Ce jour-là, tout fut à la joie à l’hôtel de Fontsomme. Perceval accourut, flanqué de Nicole Hardouin et de Pierrot qui tenaient à saluer le jeune voyageur et, vers le milieu de la matinée, le carrosse de Sylvie ramenait une Marie excitée au plus haut point. Elle tomba dans les bras de son frère, riant et pleurant à la fois, prenant à peine le temps d’embrasser sa mère et Perceval, et tout de suite voulut l’accaparer :
— Allons dans ma chambre ! Nous avons tant de choses à nous dire !
— Hé là ! doucement ! protesta Perceval. Prétendrais-tu nous en priver ? Tu sais qu’il repart demain ?
— Déjà ?
— Eh oui, soupira le chevalier. M. de Beaufort repart pour Toulon demain matin. Il le prendra au passage.
— Ah !… Dans ce cas, je resterai jusqu’à son départ. Si toutefois… je peux passer la nuit ici ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Sylvie qui lui souriait.
— Naturellement. Ta chambre, tu le sais, est toujours prête à t’accueillir. Tu peux même y emmener ton frère. Pendant un moment tout au moins ! Vous devez avoir besoin de refaire connaissance…
— Merci. C’est vrai qu’il a tellement changé…
Les deux jeunes gens disparus, Perceval se carra dans son fauteuil en posant ses pieds sur l’un des chenets de la cheminée. Le temps au-dehors était toujours aussi horrible ; une brume épaisse recouvrait la Seine jusqu’aux basses branches des arbres qui la bordaient. Le chevalier frotta l’une contre l’autre ses longues mains fines d’un air songeur puis demanda :
— Ce désir de rester ici jusqu’au départ vient-il de celui de rester le plus longtemps possible avec son frère, ou bien de celui de revoir Beaufort ?
— Je pense qu’il doit y avoir un peu des deux, répondit Sylvie. Ne soyez pas trop sévère avec elle, mon parrain. Elle a toujours été d’un caractère vif, facilement emporté… comme je l’étais !
— J’aimerais mieux qu’elle vous ressemblât pour autre chose… et je n’aime pas du tout sa façon de vous traiter. Je lui ai pourtant bien expliqué qu’elle n’avait aucune raison de voir en vous une rivale… et qu’en tout état de cause sa passion pour un homme qui ne s’intéresse pas à elle est tout à fait stupide.
— Le malheur est qu’elle n’y peut rien et que cela me navre !
— Il faudrait la marier. Que diable ! C’est l’une des plus jolies filles de la Cour et les prétendants ne lui manquent pas…
Sylvie haussa des épaules désabusées :
— Je ne la contraindrai jamais ! Elle a refusé même ce charmant Lauzun…
— … qui est à la Bastille pour avoir, dans une crise de jalousie, écrasé la main de la princesse de Monaco qu’il accuse de coucher avec le Roi. Ne me dites pas que vous regrettez un gendre qui n’en voulait qu’à une fortune d’autant plus souhaitable qu’elle s’accompagnait d’une épouse ravissante. Ajoutez à cela que je ne vois pas du tout ce que les femmes lui trouvent : il est petit, plutôt laid, et méchant comme un diable !
Sylvie ne put s’empêcher de rire :
— Vous avez toujours eu des femmes une idée trop idéale, cher Parrain. Il arrive que nous ayons de drôles de goûts ! Lauzun a beaucoup d’esprit et il se dégage de lui un charme étrange. J’avoue que je l’aime bien et je crois qu’il manque aussi au Roi. Sa cour est moins gaie…
Perceval leva les bras au ciel :
— Vous aussi ? Décidément, les femmes sont folles !
— C’est possible mais si nous ne l’étions pas un peu, vous vous ennuieriez par trop, vous, les hommes si sages !
Le reste de la journée se passa le plus agréablement du monde. Philippe raconta ses voyages, ses campagnes, l’affaire de Djigelli qui lui avait permis de lier une brève amitié avec deux jeunes marins de Malte : le chevalier d’Hocquincourt, et surtout le chevalier de Tourville qui semblait l’avoir fasciné.
— Jamais je n’ai vu homme si beau – presque trop d’ailleurs ! – si élégant, si vaillant ! Il vous plairait, ma sœur !
— Je n’aime pas les hommes trop beaux ! Leurs mœurs sont souvent condamnables. Voyez Monsieur ! Il est ravissant mais…
— M. de Tourville n’a rien de commun avec votre prince dont la réputation est venue jusqu’à nous. Ses mœurs sont parfaites, croyez-moi ! Et il est sensible à la beauté des femmes… J’espère pouvoir vous le présenter un jour.
