Ayant dit, elle remonta vivement dans sa voiture et s’éloigna. Sylvie regarda l’attelage disparaître dans une rafale de pluie puis se hâta de regagner les appartements royaux où elle alla droit chez la Reine Mère. Elle ne pouvait, en effet, prendre sous sa seule responsabilité d’appliquer à Marie-Thérèse quelque remède que ce soit.

Anne d’Autriche se montra émue du geste de Mme Fouquet pour qui elle avait toujours éprouvé de l’amitié :

— Pauvre femme ! soupira-t-elle. À la veille de perdre peut-être son fils, elle pense d’abord à sa reine ! Je l’en remercierai, mais il convient d’essayer tout de suite cet emplâtre : au point où en est ma fille, nous ne risquons rien…

Et le miracle se produisit. Le 19 novembre, Marie-Thérèse était complètement hors de danger et retrouvait même ses forces avec une étonnante rapidité.

— Mon fils, dit alors la Reine Mère, ne conviendrait-il pas de montrer quelque gratitude à Mme Fouquet ?

La réponse vint, cinglante, horrifiante pour Sylvie :

— Puisqu’elle connaissait le moyen de sauver la Reine, il eût été criminel à cette femme de ne pas le faire connaître. À présent, si elle a cru obtenir ainsi des droits à mon indulgence pour son fils, elle se trompe. Si les juges le condamnent à mort, je le laisserai exécuter !… Qu’y a-t-il, madame de Fontsomme ? Vous semblez troublée.

Elle plongea dans une profonde révérence qui lui permit de dissimuler son visage.

— Je l’avoue, Sire ! Je pensais que la joie de voir Sa Majesté la Reine sauve ne laisserait place chez le Roi à aucun autre sentiment…

Il y eut un silence si lourd qu’elle n’osa même pas relever la tête, s’attendant à être frappée par la foudre.

— Eh bien, vous vous trompiez, dit sèchement Louis XIV, et il passa son chemin pour s’en aller prendre des nouvelles de La Vallière dont la grossesse se passait tout à fait normalement. Mais la satisfaction qu’il en ressentait ne lui faisait pas oublier l’étrange petite princesse que le Ciel venait de lui envoyer… Il fut vite évident qu’elle était bien constituée, ne demandait qu’à vivre et que sa peau ne serait jamais blanche. En dehors des femmes qui s’en occupaient et à qui un ordre du Roi scellait les lèvres, nul n’était autorisé à l’approcher, pas même sa mère, sous le prétexte d’une maladie en voie d’évolution. Jusqu’à ce jour de décembre où Louis XIV convoqua la duchesse de Fontsomme et la reçut tard le soir, non dans son cabinet mais dans sa chambre et toutes portes closes.

— Nous avons une mission délicate à vous confier, duchesse, une mission qui exige le secret le plus absolu parce qu’elle relève de celui de l’État, mais nous vous savons discrète et dévouée à votre reine comme, nous voulons l’espérer, à votre roi.

— Je suis la servante de Leurs Majestés.

— Bien. Ce soir, à minuit, vous entrerez dans la chambre de… cette enfant qui nous est née voici peu. Vous y trouverez Molina qui vous la remettra. Vous gagnerez la sortie du palais où une voiture vous attendra. Nous ferons en sorte que vous ne rencontriez personne. Le cocher a déjà reçu ses ordres. C’est, lui aussi, quelqu’un de toute confiance…

Si elle fut surprise de ce qu’elle entendait, Sylvie se garda bien d’en montrer quoi que ce soit. Elle commençait à savoir que, s’il pleurait volontiers sous l’impulsion d’une sensibilité à fleur de peau, le Roi appréciait peu les émotions des autres et, ce soir, son visage était de marbre.

— Où dois-je conduire… la princesse ?

— Oubliez ce titre ! Quant à votre destination, le cocher la connaît et c’est suffisant. Il vous conduira dans une maison où vous remettrez l’enfant à la femme que vous rencontrerez ainsi que le coffre qui voyagera avec vous. Ensuite vous rentrerez chez vous. La Reine n’aura pas besoin de vous avant demain matin… où la nouvelle de la mort de notre fille Marie-Anne sera connue de tous.

Elle étouffa un cri :

— La mort, Sire ?

— Apparente, madame ! Sinon, inutile de vous priver d’une nuit de sommeil ! Soyez sans crainte, l’enfant de la Reine vivra cachée ; elle sera bien soignée jusqu’à ce qu’il soit possible de la confier à un couvent. Vous voyez, nous ne souhaitons mettre en péril ni son âme ni la nôtre.

— Puis-je poser encore une question, Sire ?

L’ombre d’un sourire glissa sous la fine moustache de Louis XIV.

