le monde pour approcher le Roi de plus près. Les cours royales ont toujours accouché de courtisans, mais ceux que le caractère abrupt et l’orgueil intraitable du jeune Louis XIV développaient déplaisaient à Mme de Fontsomme plus que ceux d’autrefois qui, à son sens, gardaient un semblant de dignité. En bref, le Roi était en train de domestiquer sa noblesse et cela la contrariait au point qu’elle se demandait si elle supporterait encore longtemps une atmosphère de plus en plus irrespirable pour elle. S’il n’y avait eu la pauvre petite Reine, si facilement délaissée, à qui elle s’attachait parce qu’elle lui faisait pitié, elle eût sans doute demandé son congé.
— C’est peut-être ce que je ferai, dit-elle soudain à haute voix, lorsque la Reine aura mis son enfant au monde.
Perceval penché sur un livre releva la tête et vit que ses yeux étaient grands ouverts.
— Ce qui m’étonne, dit-il avec douceur, c’est que vous ayez tenu si longtemps. Vous n’êtes pas faite pour la vie de cour. Il y a trop de chausse-trappes, d’intrigues, de faux-semblants…
— Des intrigues j’en ai eu mon compte, mais j’avoue que j’aime bien notre petite reine. Et puis je voulais aussi veiller à l’avenir de mes enfants – au fond je ne suis pas si différente des autres ! – et voyez où j’en suis : je ne vois jamais ma fille et je n’ai pas vu mon fils depuis trois ans. Quelques lettres quand la flotte touche terre, dont la moitié sont l’œuvre de l’abbé de Résigny…
— Ne les dédaignez pas. Elles vous renseignent sur les faits et geste de Philippe bien mieux qu’il ne le fait lui-même. Quand il a dit qu’il se porte bien, qu’il adore M. de Beaufort et que vous lui manquez il estime son devoir largement accompli. Ce ne sera jamais un homme de plume. Et puis… il y a celles, rares je veux bien l’admettre, que vous adresse le duc lui-même.
Cette idée fit sourire Sylvie.
— Lui non plus ne sera jamais un homme de plume. Comme lorsqu’il m’écrit il ne fait pas appel à son secrétaire, il maltraite toujours autant l’orthographe.
— N’ayant jamais été « précieuse » cela ne doit pas vous troubler beaucoup. Et ce qui compte, ce sont les sentiments…
Il sourit avec tendresse au joli visage devenu tout rose. Il ne cessait de remercier le Ciel d’un rapprochement qu’il souhaitait depuis bien longtemps, allant même jusqu’à espérer qu’un mariage finirait par unir ces deux êtres tellement faits l’un pour l’autre et qui se connaissaient si bien. Rien ne pouvait être meilleur pour eux deux et aussi pour Philippe qui reviendrait un jour de ses voyages et qu’il serait bon de protéger officiellement. En effet, bien que depuis trois ans Saint-Rémy n’ait plus donné signe de vie et que sa complice vécût retirée dans un château provincial, le chevalier de Raguenel ne tenait pas pour définitive la disparition de l’aventurier. Il devait se cacher quelque part pour qu’on l’oublie et que la lourde main du Roi, qui l’avait manqué de si peu, se tourne dans une autre direction mais, à moins qu’il ne se fasse tuer dans quelque affaire, on le reverrait un jour ou l’autre… C’était d’ailleurs un sujet qu’il n’effleurait jamais avec Sylvie, préférant qu’elle chasse de son esprit une des plus pénibles périodes de sa vie. De même, il se gardait bien d’apprendre à sa filleule ce qu’il savait d’autres sources : Beaufort et les siens étaient retranchés dans Djigelli, place forte de la côte algérienne pour la prise de laquelle on avait chanté le 15 août dernier un beau Te Deum à Notre-Dame, mais depuis l’on était sans nouvelles, les Barbaresques faisant trop bonne garde pour qu’un courrier puisse passer…
Cependant, il était écrit dans le livre de la vie que cette soirée, dont Sylvie espérait qu’elle serait si paisible, était loin de s’achever pour elle. Ce fut d’abord, au moment où l’on allait passer à table, l’entrée tumultueuse de Marie. Ses arrivées étaient toujours tumultueuses et, dans le sillage azuré de ses habits de velours bleu, de satin blanc et d’hermine, l’automne parut reculer pour faire place au printemps. En entrant, elle ne vit pas sa mère et courut se jeter dans les bras de Perceval :
— Il y a des siècles que je ne vous ai vu et vous me manquiez ! Je ne vous demande pas comment vous vous portez : vous êtes plus jeune que jamais !
Sans lui laisser le temps de respirer elle distribua quelques baisers sur son visage, puis pirouetta sur ses talons et se trouva en face de Sylvie. Aussitôt, elle parut s’éteindre comme une fusée de feu d’artifice qui retombe :
— Mère ?… Vous étiez là ? Je ne vous savais pas de retour à Paris…
— La Cour fait pourtant assez de bruit quand elle rentre, fit Perceval, mécontent du nouveau ton de la jeune fille et de l’effet qu’il produisait sur Sylvie. Et les Tuileries sont voisines. Y est-on sourd à ce point ?