— N’en faites rien si vous voulez me plaire. Et parlez plutôt de la mer, vous dites de si belles choses. Savez-vous, mère, que votre fils ne rêve que de commander un vaisseau du Roi ?…
— Je ne le nie pas, lança Philippe, mais je précise bien : un vaisseau, et de la flotte du Ponant de préférence. Je suis comme M. de Beaufort : je n’aime pas beaucoup les galères qui traînent trop de misère sous la pourpre et l’or. Et je préfère le Grand Océan à la Méditerranée que je trouve trop… soyeuse et perfide aussi. À propos, Mère, qu’est-il advenu de votre maison de Belle-Isle dont vous nous parliez jadis ?
Ce fut Perceval qui se chargea de la réponse :
— En vérité, elle n’en sait rien de plus que ce qu’en disait M. Fouquet dont l’amitié a veillé à l’entretien de ce petit bien lorsqu’il a acquis l’île et son marquisat il y aura bientôt sept ans. Il m’a souvent parlé des grands travaux qu’il entreprenait pour protéger Belle-Isle : une grande digue, des fortifications, un hôpital. Il n’y est allé qu’une seule fois, je crois, mais elle l’avait séduit et il voulait faire beaucoup pour elle. Depuis son arrestation, et surtout depuis sa condamnation, il semblerait que plus personne ne s’intéresse à cette terre dont on accusait cependant notre pauvre ami de vouloir faire je ne sais quel repaire de rebelles et d’ennemis du Roi !
Un silence suivit ce brusque éclat de colère, le premier que se permît le loyal chevalier de Raguenel dont Sylvie savait quelle chaude amitié il portait à Nicolas Fouquet. Par-dessus la table, elle lui sourit de tout son cœur et, pour alléger une tension qui pouvait être néfaste à son fils, elle soupira :
— Je suppose que les ajoncs ont dû s’emparer du potager de Corentin. Il faudra tout de même qu’un jour nous allions voir ce qu’il en est…
— Attendez l’un de mes retours, alors ! s’écria le jeune homme. J’ai très envie de voir cette île dont Mgr le duc parle avec toute la chaleur de l’amitié !
Beaufort venait de reprendre le devant de la scène ; l’incident était clos et Fouquet abandonné à son destin. N’était-ce pas naturel, pensa Sylvie, que de jeunes êtres regardent devant eux sans se soucier du passé ?
Le duc reparut en personne le lendemain vers dix heures du matin avec des chevaux frais, son carrosse de voyage récuré et des projets plein la tête. De toute évidence, il avait pleinement réussi dans son entreprise :
— Plus question d’aller gouverner la Guyenne ! clama-t-il dès l’entrée. Le Roi me donne, en Méditerranée, une escadre de course pour débarrasser cette mer des pirates barbaresques. Nous allons faire du bel ouvrage tous les deux, mon garçon ! ajouta-t-il en appliquant sur le dos de Philippe une claque qui le fit hoqueter, mais augmenta sa joie à l’idée des hauts faits qu’il allait accomplir avec son héros.
Connaissant l’appétit de François, Sylvie avait fait préparer par Lamy une solide collation et, pour la route, des paniers de victuailles destinés à nourrir les voyageurs jusqu’au soir afin de leur éviter un arrêt dans une plus ou moins bonne auberge. François accepta volontiers de passer à table « à condition que cela ne dure pas trop longtemps », et attaqua avec Philippe un superbe pâté de canard aux pistaches sculpté comme un lutrin d’église.
Cependant, tandis que, déjà coupés du monde extérieur, les deux marins se restauraient en discutant les nouveaux projets de Beaufort, Sylvie se demandait pourquoi Marie n’était pas descendue de sa chambre. Elle ne pouvait dormir encore, Beaufort ignorant l’art de se déplacer sans vacarme. Et puis n’était-elle pas venue pour voir son frère mais aussi pour lui ? Alors, pourquoi n’était-elle pas là ?
N’y tenant plus, elle murmura une vague excuse que personne n’entendit et s’élança dans l’escalier au milieu duquel elle rencontra Jeannette les bras chargés des draps de Philippe qu’elle descendait déjà au lavage.
— Tu n’as pas vu Marie ? demanda Sylvie.
— Ma foi non. Je viens de passer devant sa chambre : on n’y entend aucun bruit et si elle dort encore c’est tant mieux ! Depuis hier je me tourmente en me demandant de quelle scène d’adieux elle va nous régaler !