— Pour une grande dame qui sait pourtant bien que l’on ne questionne pas le Roi, il nous semble que vous ne vous en privez guère depuis un instant. Cela dit, posez votre question.

— Pourquoi moi ?

— Parce que, hormis la Reine Mère… et une autre qui ne m’a jamais menti, vous êtes la seule femme de ma cour en qui j’aie toute confiance, déclara-t-il, laissant enfin de côté le pluriel de majesté. La Reine aussi, d’ailleurs, et afin de prévenir la question que vous n’oserez pas poser, c’est en plein accord avec elle. Elle a fort bien compris que cette enfant ne peut vivre au grand jour des palais royaux sans susciter le scandale. Si elle le souhaite, elle pourra, plus tard, aller la voir en secret. Et en votre seule compagnie, bien entendu. Serons-nous obéi ?

— Le Roi, je pense, n’en a jamais douté ?

— En effet ! Allez donc, madame, mais avant de nous quitter apprenez une bonne nouvelle : vous allez revoir votre fils ! Par la faute d’un de ses lieutenants, M. de Gadagne, le duc de Beaufort a perdu Djigelli si vaillamment gagné et revient nous rendre compte. Peut-être ne repartira-t-il plus jamais… ajouta-t-il d’un ton si dur que la joie soudaine de Sylvie s’éteignit comme une chandelle sous le vent.

— Si Djigelli a été perdu par un autre, la faute n’est pas sienne…

— Un chef est responsable de tous ses hommes, des capitaines au dernier soldat. En outre, peut-être avons-nous pardonné un peu trop vite à un homme qui fut si longtemps notre ennemi…

— Jamais il ne fut l’ennemi de son roi ! s’écria Sylvie incapable de contenir sa protestation. Seulement du cardinal Mazarin… comme tant d’autres.

— Peut-être, mais… connaissez-vous l’axiome latin qui dit : « Timeo Danaos et donna ferentes » ?

— Non, Sire.

— Il signifie : « Je crains les Grecs et les présents qu’ils apportent. » J’aurais dû me méfier de celui offert par un ancien rebelle !

— Il regrette sincèrement ses fautes anciennes et ne souhaite que se dévouer au royaume…

— Alors qu’il veille à sa gloire… ou qu’il meure ! Brisons là madame ! Vous m’irritez en le défendant ! Songez seulement à vous préparer pour accomplir ce que je vous ai ordonné.

Il n’y avait rien à ajouter. En quittant la chambre royale, Sylvie avait le cœur lourd. Elle sentait confusément qu’une fois de plus elle se trouvait au cœur d’une énigme dont le mot lui échappait ou, plutôt, qu’elle redoutait de trouver. Depuis la naissance de Marie-Anne, Nabo, le jeune esclave noir, avait été retiré de l’appartement de Marie-Thérèse, escamoté sur l’ordre de la Reine Mère par Molina et sa fille qui craignaient que la couleur bizarre du nouveau-né ne vînt de ce qu’il était trop souvent présent auprès de la Reine, qu’elle l’avait trop regardé et qu’il avait en quelque sorte imprégné la vue de sa maîtresse. On ajoutait qu’à cause de Chica c’était une chance que l’enfant ne fût pas une naine… Sylvie était trop de son temps pour ne pas attacher crédit à ces superstitions. Elle avait toujours entendu dire que lorsqu’une femme est enceinte il faut ôter de sa vue toute forme anormale, voire monstrueuse. Cependant, la colère qu’elle avait lue dans le regard de Louis XIV dépassait ce genre de croyance et, maintenant, elle avait peur de ce qui avait pu arriver à ce malheureux garçon…

Si peur qu’en rejoignant Molina dans la chambre de Marie-Anne, elle ne put s’empêcher de lui demander ce qu’il était devenu. Le visage jaune et maigre de l’Espagnole refléta alors un véritable effroi tandis que ses lèvres minces se serraient, comme pour retenir des paroles prêtes à s’échapper. Sylvie, alors, posa sur son épaule une main apaisante :

— Considérez ce que je viens faire ici ce soir, Maria Molina, et voyez si vous pouvez m’accorder confiance. Je crains pour ce garçon…

L’Espagnole se décida :

— Dès que j’ai vu l’enfant j’ai eu peur moi aussi. Ma fille l’a emmené alors dans la partie du palais que l’on doit démolir et où personne ne va, dans l’intention de le faire sortir plus tard pour qu’il puisse quitter la ville et aller où il voudrait, mais quand elle est allée le rechercher, il n’y était plus… il y avait seulement des taches de sang sur le sol… Je ne peux rien dire de plus parce que je ne sais rien de plus… Il est l’heure à présent !