— Oh, nous autres de la maison de Madame, nous sommes devenus les indésirables, les parias. Depuis que notre princesse est à nouveau enceinte, on ne nous invite plus. « Les plaisirs de l’île enchantée » n’ont pas été pour nous et nous n’avons pas vu Versailles.
Elle parlait, parlait, se tenant devant Sylvie sans chercher à s’approcher d’elle.
— Tu ne m’embrasses pas ? murmura celle-ci avec, dans la voix, une note douloureuse qui atteignit l’oreille fine de son parrain. Il fronça le sourcil mais déjà Marie répondait :
— Si… naturellement.
Ses lèvres fraîches touchèrent la joue de Sylvie, mais elle esquiva les bras maternels qui allaient se refermer sur elle en constatant :
— Vous êtes superbe à votre habitude et je vous en fais mon compliment. Je viens aux nouvelles, Parrain – les enfants de Sylvie s’étaient tout simplement calqués sur leur mère dans cette appellation affectueuse qu’ils n’avaient pas l’occasion d’employer puisque l’un et l’autre étaient filleuls du Roi. Avez-vous reçu des lettres ?
— Aucune depuis notre dernier revoir mais…
— Et vous, Mère ?
Celle-ci s’approchait d’un des rayonnages de la bibliothèque pour cacher les larmes qui lui venaient. Elle répondit sans se retourner :
— Comme si tu ne savais pas que toutes les lettres venues de la mer sont adressées au chevalier de Raguenel par précaution ?
— Sans doute. Ce qui ne veut rien dire : s’il en a reçu une pour vous, il n’éprouve peut-être pas le besoin d’en parler.
— Quelle idée !
— Pourquoi le ferait-il ? Quand un amant écrit à sa mai…
La gifle coupa le mot en deux. Ce n’était pas Sylvie, trop blessée par ce qu’elle venait d’entendre, qui l’avait appliquée, mais Perceval qui n’y était pas allé de main morte : la joue délicate de Marie s’empourpra.
— Tu me prends pour quoi ? gronda-t-il. Un entremetteur ? Je suis le chevalier de Raguenel et cela oblige, ma fille ! Quant à l’insulte que tu viens d’infliger à ta mère, tu vas lui en demander pardon ! À genoux !
Ses doigts maigres, durs comme fer, avaient saisi le mince poignet pour contraindre Marie. Sylvie s’interposa :
— Non, je vous en prie ! Laissez-la. Que signifierait un pardon obtenu par force ? J’aimerais mieux apprendre d’où Marie tire cette connaissance toute nouvelle de ce qu’elle croit être ma vie intime.
— Tu as entendu ? Réponds ! intima Raguenel qui avait relâché sa pression mais pas le poignet.
Marie haussa des épaules désabusées :
— Je ne dis pas que ma mère soit toujours proche de M. de Beaufort mais qu’elle l’a été… il y a longtemps sans doute, et qu’entre eux l’amour n’est pas mort !
— Cela ne répond pas à ma question. Qui as-tu écouté ?
Marie eut un geste vague :
— Des familiers des Tuileries ou de Saint-Cloud qui savent beaucoup de choses… Ils n’y voient pas de mal. Au contraire, on admire…
— Qui ?
— Vous me faites mal !
— Je te ferai encore plus mal quoi qu’en dise ta mère si tu ne parles pas. Pour la dernière fois : qui ?
— Le comte de Guiche… le chevalier de Lorraine… le marquis de Vardes…
Perceval éclata d’un rire qui ne présageait rien de bon :
— L’amant de Madame, le mignon de Monsieur et le complice de Mme de Soissons dans la vilaine affaire de la fausse lettre espagnole ! Tu choisis bien tes amis ! Félicitations ! Tu préfères écouter ces langues de vipère, des gamins malfaisants qui n’ont jamais rien fait de leur noblesse sinon la traîner dans les alcôves ?… Et je croyais que tu nous aimais !
Il la lâcha si rudement qu’elle alla tomber dans le fauteuil laissé libre par sa mère où elle éclata en sanglots.
Sylvie étendit alors sa main sur elle en regardant Perceval dans les yeux pour l’empêcher de poursuivre. Pendant quelques instants elle la regarda pleurer. Ce fut seulement quand Marie retrouva un peu de calme que sa mère dit :
— Qu’elle vous aime toujours, vous, cela ne fait aucun doute car elle n’a aucune raison de vous en vouloir. Il n’en va pas de même pour moi. Vous savez bien qu’elle aime M. de Beaufort et elle me croit sa rivale !
— Ne l’êtes-vous pas ? hoqueta Marie.
— Je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais, Marie ! Je sais que tu l’aimes. Plus sans doute que je ne le pensais. Lorsque tu le déclarais haut et fort, j’imaginais un de ces emballements comme il arrive souvent à quinze ans…
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