— Ne sois pas si dure avec elle ! Je vais la réveiller : elle ne nous pardonnerait pas de lui faire manquer le départ de son frère…
Achevant son ascension, Sylvie atteignit la porte de sa fille qu’elle ouvrit avec décision. La pièce où flottait le parfum de l’élégante fille d’honneur de Madame était plongée dans l’obscurité, personne n’ayant tiré les épais rideaux de velours bleu. Sans un regard pour le lit, elle se dirigea vers eux, les tira pour laisser entrer le triste jour hivernal. En même temps, elle s’écriait :
— Allons, debout ! Il en est grand temps si tu veux saluer ton frère et Mgr François avant…
Les mots moururent sur ses lèvres. Tournée à présent vers le lit, elle vit que personne n’y avait couché et aussi qu’un papier plié était piqué sur l’oreiller au moyen d’une longue épingle à tête de perles. Une lettre, adressée à elle-même et à Perceval.
« Il est temps que je joue ma chance, écrivait Marie. Il est temps qu’il cesse de voir en moi l’ombre de ma mère. Je ne suis plus une petite fille. Il doit l’apprendre. Je reviendrai duchesse de Beaufort ou je ne reviendrai pas. Pardonnez-moi. Marie. »
Le choc fut si rude que Sylvie crut qu’elle allait s’évanouir et s’accrocha à l’une des colonnettes du lit, mais elle avait subi dans sa vie trop de chocs pour ne pas réagir vite. Une carafe d’eau était posée sur le chevet à côté d’un verre qu’elle remplit et vida d’un seul trait. Un peu remise, elle mit la lettre dans son corset de velours, sortit et redescendit d’un pas hésitant. En vérité, elle ne savait que faire. Les questions se bousculaient dans sa tête sans qu’elle pût trouver la moindre réponse. Son premier mouvement la poussait à mettre le billet sous le nez de François dont la voix joyeuse retentissait jusque dans le vestibule ; il n’était pas difficile d’imaginer comment il réagirait : ou il rirait ou il entrerait dans une belle colère. De toute façon, il jurerait qu’il renverrait Marie sous bonne garde dès l’instant où elle se présenterait à lui… et il y avait ces derniers mots que la jeune fille avait tracés avant ceux d’une contrition qu’elle n’éprouvait sans doute pas : « … ou je ne reviendrai pas. » Et là, son cœur de mère se mettait à lui faire mal. Marie allait avoir dix-neuf ans. Au même âge, Sylvie avait voulu mourir. Elle revit avec une grande netteté le chemin serpentant à travers la lande vers la cassure d’une falaise où elle courait se jeter. Marie portait en elle le même sang impulsif, joint à la ténacité des Fontsomme. En outre… qui pouvait dire si elle n’arriverait pas à se faire aimer ? Autrefois, Sylvie eût joué sa vie sur l’amour de François pour la reine Anne. Puis il avait eu d’autres femmes avant qu’il ne s’avise de l’aimer, elle. En revoyant le radieux visage de Marie, sa jeunesse, son éclatante beauté, alors qu’elle-même penchait vers l’âge mûr, la mère pensa qu’elle n’avait pas le droit de s’opposer à ce qui était peut-être un décret du destin.
Elle arrêta au passage un valet qui courait vers les cuisines :
— Allez dire à M. le chevalier de Raguenel que je l’attends ici. Vite !
Quelques secondes plus tard, Perceval était auprès d’elle.
— Eh bien que faites-vous donc ? Ils vont partir. Où est Marie ?
Elle lui tendit la lettre qu’il parcourut d’un coup d’œil avant de gronder :
— Petit sotte ! Quand donc cessera-t-elle de s’accrocher à sa chimère ! Jamais Beaufort ne…
— Qu’en savez-vous ?… mais, surtout, que dois-je faire ? Le prévenir ? Prévenir Philippe ? Réfléchissez, mais vite !
— Pour que vous ayez posé la question, c’est que nous pensons de même vous et moi. Mieux vaut éviter à Philippe ce genre de souci. Il saura sûrement comment réagir lorsqu’il la verra surgir auprès du duc. Quant à celui-ci, averti, il sera furieux après elle à cause de vous, et son premier mouvement pourrait être… cruel pour notre Marie.
— Il n’ignore rien des sentiments qu’elle lui porte et je pense qu’il saurait lui parler doucement mais, en dehors des dangers du voyage jusqu’à Toulon, je serais assez encline à la laisser tenter sa chance. Après tout, qui sait si elle ne le séduira pas ! Elle est si ravissante !
— Vous rêvez ?
— Non… mais je la préfère duchesse de Beaufort plutôt que morte !
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