Sylvie prit dans ses bras la petite fille douillettement enveloppée de toiles fines, de soie et de « blanchet », ce tissu de laine blanche et fine que, depuis le Moyen Âge, tissaient les femmes de Valenciennes. Par-dessus le tout, une petite couverture de velours noir doublée de fourrure qu’elle fit disparaître sous les plis de son ample manteau à capuchon, fourré lui aussi. La messagère allait sortir quand la Reine entra :

— Un instant je vous prie…

Elle vint jusqu’à Sylvie, écarta les tissus cachant la petite figure sombre et y posa ses lèvres tremblantes en un long baiser…

— Veillez bien sur elle, mon amie, murmura-t-elle. Vous ne savez pas à quel point il m’est dur de m’en séparer…

Cela, Sylvie n’en doutait pas. Marie-Thérèse était une excellente mère, bien meilleure que ne l’avait jamais été Anne d’Autriche. Elle veillait attentivement sur le Dauphin, sur sa nourriture, et souvent le faisait manger. Elle aimait aussi à le promener, à jouer avec lui sans se soucier des sourires de pitié qu’un comportement si peu royal faisait naître, mais les vraies mères la comprenaient et elle trouvait place dans leur cœur. Ainsi de Sylvie qui savait combien avait été douloureuse, pour la jeune Reine, la perte de son deuxième enfant, une fille déjà. Se séparer de celle-ci devait lui être bien cruel en dépit d’une couleur rendant impossible son séjour parmi les courtisans.

— Nous irons la voir, Madame, chuchota-t-elle. Le Roi l’a promis…

En quittant le visage de la petite, les lèvres de la Reine effleurèrent la joue de sa suivante :

— Dieu vous bénisse toutes deux !

Un moment plus tard, ayant traversé le Louvre sans rencontrer âme qui vive, Sylvie roulait vers une destination inconnue, escortée à distance, sans le savoir, par des mousquetaires destinés à éviter toute mauvaise surprise. Elle sut seulement que l’on sortit de Paris par la porte Saint-Denis…

Durant le chemin qui prit un peu moins de deux heures, elle berça doucement ce bébé pas comme les autres qui reposait avec confiance contre sa poitrine. C’était en vérité une belle petite fille ronde et dodue, dont les traits fins de la mère corrigeaient le caractère africain du visage. Une mousse de petits cheveux noirs auréolaient sa mignonne frimousse. En fait, sa ressemblance avec Nabo était certaine et Sylvie n’arrivait pas à comprendre comment on avait pu en arriver là. La réponse devait lui venir avant le lever du jour.

Il était environ cinq heures du matin quand la voiture la ramena chez Perceval après avoir remis Marie-Anne entre les mains d’une femme aimable et souriante, qui l’avait accueillie au seuil d’un petit manoir niché entre un étang et une forêt. Elle était très lasse et n’avait qu’une hâte : retrouver son lit dont elle espérait que Nicole Hardouin, la gouvernante de Perceval, aurait eu la bonne idée d’y installer un « moine[69] » car la chaufferette placée au départ dans la voiture était froide depuis longtemps et elle se sentait gelée jusqu’à l’âme.

Elle n’en fut pas moins surprise de trouver la maison éclairée et Nicole debout qui lui tendait un bol de lait chaud.

— J’avais dit qu’on ne m’attende pas.

— On ne vous a pas attendue, madame la duchesse, mais il est arrivé quelque chose.

— Quoi ?

— Vous verrez bien. M. le chevalier vous attend dans les communs…

En fait, Perceval avait entendu la voiture et traversait la cour obscure pour venir à sa rencontre. Il l’entraîna sans mot dire jusqu’à l’une des chambres de domestique toujours inoccupées qui se trouvaient au-dessus de la sellerie et de la resserre du jardinier. À la lueur d’une veilleuse, elle vit sur l’oreiller une tête à demi recouverte de pansements, une tête noire : Nabo.

— En revenant de porter les ordures à l’égout, Pierrot l’a trouvé blotti contre la porte, à demi mort de froid et de faim, blessé de surcroît…

— Comment est-il venu ici ?

— La fille de la Molina l’avait caché dans les vieilles salles du Louvre. Elle lui apportait de quoi manger et devait le faire sortir de là mais elle a dû être suivie. Deux hommes masqués et armés l’ont trouvé et ont tenté de le tuer, sans y parvenir. En dépit du sang perdu, il a réussi à leur échapper grâce au fait qu’il a tellement rôdé dans le Louvre qu’il le connaît mieux qu’eux. Il a pu quitter le palais et se cacher dans l’entrepôt d’un batelier, mais il sentait qu’il s’affaiblissait et s’est traîné jusqu’ici, la seule maison qu’il connût un peu… et où il était sûr qu’on ne le livrerait pas…